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LUXURE CLÉRICALE, GOUVERNEMENT DE L’ÉGLISE ET ROYAUTÉ CAPÉTIENNE AU TEMPS DE LA « BIBLE DE SAINT LOUIS » APOSTILLES À L’ARTICLE DE FRANÇOIS BŒSPFLUG * par Julien THÉRY Hormis quelques spécialistes, bien peu jusqu’ici connaissaient la place importante, voire envahissante, du thème de la luxure cléricale dans les images de la « Bible de saint Louis ». On l’y trouve représentée dans un très grand nombre de médaillons peints au regard des textes de « moralisation », nous apprend François Bœspflug, dont l’article consacré à cette surprenante série de miniatures est précieux non seulement pour l’histoire de l’art, mais aussi pour celle de l’Église et de la royauté française 1. Les présentes notes porteront, comme en marge, sur ce second aspect. Elles évoqueront certains éléments du contexte général dans lequel les extraordinaires manuscrits aujourd’hui conservés à Tolède ont été produits, puis offerts à la lecture, à la contemplation et à la méditation de quelques personnages de très haut rang à la cour de France ¢ à commencer, selon toute vraisemblance, par Blanche de Castille, leur probable commanditaire, et le jeune Louis IX, leur probable destinataire. Les chercheurs s’accordent pour situer la production des trois volumes entre la seconde moitié de la décennie 1220 et la première de la décennie suivante. Le troisième volume, celui du Nouveau Testament, a été réalisé en premier et pourrait avoir été offert au roi dès son couronnement en 1226 ; les deux autres, ou l’ensemble de l’ouvrage, pourraient aussi lui avoir été remis en cadeau à l’occasion de son mariage en 1234 2. Comme pour les deux versions légèrement antérieures de la Bible moralisée conservées à Vienne ou celle produite à peu près au même moment et démembrée aujourd’hui entre Oxford, Paris et Londres, le public visé était assurément formé de laïcs 3 et situé au plus près de la personne royale. * Je remercie vivement Nicole Bériou et François Bœspflug pour leurs remarques. Mes remerciements vont aussi à mes parents ; ce texte leur est dédié. 1. François B, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée à la lumière de la ‘‘Bible de saint Louis’’ (vers 1230) », dans la présente livraison de la Revue Mabillon, p. 135-163. 2. Robert B, Manuscript Painting in Paris During the Reign of Saint Louis. A Study of Style, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1977 (California Studies in the History of Art, 18), p. 64 ; John L, The Making of the Bibles Moralisées, vol.  : The Manuscripts, University Park (Pa.), p. 130-132. 3. Sara L, Images of Intolerance. The Representation of Jews and Judaism in the « Bible Moralisée », Berkeley, 1999, p. 4 et p. 148, n. 21 ; Klaus R, « Les textes dans la Revue Mabillon, n.s., t. 25 (= t. 86), 2014, p. 165-194. 166 .  Le langage des images médiévales est régi, on le sait, par des codes dont le déchiffrement ne va jamais de soi 4. Les miniatures ici concernées, qui plus est, ne prennent leur signification qu’en relation avec le texte des « commentaires de moralisation » auquel elles sont toujours jointes ¢ ces « moralisations » étant elles-mêmes à chaque fois des explications, souvent introduites par les mots Hoc significat, du sens à donner, pour le présent de la société chrétienne, à un extrait ou un résumé du texte biblique (ce dernier étant accouplé à un autre médaillon, dit « d’histoire »). Pas plus que les autres images de « moralisation », celles qui mettent en scène la luxure cléricale ne peuvent donc être appréhendées, en toute rigueur, sans être associées aux commentaires « moralisants » qu’elles élucident, explicitent ou illustrent, mais aussi « unifient et manipulent », comme l’a souligné Sara Lipton 5. Leurs liens avec les médaillons « d’histoire » et les textes bibliques afférents doivent aussi être considérés. Pour corser la difficulté, le texte de commentaire ¢ dont les dimensions sont évidemment immenses ¢, demeure mal connu, tant du point de vue de ses orientations morales et ecclésiologiques (marquées par une certaine hétérogénéité) que de ses sources et de ses strates de composition. Ses liens avec la scolastique parisienne de la fin du e et des premières décennies du e siècle sont certains, mais complexes. Il s’agit d’un travail de compilation de passages issus de la Glose ordinaire et de diverses autres œuvres exégétiques dont toutes, aujourd’hui, ne sont pas identifiées ¢ travail de sélection et de simplification qui fut assurément effectué en équipe, peut-être sous la direction d’un ou plusieurs Mendiants 6. La composition du texte biblique, quant à elle, est plus facile à cerner. Il s’agit pour l’essentiel, semble-t-il, d’une adaptation libre et abrégée de la Vulgate parisienne mise au point au début du e siècle 7. À vrai dire, pour espérer mieux saisir le sens donné aux représentations de la débauche des clercs, une longue série d’opérations serait nécessaire. Il faudrait réunir et comparer systématiquement les doubles couples (« historiques » et « moralisants ») médaillon-texte, tenter une typologie fondée non seulement sur les formes de vice représentées, mais aussi sur les thématiques en cause dans les textes afférents, examiner également la répartition des images entre les livres (F. Bœspflug observe qu’elles paraissent plus nombreuses pour l’Ancien que pour le Nouveau Testament ; les livres de Job et de Jérémie semblent plus concernés que les autres)... Une comparaison précise avec les deux bibles moralisées antérieures, où le thème semble moins prégnant, serait aussi utile 8. En montrant la voie pour une telle recherche, l’article de F. Bœspflug ouvre de nouvelles perspectives sur la teneur idéologique des premières Bible de Saint Louis », dans La Bible de Saint Louis. II. Volume de commentaires, Barcelone, 2013, p. 269-334, à la p. 322. 4. Voir notamment Jérôme B, L’iconographie médiévale, Paris, 2008 (Folio. Histoire, 161). 5. S. L, Images of Intolerance, op. cit., p. 13. 6. K. R, « Les textes dans la Bible de Saint Louis », art. cit., p. 319-321. 7. Ibid., p. 284-290. 8. Concernant les évolutions entre les deux bibles moralisées de Vienne, d’une part, et, d’autre part, celles de Tolède et d’Oxford-Paris-Londres, on a pu remarquer notamment la place bien plus importante prise par les références aux ordres mendiants dans le second groupe. Voir à ce sujet K. R, « Les textes dans la Bible de Saint Louis », art. cit., p. 319.   ’    167 bibles moralisées. Cette teneur est certes encore assez mal connue, mais on sait déjà qu’elle se caractérise par une forte opposition structurelle entre le projet divin et les désordres du monde d’ici-bas, entre les forces de salut et celles de perdition, dans une atmosphère obsidionale où dominent hantise de la corruption et obsession de l’ennemi. Comme l’a souligné James M. Heinlen, la grande image du Dieu architecte peinte en ouverture de chaque exemplaire des bibles les place sous le signe d’un ordre providentiel brisé par la Chute, ordre dont les médaillons de « moralisation » rappellent ensuite en permanence le dérèglement pour mieux enjoindre à la réforme ecclésiastique 9. Gerald B. Guest a insisté sur la dichotomie entre les bons et les mauvais qui apparaît comme constitutive de la Création dès les images du livre de la Genèse et tout au long de l’ouvrage 10. Il a aussi remarqué l’omniprésence des personnages négatifs, dont les turpitudes minent l’Église et la société chrétienne. Parmi ces derniers, les juifs ¢ ils sont très nombreux, et S. Lipton a montré dans un beau livre que les médaillons de moralisation « constituent une polémique visuelle sans précédent » à leur encontre 11 ¢, les hérétiques ¢ dont Alessia Trivellone a étudié les représentations dans sa thèse récente 12 ¢ et diverses autres figures de mécréants ou d’impies, au nombre desquelles il faut donc compter celle du clerc luxurieux. Tout comme la place des juifs dans les bibles moralisées est à mettre en relation avec le regain d’animosité à leur endroit de la part de l’Église et de la royauté capétienne au début du e siècle, tout comme celle des hérétiques est liée à l’essor de la persécution et notamment à la croisade albigeoise (12091229), celle des hommes d’Église adonnés à la luxure est à replacer dans une conjoncture, dans un climat religieux et politique particuliers. Il se trouve que la papauté, au moment où les riches manuscrits royaux étaient réalisés, prenait l’habitude de mener régulièrement des poursuites judiciaires contre les prélats au sujet de divers types de crimes qui leur étaient désormais 9. James M. H, The Ideology of Reform in the French Moralized Bible, PhD thesis, Northwestern University, Evanston (Ill.), 1991, p. 12-30. Sur ces frontispices, voir F. B, « Le Créateur au compas. Deus geometra dans l’art d’Occident (e-e siècle) », dans La misura / Measuring = Micrologus, t. 19, 2011, p. 113-130. 10. Bible Moralisée. Codex Vindobonensis 2554. Vienna, Österreichische Nationalbibliothek. Commentary and Translation of Biblical Texts, éd. Gerald B. G, Londres, 1995. L’observation, qui concerne la Bible moralisée en langue vernaculaire conservée à Vienne, vaut aussi bien pour les autres. Par exemple, au deuxième médaillon historique de la « Bible de saint Louis », qui représente la création de la lumière et des ténèbres avec un globe mi-parti entre blanc et noir, correspond un médaillon de moralisation divisé entre une image de la cour céleste en haut et celle des damnés rôtissant dans la bouche ardente d’un monstre en bas ; au troisième médaillon historique, qui représente la création du firmament, des eaux et de la terre, correspond un médaillon de moralisation où figurent, à droite d’une femme couronnée représentant l’Église, deux personnages dévots, et, à sa gauche, deux personnages qui s’embrassent ¢ deux hommes, semble-t-il ¢ dont le texte de commentaire fait comprendre qu’ils correspondent à « la mer qui entoure la terre », c’est-à-dire aux amaritudines mundi quibus firma Ecclesia assidue flagellatur (« les amertumes du monde par lesquelles la ferme Église est continuellement accablée »). Voir aussi K. R, « Les textes dans la Bible de Saint Louis », art. cit., p. 315-316, et Alessia T, L’hérétique imaginé. Hétérodoxie et iconographie dans l’Occident médiéval, de l’époque carolingienne à l’Inquisition, Turnhout, 2009 (Collection du Centre d’études médiévales de Nice, 10), p. 351-352. 11. S. L, Images of Intolerance, op. cit., p. 1. 12. A. T, L’hérétique imaginé, op. cit., p. 349-380. 168 .  fréquemment imputés. Or parmi les griefs les plus courants figurait en bonne place celui d’incontinencia, c’est-à-dire de manquements à la chasteté et, plus généralement, d’inconduite sexuelle. Le rapprochement entre ces accusations, que j’ai eu l’occasion d’étudier en détail, et la série de médaillons présentée par F. Bœspflug éclaire le sens singulier revêtu par la luxure cléricale et la place importante prise par ce thème dans l’ordre du gouvernement pastoral au e siècle. Suivront quelques remarques sur le point de vue des Capétiens et leur conception du gouvernement ecclésiastique. On sera finalement amené à rappeler comment la répression de supposées turpitudes cléricales fut au cœur d’épisodes décisifs pour l’histoire des relations entre l’Église et l’État royal survenus au temps du petit-fils de saint Louis. 1. Les « excès des prélats », en images et en justice Le parallélisme est frappant entre la mise en images des vices du clergé ¢ y compris du haut clergé ¢ dans la Bible moralisée et la multiplication à la même époque d’« affaires d’enquêtes » par lesquelles la papauté entendait réprimer les « excès », « crimes » ou encore « énormités » des prélats de toutes les régions de la Chrétienté. La rhétorique des lettres pontificales émises lors de ces procédures d’un nouveau genre insistait sur les périls spirituels terribles que les chefs d’église délinquants et dépravés faisaient encourir au troupeau des fidèles, naturellement porté à les imiter. La lutte contre les excessus prelatorum, comme disait le droit canonique, fut considérée par Innocent III (1198-1216) et ses successeurs comme une exigence primordiale du gouvernement ecclésiastique. Elle constitua un aspect fondamental ¢ ignoré jusqu’ici de l’historiographie 13 ¢ de la « révolution pastorale » 14 qui caractérisa le e siècle. Limitées à des cas isolés avant la fin du e siècle, les poursuites contre les prélats devinrent fréquentes avec la mise au point par Innocent III dans une série de décrétales, puis l’institution par le même, au e canon du IVe concile du Latran (Qualiter et quando), d’une procédure d’enquête déclenchée sans qu’aucun accusateur ait à s’engager, sur simple constat que la fama, c’est-à-dire la « renommée », attribuait des méfaits à un individu 15. Le texte 13. Voir cependant la remarque d’Agostino P B, Il trono di Pietro. L’universalità del papato da Alessandro III a Bonifacio VIII, Rome, 1996 (Studi superiori NIS. Argomenti di storia medievale), p. 129, concernant les usages du modus inquisitionis institué par Innocent III. 14. Selon l’expression d’Étienne D, « L’invention pastorale au Moyen Âge », dans L’invention pastorale, Paris, 1968 (Lumière des hommes), p. 59-89, à la p. 65. 15. Voir en particulier Antonia F, « Quasi denunciante fama. Note sull’introduzione del processo, tra rito accusatorio e inquisitorio », dans Der Einfluss der Kanonistik auf die europäische Rechtskultur, vol.  : Straf- und Strafprozessrecht, dir. Matthias S, Orazio C et Franck R, Cologne, 2012 (Norm und Struktur. Studien zum sozialen Wandel in Mittelalter und Früher Neuzeit), p. 351-367 ; Julien T, « Fama. L’opinion publique comme preuve : aperçu sur la révolution médiévale de l’inquisitoire », dans La preuve en justice de l’Antiquité à nos jours, dir. Bruno L, Rennes, 2003 (Histoire), p. 119-147 ; Winfried T, « Der Inquisitionsprozeß. Seine historischen Grundlagen und frühen Formen », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte. Kanonistische Abteilung, t. 74, 1988, p. 171-215.   ’    169 de Qualiter et quando précisait bien qu’il pouvait être ainsi procédé non seulement contre les subditi, les ouailles, mais aussi contre les prelati, les chefs d’église 16. Ces derniers n’étaient donc plus protégés, comme ils l’avaient été fortement jusque là, par les règles du système accusatoire traditionnel, lesquelles rendaient presque impossible la mise en cause des membres de la hiérarchie, en-dehors de situations exceptionnelles 17. De simples moines, des chanoines ou d’autres clercs pouvaient désormais espérer faire prendre en charge par le Siège apostolique des poursuites contre un supérieur qu’ils estimaient coupable (ou auquel ils voulaient nuire) en faisant connaître à la Curie son infamia (ou diffamatio), autrement dit en y alléguant, sous forme d’« appel » ou de « dénonciation », l’existence d’une « renommée » de ses méfaits. J’ai recensé, au cours de travaux pour l’habilitation à diriger des recherches, environ 500 affaires d’« excès » traitées par le Siège apostolique entre le pontificat d’Innocent III et celui de Benoît XII (1334-1342) 18. Environ quatre procédures furent ouvertes en moyenne chaque année pendant la période située entre 1198 et 1314 (pour laquelle les dépouillements dans les registres de lettres pontificales ont été systématiques). Le phénomène concernait à parts à peu près égales les prélats séculiers et les réguliers. Pour désigner les fautes en cause, les termes excessus, crimina, enormitates et enormia étaient employés dans les documents de façon interchangeable, comme des synonymes ou quasi-synonymes 19. Ces méfaits concernaient aussi bien le gouvernement temporel et spirituel des intéressés que leur vie personnelle. La gamme des accusations était très vaste, mais trois apparaissaient constamment 20. La « dilapidation », c’est-à-dire la mauvaise gestion, l’aliénation ou l’appropriation à des fins personnelles ou familiales des biens d’Église, était reprochée dans plus de la moitié des cas. La simonie, constituée 16. X, 5, 1, 24 (Corpus juris canonici, éd. Aemilius Ludwig R et Emil F, 2 vol., Leipzig, 1879-1881, réimpr. Graz, 1955-1959, vol. , col. 746) : Non solum quum subditus, verum etiam quum prelatus excedit, si per clamorem et famam ad aures superioris pervenerit, non quidem a malevolis et maledicis, sed a providis et honestis, nec semel tantum, sed sepe, quod clamor innuit et diffamatio manifestat, debet coram ecclesie senioribus veritatem diligentius perscrutari, ut, si rei poposcerit qualitas, canonica districtio culpam feriat delinquentis. 17. Voir à ce sujet Ronald K, « Accusing Higher Up », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte. Kanonistische Abteilung, t. 77, 1991, p. 1-31. 18. Voir J. T, « ‘‘Excès’’ et ‘‘affaires d’enquête’’. Les procès ‘‘criminels’’ de la papauté contre les prélats (v. 1150-v. 1350) », dans La pathologie du pouvoir, dir. Patrick G, Leyde, sous presse ; J. T, « Judicial Inquiry as an Instrument of Centralized Government », dans Proceedings of the Fourteenth Congress of Medieval Canon Law (Toronto, 8-11 August 2012), Cité du Vatican, 2015 ; I., « Justice inquisitoire et construction de la souveraineté. Le modèle ecclésial (e-e s.) : normes, pratiques, diffusion », Annuaire de l’École des hautes études en sciences sociales. Comptes rendus des cours et conférences 2004-2005, Paris, 2006, p. 593-594. 19. Voir à ce sujet J. T, « Atrocitas/enormitas. Esquisse pour une histoire de la catégorie de ‘‘crime énorme’’ du Moyen Âge à l’époque moderne », Clio@Themis. Revue en ligne d’histoire du droit, t. 4, 2011, http://www.cliothemis.com/Clio-Themis-numero-4. 20. Outre la bibliographie citée n. 18, voir J. T, « ‘‘Excès’’ des prélats et gouvernement de l’Église au temps de la monarchie pontificale (v. 1150-v. 1350). ‘‘Dilapidation’’, ‘‘simonie’’, ‘‘incontinence’’, ‘‘dissolution’’ », Annuaire de l’École des hautes études en sciences sociales. Comptes rendus des cours et conférences 2010-2011, Paris, 2012, p. 621-623. 170 .  par la vente des sacrements ou des bénéfices ecclésiastiques, l’était dans au moins un tiers des cas. L’incontinencia carnis enfin, dite le plus souvent « incontinence » tout court, dans un cas sur quatre environ (le caractère souvent elliptique des sources, il faut le souligner, ne permet que des calculs très approximatifs). Les turpitudes liées à la cupidité et à la luxure sont également omniprésentes dans le corpus d’images du clergé dévoyé que renferme la « Bible de saint Louis ». On y voit des hommes d’Église manier des biens précieux, symboles de richesse, et surtout de l’argent, souvent sous la forme de bourses bien gonflées ou de pièces d’or 21. La simonie, en particulier, est souvent représentée ; il était sans doute plus facile de la mettre en image que la dilapidation. Elle est montrée, par exemple, avec un évêque donnant une église, figurée par un petit bâtiment, à un clerc qui lui tend une bourse en échange 22. Pour donner une idée de la façon non moins explicite et virulente dont le crime de simonie et la cupidité en général pouvaient être reprochés aux prélats dans les lettres d’enquête des papes, on se contentera de citer un mandement, à peine plus remarquable à cet égard que beaucoup d’autres, émis en 1216 par Honorius III contre Pietro de Pistitio, évêque d’Anglona (en Basilicate) : « [Pietro] n’est pas entré par la porte [Jean, , 1-2], mais, entrant furtivement à la manière d’un voleur, soutenu par la force du bras séculier, il a désiré ardemment le trésor (scriniarium) du Seigneur par ambition et l’a obtenu par argent. Une fois entré, il n’a pas exercé l’office d’un pasteur, mais celui d’un pilleur. Tendant la main vers les présents (munera), il a promu aux ordres sacrés, de toute part et sans discernement, des illettrés, des bigames et des hommes porteurs de la macule de naissance illégitime. Prompt à recevoir les rémunérations et lent au bien, il a conféré à certains laïcs tous les ordres mineurs et sacrés, sans observer les intervalles de temps de rigueur, en un seul et même jour. Est pour lui réputé le plus digne celui qui promet le plus d’argent et qui verse le plus vite la somme promise. Et, pour que rien ne manque chez lui à la vénalité des sacrements, quiconque dans son diocèse ne supporte plus son épouse, s’il offre de l’argent, repart avec une sentence de divorce à sa convenance, sans examen préalable et sans qu’aucun empêchement ne soit prouvé. Se haussant, en outre, au-dessus de lui-même, il a usurpé obstinément l’office de son supérieur : il a en effet, de sa propre autorité ou plutôt témérité extravagante, absout présomptueusement, ou plutôt enserré des liens de sa damnation, ceux qui sont tombés sous le coup de l’excommunication late sententie pour avoir violemment levé la main sur les clercs. En outre, il donne les églises, les dignités et les honneurs à celui qui a apporté l’oblation en argent la plus substantielle. Rien qui soit à titre gratuit n’a de place auprès de lui ; il se consacre tout entier aux transactions de vente. Il permet même aux prêtres qui offrent des présents d’habiter librement avec des femmes de petite vertu (muliercule) ; et pour lui tout ce qui est impie devient licite dès lors que revêtu d’or » 23. 21. F. B, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit., fig. 4 et 5. 22. , 84 c (exemple signalé par F. Bœspflug) ; voir aussi, par exemple, , 142 b (un évêque donne une église à un clerc en échange d’une bourse gonflée sur la gauche ; deux clercs échangent une bourse sur la droite et un démon se tient à côté d’eux). 23. Reg. Vat. 9, ep. 56, fol. 14v (analyse dans Regesta Honorii papae III, éd. Pietro P, 2 vol., Rome, 1888-1895, no 98) : Nam non intravit per hostium, sed habens furtivum more furis ingressum, fultus potentia brachii secularis, scriniarium Domini concupivit per ambitum et per pecuniam est adeptus ; ingressus autem non pastoris exercuit officium sed predonis ; manum enim extendens ad munera, inlitteratos, bigamos et maculam originis sustinentes ad sacros ordines passim et sine delectu promovit ; festinus etiam ad premia et   ’    171 Concernant les péchés de chair, le parallèle entre les images de la « Bible de saint Louis » et les accusations avancées dans la pratique judiciaire contemporaine peut être poussé assez avant. Les différents types de faute mis en scène dans les médaillons de « moralisation » apparaissent tous, plus ou moins fréquemment, parmi les « excès » qui étaient effectivement reprochés aux prélats. 2. « Incontinence de la chair » Si l’on s’en tient aux 45 cas de lapsus carnis que j’ai pu relever dans les affaires survenues du pontificat d’Innocent III à celui de Grégoire IX (1198-1241) ¢ affaires qui sont au nombre de 200 environ ¢, treize seulement n’engagent que l’accusation d’« incontinence » sans autre précision ou la simple « fornication » 24. Aux clercs représentés dans la Bible moralisée en galante posture avec des femmes mariées ¢ F. Bœspflug souligne qu’elles sont lentus ad bonum, quibusdam laicis debitis temporum interstitiis non servatis uno eodemque die omnes ordines minores et sacros contulit pecunia mediante, isque apud eum dignior reputatur qui plus promittit pecunie ac qui solvit citius expromissam ; et ut nulla desit in sacramentis venalitas apud illum, quicumque in sua diocesi fastidivit amplius uxoris, si pecuniam offert, sententiam divorcii nulla disceptatione premissa seu impedimento probato pro voto reportat. Extollens quoque se supra se superioris officium pertinaciter usurpavit ; eos enim qui in canonem late sententie inciderant pro injectione manuum in clericos violenta idem episcopus auctoritate propria immo temeritate fatua presumptuosus absolvit vel potius vinculis sue dampnationis involuit ; sed et ecclesias, dignitates et honores ei dat qui oblationem pecunie actulit pinguiorem, nec gratuitus titulus locum invenit apud ipsum, qui totum se circa contractum venditionis exercet ; sacerdotes etiam munera offerentes libere permittit cum mulierculis habitare, sicque fit apud eum omne nephas licitum si fuerit deauratum. 24. Il est probable cependant que dans certains de ces 13 cas, les accusations aient inclus des modalités plus graves de l’incontinence (par exemple le concubinat ou la procréation) sans qu’il en reste trace ou, du moins, sans qu’il en soit fait mention dans les sources que j’ai pu consulter. Les 13 cas sont ceux de l’évêque de Lausanne Roger de Vico Pisano (en 1198 : Die Register Innocenz’ III. 1. Pontifikatsjahr [1198/1199], éd. Othmar H et Anton H, Graz-Vienne-Cologne, 1964, no 170, p. 239-243) ; de Simon, abbé de Saint-Pierre de Conches (la même année : ibid., no 301, p. 427-429) ; de Pierre Grimaldi, évêque de Vence (en 1199 : Die Register Innocenz’ III. 2. Pontifikatsjahr [1199/1200], éd. O. H, Werner M et al., Rome-Vienne, 1979, no 18, p. 57-58) ; de Robert, abbé de Thorney en Angleterre (en 1202 : Die Register Innocenz’ III., 5. Pontifikatsjahr [1202/1203], éd. O. H, Christopher E et al., Rome-Vienne, 1994, no 55, p. 108-111) ; de « P. », abbé de San Stefano al Corno, au diocèse de Lodi (en 1208 : Die Register Innocenz’ III. 11. Pontifikatsjahr [1208/1209], éd. O. H, Andrea S et al., Rome-Vienne, no 187, p. 305306) ; de Juan, évêque de Pampelune (en 1209 : Patrologie latine, dir. Jean-Paul M, 221 vol., Paris, - [désormais PL], vol. 216, col. 186-188) ; de Diego Garcia, évêque de Cuenca en Castille (en 1217 : Luciano S, D. Mauricio, obispo de Burgos y fundador de su catedral, Madrid, 1922, rééd. Valladolid, 2001, p. 54, n. 3) ; de Brice, évêque de Moray, en Écosse (en 1219 : Honorii III romani pontificis opera omnia, éd. César-Auguste H, 4 vol., Paris, 1879-1882, vol. , no 116, col. 112-113) ; de Raniero, évêque de Fiesole, en Toscane (la même année : ibid., no 253, col. 261-262) ; de Heinrich von Müllnark, archevêque de Cologne (Epistolae saeculi XIII e regestis pontificum romanorum. I [1216-1241], éd. Carl R et Georg Heinrich P, Berlin, 1883, no 459, p. 369-370 ; voir aussi infra, à la n. 52) ; d’Aymeric, abbé des chanoines augustins de Lesterps, au diocèse de Limoges (en 1234 : Les registres de Grégoire IX, éd. Lucien A, Louis C-B et Suzanne C, 4 vol., Paris, 1896-1955, no 2119) ; de l’évêque d’Umbriatico, en Calabre (en 1235 : ibid., no 2685) ; enfin du maître et des frères de l’Hôpital Saint-Jean à Jérusalem (en 1238 : ibid., no 4156). 172 .  identifiables à leur touret 25 ¢ correspondent huit cas d’abbés et évêques accusés d’adultère 26. Sept prélats sont accusés de concubinage souvent dit « public » 27 ; deux d’entre eux ¢ l’abbé « J. » des bénédictins de SaintJacques de Liège et l’évêque de Vintimille Niccolò Lercari ¢ auraient même eu l’insolence de prétendre jouir à cette fin d’une dispense pontificale 28. Quatre auraient été mariés 29. Deux ¢ le cistercien Robert, évêque d’Olmütz, et Alberto di Camino, évêque de Ceneda, en Vénétie ¢ auraient défloré des vierges 30. La fréquentation des prostituées, dont F. Bœspflug note qu’elles sont représentées dans les miniatures « tout de blanc vêtues, tenant un miroir, cheveux dénoués », est parfois mentionnée dans les mandements d’enquête : en 1237, Pietro, évêque de Salpe, dans les Pouilles, se vit accuser d’en recevoir, tout comme le maître et les frères de l’Hôpital Saint-Jean de Jérusalem l’année suivante 31. Quant à Rénier, abbé de Saint-Saulve à Montreuilsur-Mer, dans le diocèse d’Amiens, on lui reprocha en 1235 de vivre publiquement avec une meretrix dont il avait fini par prononcer frauduleusement le divorce, tout en menaçant de mort l’époux légitime, pour se marier lui-même avec elle 32... 25. Voir F. B, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit., fig. 6 et 7. 26. Toute activité charnelle de la part d’un prélat pouvait certes être qualifiée d’adulterium, puisque les liens entre un chef spirituel et son église étaient pensés en termes d’épousailles. Mais l’emploi du mot dans les mandements d’enquête impliquait en général une circonstance aggravante liée à l’état matrimonial de la partenaire. Les huit cas concernent Ugo, abbé de San Benedetto di Siponto dans les Pouilles (en 1199 : Die Register Innocenz’ III. 1. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 529, p. 764-765) ; Roberto, évêque de Lucques (en 1203 : Die Register Innocenz’ III., 5. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 139, p. 275-278) ; Niccolò, évêque de Squillace, en Calabre (en 1219 : Regesta Honorii papae, éd. cit., no 1623) ; Robert, évêque d’Olmütz (la même année : Epistolae saeculi XIII. I, éd. cit., no 54, p. 40-41) ; Richard de Marsh, évêque de Durham en Angleterre (en 1220 : Honorii III romani pontificis opera omnia, éd. cit., vol. , no 144, col. 441-442) ; Alberto di Camino, évêque de Ceneda, en Vénétie (en 1235 : Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 2617) ; Rénier, abbé de Saint-Saulve à Montreuil-sur-mer, au diocèse d’Amiens (la même année : ibid., no 2883) ; Martin, évêque d’Evora, au Portugal (en 1237 : ibid., no 3964). 27. « R. », évêque de Melfi (en 1212 : PL 216, col. 625-627) ; Amic, évêque d’Orange (en 1234 : Joseph-Hyacinthe A, Gallia christiana novissima, éd. Ulysse C, 7 vol., Montbéliard-Valence, 1895-1920, vol. , no 162) ; Rénier, abbé de Saint-Saulve (voir n. précéd.) ; Niccolò Lercari, évêque de Vintimille (en 1236 : Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 3410) ; Pietro, évêque de Salpe dans les Pouilles (en 1237 : ibid., no 3596) ; Martin, évêque d’Evora (voir supra, n. précéd.) ; « J. », abbé de Saint-Jacques de Liège (en 1239 : ibid., no 4920). 28. Ibid. : Non tam monachus quam demoniacus dici possit, cum detinere presumat publice concubinam, ex qua duas filias procreavit ; et, asserens secum super hoc auctoritate apostolica dispensatum, abjecta prorsus modestia monachali et incontinentie publice lassatis abenis, bona dicti monasterii dilapidare presumit ; ibid., no 3410 : Absolvit etiam manuum injectores Sede apostolica inconsulta et contra eam laxat lubricum lingue sue, publice mentiendo quod non precellit summus pontifex in concessione indulgentie simplicem sacerdotem, quodque concubinam detinet ex nostra indulgentia speciali. 29. Daniel, évêque de Prague (en 1202 : Die Register Innocenz’ III., 5. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 28, p. 52-55) ; Basile, archevêque-élu de Rossano, en Calabre (en 1218 : Acta Honorii III et Gregorii IX, éd. Aloysius L. T, Cité du Vatican, 1950, no 31, p. 55-56) ; « M. », prévôt de la cathédrale de Vácz, en Hongrie (en 1222 : Honorii III romani pontificis opera omnia, éd. cit., vol. , no 300, col. 249-250) ; Rénier, abbé de Saint-Saulve (voir supra, n. 26) . 30. Références données supra, n. 26. 31. Les registres de Grégoire IX, éd. cit., nos 3596, 4156. 32. Ibid., no 2883.   ’    173 Les images d’êvêque, de prêtre ou de moine péchant avec une moniale ou une femme consacrée 33 peuvent être mises en relation avec certaines des accusations d’« inceste » parfois avancées contre les chefs d’église devant la justice pontificale. Ces accusations, en effet, ne se référaient pas toujours au commerce charnel entre un prélat et une femme qui lui était apparentée par le sang ou par l’alliance ¢ même si l’on peut supposer, faute de précision dans les sources, que tel fut le cas lors des procédures contre Henri, évêque de Coire (Chur, en Suisse), en 1199, contre Roberto, évêque-élu de Lucques, en 1203, contre Bernard, archevêque d’Auch, en 1213, et contre « M. », prévôt de Vácz (Hongrie), en 1223, et même si la chose est certaine dans le cas de Kalán, évêque de Pècs (Hongrie), auquel des relations coupables avec une nièce furent reprochées en 1204 34. Il pouvait aussi s’agir d’inceste « spirituel », commis par deux personnes unies à l’Église en raison de leur ordination ou de leurs vœux religieux. Le cistercien Robert, évêque d’Olmütz, aurait ainsi débauché deux sœurs clunisiennes, selon un mandement émis en 1217 35. Andrea, archevêque d’Acerenza, dans les Pouilles, aurait fait venir d’Orient des moniales destinées à ses plaisirs et les aurait installées en communauté à Brindisi, si l’on en croit les insinuations formulées dans une lettre d’enquête de 1231 36... L’archevêque de Besançon, Amédée de Dramelay, et Garsias, évêque de Huesca, auraient même combiné les deux types d’inceste, l’un avec une parente abbesse de Remiremont, d’après une lettre d’Innocent III (1211), et l’autre, d’après une lettre de Grégoire IX (1235), avec une parente abbesse du monastère des bénédictines de Santa Cruz en Aragon 37. Le vice de sodomie, enfin, fut lui aussi imputé à des membres de la hiérarchie devant la justice du Siège apostolique, mais beaucoup plus rarement que les autres péchés de chair. F. Bœspflug note qu’il est souvent mis en image dans la « Bible de saint Louis » 38. Au milieu du e siècle, le canoniste Hostiensis pouvait encore écrire dans sa Summa aurea que les clercs s’en 33. Voir F. B, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit., fig. 11 et 17. 34. Pour l’évêque de Coire, voir Corpus juris canonici, éd. cit., vol. , col. 296-297 ; pour l’évêque-élu de Lucques, voir supra, n. 26 ; pour l’archevêque d’Auch, voir PL 216, col. 789790 ; pour le prévôt de Vácz, voir supra, n. 29 ; pour l’évêque de Pècs, voir Die Register Innocenz’ III., 6. Pontifikatsjahr [1203/1204], éd. O. H, A. S et al., Rome-Vienne, 1995, no 194, p. 330-331. 35. Voir supra, n. 26. 36. Acta Honorii III et Gregorii IX, éd. cit., no 168, p. 234 : quasdam etiam moniales, quas adduxit de partibus Orientis in monasteriis sue diocesis collocandas, sicut fama, immo infamia publica detestanda testatur, inhoneste pertranctans, eis apud Brundusii civitatem translatis, necessaria subministrat. Pour comprendre quels faits étaient à l’origine de ces accusations, voir Francesco P, « Le origini del monastero femminile di Santa Maria la Nova tra storia e storiografia », dans Da Accon a Matera. Santa Maria la Nova, un monastero femminile tra dimensione mediterranea e identità urbana (XIII-XIV secolo), dir. I, Münster, 2012, p. 1-57, notamment p. 44, et Cristina A, « Da moniales novarum penitentium a sorores ordinis Sancte Marie de Valle Viridi. Una forma di vita religiosa femminile tra Oriente e Occidente », ibid., p. 59-130, notamment aux p. 79-81. 37. PL 216, col. 479 ; Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 2783. 38. F. B, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit., fig. 14, et n. 52 pour les références d’une série d’autres images du même type. 174 .  rendaient coupables « communément » 39. J’ai relevé seulement quatre cas pour les trois premiers pontificats du e siècle : ceux de « J. », prévôt des chanoines augustins d’Eversan au diocèse de Thérouanne (1224), de l’archidiacre de Laon Itier de Malo Nido (1233), de l’évêque-élu de Limoges Durand (1238) et de Filippo di Matera, évêque de Martirano, en Calabre (même année) 40. Cinq autres cas seulement, à ma connaissance, survinrent ensuite avant 1314 41. Dans le contexte de montée de l’intolérance à l’égard du « péché contre nature », cette accusation était sans doute en train de devenir trop grave, trop socialement déstabilisante, pour être maniée facilement ¢ un peu comme celle d’hérésie, quasi absente des procédures contre les prélats 42. La description des « excès » donnée dans les lettres pontificales était soit reprise des articuli présentés à la Curie par ceux qui avaient voulu y faire connaître les méfaits de leurs supérieurs, soit directement formulée par des membres du personnel curial, lorsque la papauté était elle-même à l’origine des poursuites. Les accusations faisaient l’objet d’enquêtes par témoignages ordonnées dans les mandements. On retrouve donc la luxure cléricale évoquée dans plusieurs des rares procès-verbaux issus de ces auditions qui soient parvenus jusqu’à nous. Ainsi dans les dépositions recueillies contre l’abbé de Lézat Peire de Dalbs en 1253-1255, contre l’abbé de Fossanova, Pietro da Monte San Giovanni, en 1284, ou contre l’archevêque d’Aix Robert de Mauvoisin en 1318 43. Le rapprochement est saisissant entre l’image d’un 39. Summa aurea, V, 2 (éd. Venise, [J. Vitali], 1574, col. 1684) : Communiter delinquunt clerici incontinentia que contra naturam est laborantes, propter quam tres civitates, scilicet Sodoma, Gomorra atque Segor, quae & pluribus aliis nominibus est vocata, & duae propter vicinitatem ipsarum, scilicet Adama & Seboym, & sic quinque incendio consumptae sunt. 40. Honorii III romani pontificis opera omnia, éd. cit., vol. , no 159, col. 570-571 ; Les registres de Grégoire IX, éd. cit., nos 1042, 4030, 4377. 41. Lors des procédures contre Peire de Dalbs, abbé de Lézat, sous Innocent IV (John H. M, « Des hommes et des femmes. Le procès de Pierre de Dalbs, abbé de Lézat », Médiévales, t. 12, 1987, p. 85-99), contre les évêques de Ratisbonne Albert von Pietengau (Epistolae saeculi XIII. III [1250-1268.], éd. Carl R et Georg Heinrich P, Berlin, 1894, no 479, p. 443-444) et de Rodez Vézian ¢ J. T, « L’Église, les Capétiens et le Languedoc au temps d’Alphonse de Poitiers. Autour des enquêtes pontificales sur les crimes imputés à Vézian (OFM), évêque de Rodez (1261-1267) », Annales du Midi, t. 282, 2013, p. 217-238, aux p. 237238 ¢ sous Alexandre IV, contre le chanoine et maître parisien Pierre Rossel sous Urbain IV ¢ Les registres d’Urbain IV (1261-1264), éd. Jean G et Suzanne C, 4 t. en 5 vol., Paris, 1899-1958, no 1000 ¢, enfin contre l’évêque de L’Aquila Bartolomeo dei Conti di Monopelli sous Clément V (Regestum Clementis papae V, 9 t. en 8 vol., Rome, 1885-1892, no 6925). On peut ajouter le procès des templiers (1307-1314), certes mené, en définitive, par l’Église, mais lancé par le roi de France. 42. Une suspicion d’hérésie fut avancée contre les frères de l’Hôpital Saint-Jean à Jérusalem en 1238 (Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 4156). L’abbé de Vallombreuse Valentino, mis en cause entre autres pour hérésie, fut déposé vers 1298 par Boniface VIII, sans qu’il soit toutefois statué sur cette accusation (Les registres de Boniface VIII, éd. Georges D, Maurice F, Antoine T et al., Paris, 1907-1939, no 2546). 43. Voir J. H. M, « Des hommes et des femmes », art. cit. ; Clemente C, « La inquisitio dell’abate Pietro da Monte San Giovanni e la comunità monastica di Fossanova alla fine del  secolo », dans Il monachesimo cistercense nella Marittima medievale. Storia e arte. Atti del convegno (abbazie di Fossanova e Valvisciolo, 24-25 sett. 1999), Casamari, 2002 (Bibliotheca Casaemariensis, 5), p. 11-90 (édition aux p. 61-90) ; Joseph S, Justice et injustice au début du XIVe siècle. L’enquête sur l’archevêque d’Aix et sa renonciation en 1318, Rome, 1999 (édition aux p. 167-296).   ’    175 ecclésiastique mitré surpris au lit avec une femme, relevée par F. Bœspflug au tome II de la « Bible de saint Louis » 44, et ce récit fait en 1308 devant des enquêteurs pontificaux par le marchand d’Albi Raimon Baudier pour tenter d’accréditer des accusations contre l’évêque du lieu Bernard de Castanet : « Il dit que l’épouse d’Arnau Peire habitait et vivait avec la sœur et les nièces dudit évêque et que lui-même qui parle, une fois, apporta en cadeau un certain oiseau, que l’on appelle ferran [‘‘épervier’’], au susdit évêque de la part de son père ; et, alors qu’il était dans le palais dudit évêque, ne rencontrant pas Estève Rouch, qui gardait la chambre dudit évêque, en montant les escaliers par lesquels on accède à cette chambre, il monta tout droit jusqu’en haut et, lorsqu’il entra dans la chambre, il trouva ledit évêque avec ladite épouse d’Arnau Peire, seul à seule [X, 2, 23, 12], et ce même évêque était très en sueur et descendait du lit. Il vit aussi que cette même femme réajustait ses vêtements, comme en les tapant ; et il lui sembla, à lui-même qui parle, qu’il y avait sur le lit de cette chambre deux emplacements où ces deux-là avaient été allongés ; et, comme lui-même qui parle remettait ledit oiseau audit évêque en cadeau, le même évêque lui dit précipitamment, comme s’il était troublé : ‘‘Va t’en, va t’en, par la mauvaise fortune, et pose cet oiseau ici’’. Il vit aussi que ladite femme en était devenue très rouge et honteuse. Et lui-même qui parle entendit dire que ledit évêque avait chassé ledit Estève Rouch de sa maison quelques jours plus tard et que ce dernier ne revint pas au service de ce même évêque avant deux ans » 45. Raimon Baudier était un farouche opposant au gouvernement intransigeant de Bernard de Castanet, lequel avait fait arrêter plusieurs de ses parents, amis et associés en affaires pour crime d’hérésie 46. Cette histoire d’irruption à un moment compromettant dans la chambre épiscopale était soigneusement adaptée aux catégories cognitives de l’attestation judiciaire qui étaient en vigueur en droit canonique. Le récit était manifestement conçu pour susciter la plus grande suspicion possible à l’encontre de l’évêque tout en évitant de donner un témoignage absolument direct, qui aurait été susceptible d’exposer son auteur à une lourde peine en cas de démenti ou 44. F. B, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit., fig. 18. 45. Archivio segreto vaticano [désormais ASV], Collectoriae 404, fol. 57 : Dixit quod uxor dicti Petri Arnaldi [sic pour Arnaldi Petri] morata fuit et conversata cum sorore et neptibus dicti episcopi et quod ipse qui loquitur semel portavit encencium cujusdam avis que vocatur ferran predicto episcopo ex parte patris ipsius qui loquitur et, dum fuisset in palatio dicti episcopi, in ascensu scalarum per quas ascenditur ad cameram dicti episcopi ipse non inveniens Stephanum Rubei, qui custodiebat cameram ipsius episcopi, ascendit recta via superius ad cameram dicti episcopi et cum intrasset cameram invenit dictum episcopum cum dicta uxore Arnaldi Petri solum cum sola ; et ipse episcopus sudabat fortiter et descendebat de lecto. Vidit etiam ipsam mulierem parantem sibi ipsi vestes et quasi eas concuciendo et fuit etiam ipsi qui loquitur visum quod in lecto illius camere essent duo loca ubi ipsi duo jacuissent ; et, cum ipse qui loquitur encenniasset ipsi episcopo dictam avem, idem episcopus quasi velociter loquendo et motus dixit : « Recede, recede, in mala fortuna, et ponas hic avem ! » Vidit etiam quod dicta mulier fuit effecta valde rubea et verecunda. Audivit etiam dici ipse qui loquitur quod dictus episcopus expulit infra paucos dies dictum Stephanum Rubei de domo sua et quod non rediit ad ipsius episcopi servicium de duobus. 46. Jean, le frère de Raimon Baudier, avait notamment été condamné à la prison perpétuelle à l’issue des procès d’Inquisition de 1299-1300, conduits par Bernard de Castanet. En attendant la publication de ma thèse de doctorat consacrée à l’enquête contre l’évêque d’Albi, voir les présentations parues dans la Revue Mabillon, n. s., t. 15 (= t. 76), 2004, p. 277-279, et dans Heresis, t. 40, 2004, p. 192-197, ainsi que J. T, « Les Albigeois et la procédure inquisitoire », Heresis, t. 33, 2000, p. 7-48. 176 .  d’incrédulité et de mauvaise disposition des juges. Tous les éléments tendant à prouver les faits d’incontinence étaient réunis, jusqu’à des détails comme le trouble montré par les deux coupables, les vêtements froissés ou mal ajustés de la femme adultère et les deux creux encore visibles dans le lit. L’expression « seul à seule » (solus cum sola), issue d’un canon des Décrétales qui définissait les conditions de la « présomption violente » admise pour prouver « l’union charnelle », était même utilisée 47. Mais Raimon Baudier n’avait garde de tirer lui-même les conclusions, qu’il laissait à la responsabilité des représentants de la justice pontificale. Ce type de technique testimoniale fut mis en œuvre au cours de la même enquête, avec plus ou moins d’habileté, par de nombreux autres déposants hostiles à Bernard de Castanet, et donna lieu à d’autres tableaux comparables à certains médaillons de la « Bible de saint Louis ». Ainsi le récit fait par un savetier dénommé Grimaud Eymerat pour suggérer la responsabilité de l’évêque dans l’assassinat d’une jeune fille retrouvée décapitée : « Il a dit qu’il a entendu dire par un seul homme, qui s’appelait, à ce qu’il croit, Joan Broquier, d’Albi, dans la rue Saint-Julien, en présence de nombreux autres (dont il a dit qu’il ne se souvenait pas [des noms]), que cette jeune fille dont il est parlé dans l’article fut prise sur le chantier [du palais] dudit évêque et qu’on lui avait fait un corsage dans la maison dudit évêque après qu’elle y avait été retenue pendant 8 ou 14 jours ; et elle avait ensuite été libérée ; et elle avait raconté à son père et à sa mère que pendant les jours susdits où elle avait été retenue dans la maison dudit évêque, un familier dudit évêque l’avait conduite à travers plusieurs chambres et salles jusqu’au lit d’un vieil homme au teint pâle qui avait une grande tonsure, et elle avait couché avec ce vieil homme. Ledit Joan disait aussi qu’il était parvenu à l’évêque que cette jeune fille avait raconté ces choses à ses parents et qu’à cause de cela, elle fut à nouveau conduite dans la maison dudit évêque, et qu’ensuite on ne la vit plus. Il a dit qu’il ne savait rien d’autre au sujet dudit article » 48. 47. X, 2, 23, 12 (Alexandre III) : Solum cum sola, nudum cum nuda, in eodem lecto jacentem, ea, ut credebant, intentione, ut eam cognosceret carnaliter, viderunt (Corpus juris canonici, éd. cit., vol. , col. 355-356). L’expression est issue d’une lettre de saint Jérôme Ad Nepotianum presbyterum, au sujet du comportement requis des prêtres (Ep. 52, 5) : Solus cum sola secreto et absque arbitre non sedeas. L’article d’accusation auquel répondait ici Raimon Baudier, rédigé par deux chanoines de la cathédrale d’Albi qui avaient dénoncé les crimes de Bernard de Castanet à la Curie, contenait déjà l’expression. Plusieurs dépositions enregistrées dans les actes de l’enquête la reprennent, sans qu’on puisse savoir dans quelle mesure les témoins l’ont employée spontanément. Ces derniers ont pu simplement la répéter à la suite de la lecture de l’article qui leur était faite, ou seulement répondre par l’affirmative à des questions des enquêteurs qui la mentionnaient. Ces nuances importantes nous échappent. La mise en forme notariale des dépositions a pour effet de prêter aux témoins des discours qu’ils n’ont pas nécessairement tenus dans les mêmes termes. 48. ASV, Collectoriae 404, fol. 84 : ... dixit quod audivit dici ab uno solo homine qui, ut credit, vocabatur Johannes Broquerii, de Albia, in carreria Sancti Juliani, multis presentibus (de quibus dixit se non recordari), quod illa puella de qua in articulo dicitur fuit de operibus dicti episcopi accepta et illi puelle fuerat factum unum gardacortium in domo dicti episcopi postquam ibi tenuissent eam per VIII vel XIIII dies et dicta puella postea fuit remissa, que narravit patri et matri suis quod illis diebus predictis quibus fuerat retenta in domo dicti episcopi quidam familiaris dicti episcopi duxerat ipsam per diversas cameras et diversoria ad lectum cujusdam antiqui hominis et discolorati et habentis magnam coronam et ibi jacuerat cum illo antiquo homine. Dicebat etiam dictus Johannes quod ad dictum episcopum pervenit quod illa puella narraverat predicta parentibus suis et ideo postea iterato dicta puella fuit rehabita in domo dicti episcopi nec postea fuit visa. De contentis in articulo dixit se nichil aliud scire.   ’    177 Que de telles scènes de la luxure cléricale aient eu des actualisations picturales dans les manuscrits royaux de la Bible moralisée peu avant d’apparaître dans les dépositions de témoins issus du monde de l’artisanat et du commerce donne matière à réflexion sur l’unité sociale de certaines représentations mentales et sur leurs modalités de circulation. 3. Luxure, unité de la faute et subversion de l’Église Non seulement l’« incontinence de la chair » est omniprésente parmi les turpitudes du clergé aussi bien dans la « Bible de saint Louis » que dans les actes issus de la répression des excessus prelatorum, mais elle est systématiquement associée, dans l’une comme dans les autres, à la cupidité sous ses diverses formes. Parmi les médaillons de « moralisation » reproduits dans l’article de F. Bœspflug, l’un montre ainsi un clerc qui tient une bourse tout en enlaçant une femme 49 ; un autre met en scène deux couples, l’un composé d’un moine et d’une femme mariée, l’autre d’un clerc et d’une jeune fille, à côté d’un homme qui brandit une bourse 50 ; dans un autre encore 51, un évêque donne de l’argent à une femme qui lui caresse le visage et lui prend la main pour la poser sur son sein ; F. Bœspflug signale que l’on peut aussi voir dans le volume des Évangiles un clerc offrant à une dame un luxueux manteau à revers d’hermine (, 72 c)... De même, les accusations de dilapidation ou de simonie contre les membres du haut clergé étaient très souvent accompagnées ¢ de façon presqu’obligée, comme par une nécessité souterraine ¢ de reproches concernant leur inconduite charnelle. Le titre « D’un prélat diffamé et accusé d’incontinence et de dilapidation », donné à un poème anonyme écrit en soutien à l’archevêque de Cologne Heinrich von Müllnark vers 1233, décrivait ainsi une situation typique du e siècle 52. La rhétorique des mandements émis par le Siège apostolique reliait en permanence le lapsus carnis aux « excès » liés à l’esprit de lucre. Le passage d’un champ à l’autre résultait en général de la simple juxtaposition des accusations, souvent agrémentée d’un effet de style : « Souillé par la lèpre de simonie, abandonné au vice de dilapidation, entaché par la débauche d’incontinence et adonné à d’autres crimes », disait par exemple de Diego Garcia, évêque de Cuenca (en Castille), un mandement d’Honorius III 53. Mais quelques liens logiques explicites ménageaient aussi les allers-et-retours de la chair à l’argent ¢ liens dont on peut penser qu’ils allaient de soi au point d’être toujours plus ou moins présupposés. 49. F.B,« LadénonciationdesclercsluxurieuxdanslaBiblemoralisée »,art.cit.,fig.4. 50. Ibid., fig. 6. 51. Ibid., fig. 15. 52. De quodam presule diffamato et accusato super incontinencia et dilapidacione, éd. Eduard W, « Vier Gedichte des dreizehnten Jahrunderts », Monatsschrift für die Geschichte Westdeutschlands, t. 4, 1878, p. 336-344, aux p. 340-341. Voir Michael M, Heinrich I. von Müllnark, Erzbischof von Köln (1225-1238), Siegburg, 1992. 53. L. S, D. Mauricio, obispo de Burgos, op. cit., p. 54, n. 3 : Simonie lepra respersus, vitio dilapidationis effusus, incontinentie libidine inquinatus ac aliis facinoribus irretitus. 178 .  D’abord, le prélat luxurieux devait nécessairement acheter la complaisance et le silence de ses serviteurs ou complices. L’évêque de Fiesole Raniero, « parce qu’il ne pouvait satisfaire à ses plaisirs sans lourdes dépenses, puisqu’il devait beaucoup donner, de façon honteuse, non seulement à ceux qui connaissaient ses secrets, mais aussi à beaucoup d’autres, pour qu’ils ne révèlent pas son ignominie », avait « presque totalement gaspillé les biens de son église » ¢ si l’on en croit une lettre d’Honorius III 54. L’archevêque d’Acerenza Andrea, « parce qu’il ne pouvait se livrer à ses plaisirs sans faire des dépenses de tous côtés, ne serait-ce que pour satisfaire ceux qui en avaient connaissance, dilapidait les biens d’Église et les utilisait à des fins illicites » ¢ d’après un mandement de Grégoire IX 55... Surtout, l’incontinence impliquait le détournement des ressources ecclésiastiques et l’âpreté au gain en général parce qu’elle allait de pair avec la nécessité d’entretenir des concubines et les « témoins de la débauche » 56, c’est-à-dire les enfants issus des unions illicites. Treize des 45 prélats accusés de luxure entre 1198 et 1241 se virent ainsi reprocher d’avoir procréé 57 ¢ mention spéciale pouvant aller à Garsias, l’évêque de Huesca dont on a déjà évoqué le double inceste avec l’abbesse de Santa Cruz : selon une lettre de 1235, il se serait « laissé égarer par les appâts de la chair et la concupiscence des yeux au point d’avoir eu, comme une bête stupide (ut brutum pecus), plus de sept fils et filles, qu’il a comblés de richesses prises au patrimoine du Crucifié » 58. Selon un 54. Honorii III romani pontificis opera omnia, éd. cit., vol. , no 253, col. 261-262 : Et quia non potest sine gravibus sumptibus suis voluptatibus satisfacere, utpote qui non solum secretorum suorum consciis, verum etiam aliis, ne ignominiam revelent ipsius, multa cogitur damnabiliter elargiri, bona ecclesise Fesulane pene penitus dissipavit, nec contentus res mobiles, quibus incubabat consumere, res etiam immobiles prodiga manu distraxit, et quasdam donavit sub venditionis specie simulate, aliis nihilomimis infeudatis in irreparabile ipsius ecclesise detrimentum, contra juramentum proprium temere veniendo, ita quod, sicut creditur, vix vel nunquam post decessum ipsius episcopi erit, qui velit sibi succedere, in tantum erit ipsius ecclesie non solum forma, sed substantia annulata. 55. Acta Honorii III et Gregorii IX, éd. cit., no 168, p. 234 : Et quia nequit sine sumptibus passim voluptatibus indulgere, cum saltem consciis satisfieri sit necesse, ecclesie bona dilapidat, ipsa in usus illicitos convertendo. 56. Selon l’expression d’une lettre d’Innocent III au sujet de la progéniture de l’évêque de Melfi « R. » (testis libidinis : PL 216, col. 777). 57. Outre les cinq pour lesquels les références sont données dans les notes qui suivent, il s’agit de Daniel, évêque de Prague (référence supra, n. 29), Waldemar, évêque de Schleswig (en 1208 : Die Register Innocenz’ III. 10. Pontifikatsjahr [1207/1208], éd. Rainer M, A. S et al., Vienne, 2007, no 209), Hugh Wells, évêque-élu de Lincoln (PL 216, col. 63-64), « R. », évêque de Melfi (1212 : PL 216, col. 625-627), « M. », Prévôt de Vácz (référence supra, n. 29), Raoul, prieur et évêque-élu de Norwich, en Angleterre (1237 : Les registres de Grégoire IX, éd. cit., nos 3758-3759), Harduino, évêque de Cefalù, en Sicile (1239 : ibid., no 4795), et « J. », abbé de Saint-Jacques de Liège (même année : ibid., no 4920). 58. Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 2783 : Et usque adeo post illecebras carnis et oculorum concupiscentias abiit quod septenarium filiorum et filiarum numerum, ut brutum pecus, excessit, quos ditavit de patrimonio Crucifixi. N. Bériou a récemment étudié l’usage des expressions « patrimoine du Christ » ou « du Crucifié », utilisées aux e et e siècle, à la suite de Bernard de Clairvaux et de Pierre le Chantre en particulier, pour désigner les biens d’Église confiés aux prélats (N. B, « La prédication d’Étienne Langton. Un état de la question quarante ans après la thèse de Phyllis Roberts », dans Étienne Langton. Prédicateur, bibliste, théologien [actes du colloque international, couvent Saint-Jacques, Paris, 13-15 septembre 2006], dir. Louis-Jacques B, N. B, Gilbert D et al., Turnhout, 2010 [Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen-Âge, 9], p. 397-425, aux p. 416-419).   ’    179 mandement daté de 1225, l’abbé de Sainte-Colombe de Sens avait « dilapidé hors de toute mesure (enormiter) et épuisé les biens du monastère pour marier ses filles » 59. Le texte ne dit pas si ces dernières, pour leurs épousailles, furent vêtues de soie aux frais de leur père comme cela aurait été le cas de la fille de l’abbé de Vézelay Gilbert, selon des on-dit repris dans une lettre de 1207 60. Rénier, l’abbé de Saint-Saulve à Montreuil-sur-Mer, « épuisant les biens du monastère pour ses concubines et ses enfants, enlevait à ses moines le nécessaire » et avait « distrait une grande quantité de blé en échange d’une grosse somme d’argent », d’après un mandement émis en 1235 61. L’évêque de Vintimille Niccolò Lercari, poursuivi entre 1236 et 1244, aurait taxé les églises de son diocèse et pratiqué l’usure au détriment des clercs pour entretenir ses bâtards et leurs mères 62. Quant à Bernard de Castanet, selon un témoin entendu par les commissaires pontificaux lors de l’enquête d’Albi en 1308, il faisait nourrir les enfants d’une certaine femme par son trésorier 63... Les mandements d’enquête, en outre, procédaient presque toujours par accumulation d’accusations de toute nature, lesquelles s’entraînaient les unes les autres, comme automatiquement. Vers la fin du e siècle, un Livre pratique sur la coutume de Reims pouvait ainsi proposer aux moines deux lettres-types d’appel contre leur abbé, à envoyer à l’archevêque ou au Siège apostolique, dont l’une reprochait au supérieur la dilapidation des biens du monastère, une vie enormiter dissoluta « et d’autres choses à proposer et déclarer en temps voulu », tandis que l’autre avançait pêle-mêle les griefs de dilapidation, négligence, insuffisance, indignité, simonie, parjure, excommunication multiple, irrégularité, incontinence, ivrognerie, 59. Noël V, Guillaume d’Auvergne, Évêque de Paris (1228-1249). Sa vie et ses ouvrages, Paris, 1880, p. 355 : Nam dictus abbas perjurio aliisque irretitus criminibus pro filiabus propriis maritandis bona ejusdem monasterii dilapidans enormiter et consummans. 60. Die Register Innocenz’ III. 10. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 89 : Fuit quoque propositum contra eum quod esset incontinens et filium ac filiam de bonis Ecclesie maritarat, quod videbatur post susceptum habitum genuisse, cum quod octennis intrasset monasterium ejus confessione liqueret. Dicebatur etiam quod interfuit nuptiis et vestierit puellam sericis indumentis et quod sederit in convivio nuptiarum, quod simoniacum habuisset ingressum... 61. Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 2883 : Bona dicti monasterii in filiorum et concubinarum suarum consumens abusu, monachis suis necessaria subtrahit et bladi non modicam quantitatem pro magna pecunie summa distraxit. 62. Ibid., no 3410 : Clericos et ecclesias civitatis Vigintimilensis et dicte diocesis gravat importabilibus exactionibus et collectis, ex quibus spurios suos alit et personas alias inhonestas, cum quibus infami comercio maculatur ; nec sic modum sue cupiditati ponens, usuras a clericis suis, quarum crimen utriusque Testamenti pagina detestatur, extorquet, ac dispensat cum concubinariis et filiis eorumdem. Sur cette affaire, voir J. T, « Non pas ‘‘voie de vie’’, mais ‘‘cause de mort par ses enormia’’. L’enquête pontificale contre Niccolò Lercari, évêque de Vintimille, et sa déposition, 1236-1244 », dans Honos alit artes. Studi per il settantesimo compleanno di Mario Ascheri, dir. Paola M et Gian Maria V, 4 vol., Florence, 2014, vol. , p. 427-438. 63. ASV, Collectoriae 404, fol. 66 : Item dixit se vidisse pluries liberos dicte Divine venientes ad palatium dicti episcopi cum quodam cabassio ; et dabantur eis per clavarium dicti episcopi panis et vinum et coquina. Notons en outre qu’impureté de l’argent et souillure de la chair étaient aussi associées dans l’accusation, faite à l’évêque d’Anglona, Pietro de Pistitio (voir supra, n. 23), et à l’archevêque d’Acerenza, Andrea (référence supra, n. 36), d’avoir vendu aux prêtres des dispenses censées leur permettre de vivre avec des concubines. 180 .  forgerie, reniement de sceau personnel « et de très nombreux autres vices et crimes connus de Dieu » 64... Ces énumérations systématiques sont à comprendre en relation avec l’idée sous-jacente d’une interdépendance structurelle des vices ¢ une idée profondément ancrée dans la culture chrétienne après avoir été relayée, en particulier, par Jean Cassien et par Grégoire le Grand. Ce dernier, dans les Moralia in Job, présentait les péchés comme « attachés par un lien de parenté très étroit, dès lors qu’il dérivent l’un de l’autre » 65. On retrouve bien dans les lettres d’enquête contre les prélats la « multiplicité des péchés » qui, dans la littérature théologico-morale du Moyen Âge, « s’articule et se déploie en une sorte de catalogue toujours ouvert et potentiellement sans fin », pour reprendre les termes de Carla Casagrande et Silvana Vecchio 66. Il résultait de ce « système », comme l’observent les deux historiennes, une conception « foncièrement unitaire » de la faute. Cette conception s’actualisait aussi dans les mandements pontificaux avec la notion générale de « dissolution », souvent mobilisée. Les faits d’incontinence étaient par excellente la marque de la « vie dissolue » d’un prélat, mais toute sorte d’autres comportements illicites pouvaient aussi en être des témoignages : jeu 67, blasphèmes 68, absence générale de la gravitas debita dans le vêtement, les paroles et les gestes 69, mauvaises fréquentations 70, manquements aux règles communautaires 71, 64. Liber practicus de consuetudine Remensi, éd. Pierre V, dans Archives législatives de la ville de Reims, Paris, 1840, p. 35-344, aux p. 107-109 (les deux lettres-formulaires, issues de la pratique, sont datées des environs de 1283 et 1290). 65. G  G, Moralia in Job, éd. Marc A, 3 vol., Turnhout, 1979-1985 (Corpus christianorum. Series latina, 143), , 45, 89, p. 1611, cité par Carla C, Silvana V, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, trad. fr. Pierre-Emmanuel D, Paris, 2003 (Collection historique), p. 277. 66. Ibid., p. 280. 67. Vice reproché par exemple à Bernard, archevêque d’Auch, en 1213 (PL 216, col. 408409), et à l’évêque d’Umbriatico en 1235 (Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 2685). 68. Cas de Simone, abbé des bénédictins de Sant’Antimo en Toscane (1280 : Les registres de Nicolas IV, éd. Ernest L, Paris, 1886-1893, no 327), et de Robert de Mauvoisin, archevêque d’Aix-en-Provence (1317 : J. S, Justice et injustice au début du XVIe siècle, op. cit, p. 74-81 ; sur les accusations contre ce dernier, voir aussi Jean-Patrice B et J. T, « Le procès de Jean XXII contre l’archevêque d’Aix Robert de Mauvoisin [13171318]. Astrologie, arts prohibés et politique », dans Jean XXII et le Midi = Cahiers de Fanjeaux, t. 45, 2012, p. 159-235). 69. Elle est reprochée à l’évêque de Genève Aimon de Grandson sous Honorius III et Grégoire IX (Marie-Claude J, « L’enquête contre Aymon de Grandson, évêque de Genève », dans M.-C. J, Monique D-B et Olivier L, Polémiques religieuses. Études et textes, Genève, 1979 [Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, 48], p. 1-182, notamment aux p. 106, 116, 120, 124, 134 ¢ article 12 des accusations). 70. Ainsi l’archevêque de Bordeaux Hélie de Malemort, accusé de fréquenter des routiers (Die Register Innocenz’ III., 6. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 215, p. 366-368), ou l’évêque de Vintimille Niccolò Lercari, accusé d’entretenir des persone inhoneste (1236 : Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 3410). 71. L’abbé des augustins de Lesterps, en 1198, et Rénier, abbé des bénédictins de SaintSaulve, en 1235, se virent ainsi reprocher de ne pas coucher au dortoir ni manger au réfectoire avec leur communauté (Die Register Innocenz’ III. 1. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 291, p. 410412 ; Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 2883).   ’    181 style de vie séculier ou chevaleresque signalé par la pratique de la chasse 72 et même la participation aux tournois 73... Chacun de ces vices induisait la présomption d’une mala conversatio, d’une mauvaise vie générale ¢ ellemême associée, surtout depuis Innocent III, à l’incapacité de prévenir la dissolutio qui menaçait toute communauté, donc associée au mauvais gouvernement 74. Selon la même logique, l’oiseau de proie tenu par un évêque, dans le médaillon de la « Bible de saint Louis » reproduit en figure 5 de l’article de F. Bœspflug, avait une valeur à la fois métaphorique et métonymique. Il renvoyait en effet à la pratique illicite de la chasse, sans doute, mais aussi à la rapacité et, plus généralement encore, au goût des « richesses et des pompes du siècle » dénoncé dans le texte de moralisation afférent 75 ¢ ce que confirme la présence, sur la gauche de la même image, de pièces d’or posées sur un échiquier 76. Pourquoi, cependant, la luxure était-elle au premier rang tant parmi les turpitudes cléricales peintes dans la « Bible de saint Louis » que parmi les accusations de mauvaise vie personnelle avancées en justice contre les dignitaires ecclésiastiques ? La victoire contre le mariage des prêtres était certes acquise depuis le milieu du e siècle. Le concubinage demeurait toutefois fréquent, du moins dans certaines régions ; l’incontinence cléricale, plus généralement, était vouée à un perpétuel renouvellement 77 ; la législation canonique prévoyait une répression sévère de l’un comme de l’autre, à l’instar du canon 14 du IVe concile du Latran, Ut clericorum mores 78. Plusieurs éléments expliquent la forte spécificité du péché de chair, s’agissant des hommes d’Église et en particulier des prélats. La tradition ascétique ¢ dont l’idéal de perfection valait, nécessairement, pour les chefs d’église ¢ plaçait la fornication « en tête de l’enchaînement causal » entre les péchés, pour reprendre les termes de Michel Foucault dans 72. Cas de l’archevêque d’York Geoffroy Plantagenêt (dès le pontificat de Célestin III, en 1193 : PL 206, col. 1037-1039), d’Aimon de Grandson, évêque de Genève (M.-C. J, « L’enquête contre Aymon de Grandson », art. cit., notamment aux p. 95, 105, 109, 115, 136 ¢ article 5), et de Robert de Mauvoisin, archevêque d’Aix-en-Provence, sous Jean XXII (J. S, Justice et injustice au début du XIVe siècle, op. cit., p. 65-69). 73. Dans le cas de l’abbé de Lesterps poursuivi en 1198, entre autres, pour s’être fait le chef d’une bande d’hommes d’armes (Die Register Innocenz’ III. 1. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 291, p. 410-412). 74. Voir à ce sujet une lettre d’Innocent III à l’abbé du Mont Cassin, véritable petit traité du gouvernement abbatial (et plus largement ecclésiastique) comme lutte contre la « dissolution » : Die Register Innocenz’ III. 1. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 386, p. 582-584. 75. Biblia de San Luis. Catedral Primada de Toledo. I. Textos, dir. R. G R, J.-P. A, F. B et al., Barcelone, 2002, p. 175 : Vulpes significant avaros et temporalibus latentes, volucres eos qui se diviciis et pompis seculi jactant et dilatant, horum consortia refuget Dominus qui venit paupertatem et humilitatem predicare. 76. Rapace ¢ cette fois-ci porté par un moine ¢ et pièces d’or sur un échiquier sont également réunis au médaillon , 15 b, signalé par F. Bœspflug. Ils accompagnent une « moralisation » sur les « vaines pensées et désirs » de ceux qui se sont retirés au cloître mais tournent à nouveau leurs regards vers le monde, comme la femme de Loth s’est retournée vers Sodome (épisode de la Genèse qui fait l’objet du texte et du médaillon « d’histoire » afférents). 77. Voir par exemple James A. B, Law, Sex and Christian Society in Medieval Europe, Chicago, 1987, p. 401-404 ; Jacques R, Amours vénales. La prostitution en Occident (XIIe-XVIe siècle), Paris, 2010 (Collection historique), p. 78-80. 78. X, 3, 1, 13 (Corpus juris canonici, éd. cit., vol. , col. 452). 182 .  son analyse des prescriptions de Cassien 79. L’Épître aux Galates, déjà, avait fait de la fornication la première des « œuvres de chair » qui empêchaient de « suivre la voie de l’esprit » et interdisaient le « Royaume de Dieu ». Le même texte paulinien déclinait ensuite les opera carnis en une longue liste ¢ à laquelle les accumulations d’« excès » reprochés aux prélats dans les lettres pontificales des e-e siècles, d’une certaine façon, font écho : « Or les œuvres de chair sont manifestes. Ce sont fornication, impureté, impudicité, luxure, idolâtrie, sortilèges, haines, querelles, jalousies, colères, disputes, dissensions, scissions, envies, homicides, ivrogneries, ripailles et choses semblables » 80. La chair manifestait ainsi son règne, antagoniste de celui de l’esprit, sous les formes multiples d’une grande variété de vices ; elle ne se réduisait nullement aux choses du sexe, même si la fornication en était l’expression parfaite, pour ainsi dire, et emblématique. La logique peccamineuse était donc, là encore, unitaire. Structurellement reliées, solidaires, l’incontinence et les autres « œuvres de chair » renvoyaient nécessairement les unes aux autres, de façon souterraine ou explicite. La chair, prise comme un tout, pouvait renvoyer à chacune de ses parties ¢ et inversement. Lorsque des mandements d’Honorius III et de Grégoire IX reprochaient à l’évêque de Fiesole Raniero (1219) et à l’archevêque de Cologne Heinrich von Müllnark (1231) d’avoir « soumis la raison à la sensualité et l’esprit à la chair » ¢ réminiscence, sans doute, de l’Épître aux Galates ¢, lorsque le même Raniero était accusé en même temps de s’adonner « aux désirs charnels qui combattent l’âme », selon des termes empruntés à la Première Épître de Pierre 81, des faits d’« incontinence » étaient certes en cause selon toute vraisemblance. Mais d’autres « excès », quoi qu’il en soit, pouvaient être concernés. Et la carnalitas, en tous les cas, dépassait la ou les « œuvres » particulières qui la trahissaient. Depuis la grande réforme « grégorienne » lancée au milieu du e siècle, l’impureté sexuelle du clergé avait en outre une dimension spécialement subversive. Elle menaçait, en définitive, l’existence même de l’Église. Le 79. Michel F, « Le combat de la chasteté », Communications, t. 35, 1981, p. 15-25 (repris dans I., Dits et écrits, vol. , Paris, 1994 [Bibliothèque des sciences humaines], p. 295308), aux p. 15-16. La tradition issue de Grégoire le Grand, qui ne s’adressait pas à une élite de la perfection mais au plus grand nombre, plaçait plutôt la superbe à la racine des péchés et abandonnait la dichotomie, structurelle chez Cassien, entre péchés de chair et péchés de l’esprit (voir C. C et S. V, Histoire des péchés capitaux, op. cit., p. 19-24, 277-278). 80. Ga, , 16-21 : Dico autem : Spiritu ambulate, et desideria carnis non perficietis. Caro enim concupiscit adversus spiritum, spiritus autem adversus carnem : hec enim sibi invicem adversantur, ut non quecumque vultis, illa faciatis. Quod si Spiritu ducimini, non estis sub lege. Manifesta sunt autem opera carnis, que sunt fornicatio, immundítia, impudicitia, luxuria, idolorum servitus, venefícia, inimicitie, contentiones, emulationes, ire, rixe, dissensiones, secte, invidie, homicidia, ebrietates, comessationes, et his similia, que predico vobis, sicut predixi : quoniam qui talia agunt, regnum Dei non consequentur. 81. Honorii III romani pontificis opera omnia, éd. cit., vol. , no 253, col. 61-262 (lettre datée de 1219) : Nam, quod sine dolore plurimo referre non possumus et rubore, Fesulanus episcopus, rationem sensualitati et spiritum carni dicitur usque adeo subjecisse, quod contempta pontificis gravitate, carnalibus desideriis, que militant adversus animam [1 P, , 11] se involvens... ; Epistolae saeculi XIII. I, éd. cit., no 459, p. 369-370 : Tu, proprium ministerium inhonorans, te dignitate reddis indignum, dum carni spiritum et rationem sensualitati subiciens, noxiis vanitatibus ventilaris et enecas filios quos susceperas educandos, ut taceamus turpitudines criminosas que pudori, relatui et auditui sunt horrori, licet eas fama, immo infamia publica, non desinat divulgare...   ’    183 partage radicalisé entre clercs et laïcs, tout comme l’autonomie de l’institution ecclésiale, ses pouvoirs et sa légitimité à détenir des biens, étaient fondés sur le monopole de la compétence sacramentelle imparti au clergé. Or cette compétence, si elle était garantie en dernier recours par la seule ordination, indépendamment des qualités personnelles du ministre, était aussi marquée, plus fortement que jamais, par la chasteté 82. L’absence de cette marque de pureté pouvait conduire les ouailles jusqu’à douter de l’existence de ce qui aurait dû être marqué. Autrement dit l’angoisse de la souillure, en particulier l’inquiétude quant à la valeur des sacrements reçus d’un prêtre maculé par le péché de chair, minaient le prestige du prêtre lui-même, celui de l’Église, et potentiellement jusqu’à la croyance en l’efficacité de l’ordination 83 ¢ donc jusqu’au fondement de l’institution. Le rejet des sacrements effectués par un ministre indigne ¢ comme s’ils n’étaient pas nécessairement valides par eux-mêmes, ex opere operato, dès lors que ce ministre avait été ordonné par l’Église ¢ était d’ailleurs au principe des hérésies. La pratique de l’amour charnel par un pasteur, qui plus est, remettait fatalement en cause le lien supérieur de paternité spirituelle qui faisait son enfant de chaque individu du troupeau à lui confié. Comme le soulignent C. Casagrande et S. Vecchio, toute réduction de la distance entre engendrement spirituel et engendrement charnel nuisait à l’autorité pastorale 84 ¢ pas seulement, donc, lorsque les manifestations de l’inconduite d’un prélat étaient symboliquement aussi désastreuses que l’accouchement de la concubine de l’évêque de Melfi, survenu le jour où ce dernier recevait la consécration, si l’on en croit deux lettres pontificales datées de 1212 et 1213 85... F. Bœspflug le montre dans une analyse lumineuse : une bonne partie de la problématique de la luxure cléricale dans la « Bible de saint Louis » ¢ mais aussi, peut-on ajouter, dans les accusations effectivement avancées contre les prélats ¢ se trouve condensée dans le dispositif formé par un médaillon de « moralisation » du volume des Évangiles 86 et les deux textes qui l’accompagnent. Le texte « d’histoire », tiré de Jean, , 21-26, raconte la prédiction par Jésus aux apôtres, lors de la Cène, de la trahison de l’un d’entre eux, suivie de leur hésitation avant la révélation de l’identité du traître. L’image montre, à gauche, un groupe de six laïcs manifestant sa réprobation face à une double scène : au centre, une jeune femme est agenouillée devant l’autel ; un peu à droite, derrière l’autel ou à côté, elle est debout dans les bras du prêtre. Ce dernier représente donc, selon les termes du texte de 82. Voir notamment Giuseppe F, Celibato sacerdotale e « autocoscienza ecclesiale ». Per la storia della « nicolaita haeresis » nell’Occidente medievale, Trieste, 1981 (Pubblicazione della Facoltà di magistero dell’Università di Trieste. 3 serie, 7) ; les essais réunis dans Medieval Purity and Piety. Essays on Medieval Clerical Celibacy and Religious Reform, dir. Michael F, New York-Londres, 1998 (Garland Reference Library of the Humanities, 2006 / Garland Medieval Casebooks, 19) ; Helen L. P, Clerical Celibacy in the West (c. 1100-1700), Farnham (Surrey), 2010 (Catholic Christendom, 1300-1700). 83. Voir par exemple C. C et S. V, Histoire des péchés capitaux, op. cit., p. 257-263. 84. Ibid., p. 262-263. 85. PL 216, col. 625-627 et 777-778. 86. F. B, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit., fig. 11. 184 .  « moralisation », « les mauvais prêtres qui accèdent à l’autel en état de péché mortel », lesquels sont « signifiés par Judas » 87. Le trouble des apôtres, lui, « signifie le scandale que créent dans l’Église les mauvais ministres », représenté dans le médaillon par les six laïcs désapprobateurs. Le scandale, précisément, était un leitmotiv des lettres d’enquête contre les prélats. Celles-ci reprenaient souvent les termes du canon Qualiter et quando selon lesquels une inquisitio devait être lancée lorsque la clameur des « excès » ne pouvait être dissimulée sine scandalo 88. Autre leitmotiv des lettres, on l’a signalé au début, le thème du mauvais exemple et des dangers mortels qu’il faisait encourir aux fidèles était étroitement lié à celui du scandale. On en trouve un bon témoignage avec le texte de « moralisation » sur Ézéchiel, , 1-3, afférent à un médaillon qui montre un évêque et une femme enlacés 89 : « Ceci signifie que les prélats charnels se plaignent de la peine qu’ils endurent dans l’Église ; et le Seigneur, à l’inverse, se plaint d’eux, car ils corrompent ceux qui leur sont soumis par le scandale du mauvais exemple » 90. Si la luxure du prêtre était assimilable à la trahison de Judas, pour en revenir à l’image afférente à la « moralisation » de Jean, , 21-16, c’était parce que l’exemple corrupteur et le « scandale des mauvais ministres » ¢ dont les emblèmes étaient la souillure charnelle de l’autel et la fornication d’un père spirituel avec une ouaille ¢ conduisaient à leur perte ceux que ces mêmes ministres avaient reçu pour mission, à l’inverse, de guider vers le salut. « Si le prêtre, qui a reçu l’onction, vient à pécher, il rend le peuple coupable » [Lévitique, , 3], rappelait ainsi Innocent III en 1198 dans le préambule d’un mandement contre l’évêque de Lausanne Roger de Vico Pisano 91. « Tu fais périr les fils dont tu avais reçu la charge pour les éduquer », reprochait Grégoire IX à l’archevêque de Cologne Heinrich von Müllnark dans une lettre datée de 1231 92. Pour ses ouailles, « dont il aurait dû être la voie de vie », l’évêque de Vintimille Niccolò Lercari s’était fait à l’inverse « cause de mort en raison des énormités qu’il commettait », écrivait Innocent IV treize ans plus tard 93. On pourrait multiplier les 87. Le texte est donné ibid., n. 38. 88. X, 5, 1, 24 : Sed cum super excessibus suis quisquam fuerit infamatus, ut in tantum jam clamor adscenderit, quod diutius sine scandalo dissimulari non possit, nec sine periculo tolerari, absque dubitationis scrupulo ad inquirendum et puniendum ejus excessus, non ex odii fomite, sed ex caritatis procedatur affectu (Corpus juris canonici, éd. cit., vol. , col. 746). Sur la tradition théologique et les fonctions juridiques du scandale, voir Arnaud F, « Propter vitandum scandalum. Histoire d’une catégorie juridique », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, t. 121/2, 2009, p. 317-348. 89. F. B, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit., fig. 16. 90. Biblia de San Luis. Catedral Primada de Toledo. I. Textos, op. cit., p. 151 : Hoc significat quod prelati carnales conqueruntur de pena quam sustinent in ecclesia et Dominus econtra conqueritur de illis quia scandalo mali exempli subditos corrumpunt. 91. Verum, cum de ipsis [episcopis] ea nostris auribus referuntur que in infamiam pontificalis dignitatis redundant, dolemus admodum et turbamur, quia, juxta divine legis sententiam, « si sacerdos, qui est unctus, peccaverit, facit delinquere populum » (Die Register Innocenz’ III. 1. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 170, p. 240). 92. Enecas filios quos susceperas educandos (texte cité plus longuement supra n. 81). 93. Ferdinando U, Italia sacra, 9 t. en 8 vol., Rome, B. Tanum, 1644-1662, t. , col. 432 : Subditis quibus esse debuerat via vite factus erat per illa que committebat enormia causa mortis.   ’    185 exemples. Les prélats scandaleux, qui plus est, ne trahissaient pas seulement leurs devoirs envers les ouailles et envers Dieu. Ils trahissaient aussi l’institution ecclésiale, qui leur avait conféré leurs pouvoirs et dont ils sapaient les assises auprès des laïcs. Que la luxure cléricale ait désigné bien plus, bien autre chose que les actes en quoi elle consistait, l’image d’un homme d’Église lutinant une femme mariée, dans le médaillon reproduit en figure 7 de l’article de F. Bœspflug, le révèle clairement, dès lors qu’on la considère en rapport avec le texte de moralisation afférent. Ce dernier évoque en effet le « défaut de connaissance de Dieu » sans évoquer d’actualisation. C’est donc bien cette situation générale d’oubli ou d’ignorance des desseins divins que l’image signifie en montrant le couple scandaleux. Le péché de chair signifiait aussi la désobéissance au Seigneur, comme le suggère son association fréquente avec l’idolâtrie, signalée par F. Bœspflug, dans les médaillons de la « Bible de saint Louis ». Depuis Grégoire le Grand et ses Moralia in Job, en effet, le passage du Premier Livre de Samuel selon lequel « se révolter vaut le péché de divination et refuser d’obéir revient au crime d’idolâtrie » 94 était souvent invoqué pour condamner ceux qui n’obtempéraient pas aux ordres de leur supérieur ecclésiastique. Inobedientia, que ydolatrie comparatur, disait ainsi un mandement de Grégoire IX en déplorant la défaillance de commissaires pontificaux envoyés enquêter contre un prévôt simoniaque 95. On comprend, dans cette perspective, que la sodomie ait représenté le comble, la quintessence de l’incontinence ¢ dont elle n’était d’ailleurs pas encore complètement séparée dans le canon Ut clericorum mores du IVe concile du Latran, puisqu’elle y était présentée comme l’un des « vices de débauche », fût-il le plus répréhensible 96. Le péché de Sodome, tel qu’il était décrit dans la Genèse, c’était en effet la rébellion contre Dieu. Celle-ci s’était manifestée non seulement par la luxure, que les habitants de la ville pratiquaient sous toutes ses formes, mais aussi par leur manquement aux règles de l’hospitalité lors de la visite des anges envoyés par le Seigneur 97. Le crime de Sodome n’en vint à être réduit et assimilé à la débauche entre hommes que 94. 1 Sam, , 23 : Quoniam quasi peccatum ariolandi est repugnare et quasi scelus idolatriae nolle adquiescere. 95. Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 3221 (il s’agissait du prévôt de Reepsholt, en Saxe). Voir aussi une lettre d’Innocent VI contre l’évêque de Wurtzbourg et ses chanoines en 1358 (Johann Peter K, « Ein Prozess gegen Bischof und Domkapitel von Würzburg an der päpstlichen Kurie im 14. Jahrhunderts », Römische Quartalschrift für christliche Altertumskunde und für Kirchengeschichte, t. 21, 1907, p. 67-96, à la p. 82). 96. X, 3, 1, 13 (Corpus juris canonici, éd. cit., vol. , col. 452) : Ut clericorum mores et actus in melius reformentur, continenter et caste vivere studeant universi, presertim in sacris ordinibus constituti, ab omni libidinis vitio precaventes, maxime illo propter quod ira Dei venit de celo in filios diffidentie, quatenus in conspectu Dei omnipotentis puro corde ac mundo corpore valeant ministrare. 97. Voir notamment Xavier T, Homosexualités masculines et morale chrétienne, Paris, 1985 (Recherches morales, 9) ; Mark J, L’invention de la sodomie dans la théologie médiévale [1e éd. 1997], trad. fr. Guy L G, Paris, 2007 (Les grands classiques de l’érotologie moderne) ; Edward N et Eibert T, Sodom’s Sin. Genesis 18-19 and its Interpretations, Leyde, 2004 (Themes in Biblical Narrative, 7). 186 .  tardivement et progressivement, à partir du e siècle 98. L’union charnelle entre personnes de même sexe fit dès lors figure de désobéissance à Dieu par excellence, comme si elle impliquait et rééditait une rupture de l’Alliance avec le Créateur semblable à celle dont les habitants de Sodome s’étaient rendus coupables. D’où la fréquente association de la sodomie au crime d’hérésie 99. On la désignait souvent ¢ ainsi dans les trois lettres pontificales relevées pour la période 1198-1241 qui l’imputaient à des prélats 100 ¢, avec une périphrase tirée des Épîtres aux Colossiens (3, 6) et aux Éphésiens (5, 6) : c’était le vice « à cause duquel la colère de Dieu avait frappé les fils de diffidencia » 101. La diffidencia, terme difficilement traduisible, désignait un mixte d’incroyance et de rébellion. Ainsi s’explique le fait, remarqué par F. Bœspflug, que l’un des deux partenaires des couples homosexuels montrés dans les images de la « Bible de saint Louis » soit souvent un juif ¢ c’est-à-dire un représentant du peuple qui avait refusé la Nouvelle Alliance. Un médaillon « d’histoire » qui représente deux couples masculins en tendre posture 102 au regard d’un extrait du Livre de Jérémie est d’ailleurs accompagné d’un texte de « moralisation » sur « les juifs qui virent le Christ sur la croix et ne voulurent pas croire en lui » 103. Le médaillon de « moralisation » montre effectivement des personnages aux chapeaux pointus, tournés vers le crucifié, qui lui manifestent leur mépris. Comme les habitants de Sodome, comme les idolâtres, comme Judas, comme les membres du peuple déicide, l’homme d’Église luxurieux était en définitive une figure du rejet de Dieu. 98. Voir en particulier John B, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité. Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l’ère chrétienne au XIVe siècle [1e éd. 1980], trad. fr. Alain T, Paris, 1985 (Bibliothèque des histoires) ; Damien B, « Pour une généalogie de l’homosexualité masculine. Le rameau de l’amitié chrétienne (Antiquité tardive et Moyen Âge) », dans Le choix de l’homosexualité. Recherches inédites sur la question gay et lesbienne [textes issus des journées d’études des 19-20 octobre 2004], dir. Bruno P, Paris, 2007, p. 57-74 ; D. B, « Sentiment amoureux et homosexualité au e siècle. Entre dilemme et malédiction », dans Vivre dans la différence hier et aujourd’hui [actes du colloque de Nîmes, 24-25 novembre 2006], dir. Gabriel A et François P, Avignon, 2007 (Institut européen Séguier, 3), p. 37-50. 99. Sur cette association de longue durée, voir par exemple Vern L. B, « Postscript. Heresy, Witchcraft and Sexuality », dans Sexual Practices and the Medieval Church, dir. V. L. B et J. A. B, Buffalo (N.Y.), 1982, p. 207-210 ; Helmut P, Sodomy in Reformation Germany and Switzerland (1400-1600), Chicago, 2003, notamment aux p. 1719, 23-24 ; ou Louis C, Homosexuality and Civilization, Cambridge (Mass.), 2003, qui mentionne, p. 202, l’expression d’« hérésie avec son corps » utilisée dans un acte judiciaire pour qualifier le crime d’un homme brûlé pour sodomie à Tudèle en 1346. 100. Cas du prévôt d’Eversan, de l’archidiacre de Laon et de l’évêque de Martirano : références citées supra, n. 40. Dans le quatrième cas relevé, celui de l’évêque-élu de Limoges Durand, la source n’est pas une lettre pontificale, mais une liste d’articles présentée par des adversaires et copiée à la suite d’une telle lettre. Ce texte parle de lapsus carnis inimicus nature. 101. Un canon du troisième concile du Latran (1179), qui reprenait une décrétale d’Alexandre III, contribua beaucoup à la diffusion de l’expression (canon inséré en 1234 dans le Liber extra : X, 5, 31, 4 ; Corpus juris canonici, éd. cit., vol. , col. 836). On la retrouve aussi dans le canon Ut clericorum mores du IVe concile du Latran (voir supra, n. 96). 102. F. B, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit., fig. 14. 103. Biblia de San Luis. Catedral Primada de Toledo. I. Textos, op. cit., p. 145 : Pueri in ligno corruerunt [Lm, , 13] cum Judei in cruce viderunt et in eum credere noluerunt.   ’    187 4. Le roi de France, la Bible moralisée et le gouvernement de l’Église : un retournement (v. 1230-v. 1310) Que les ecclésiastiques concepteurs de la « Bible de saint Louis », en phase avec l’Église de leur temps, aient fait représenter la trahison des desseins divins, entre autres, par la luxure cléricale est une chose ; que Blanche de Castille, le jeune Louis IX et leur entourage aient eu sous les yeux tant d’images où des membres du clergé apparaissaient sous un jour si déplorable en est une autre. Depuis la réforme du e siècle, l’Église tenait plus que jamais pour une nécessité première le maintien aux yeux des laïcs du prestige supérieur et intangible du prêtre : le plus humble d’entre tous, selon le mot de Grégoire VII, devait encore faire l’objet de plus de considération que le plus puissant des empereurs, parce qu’il représentait le Christ 104. Si la crainte de miner l’autorité ecclésiastique n’a pas dissuadé de mettre en scène le dévoiement de ministres de Dieu dans les médaillons scandaleux, c’est sans doute parce que le public visé était restreint à la famille royale capétienne et à son entourage. Il y a là le témoignage, me semble-t-il, d’un moment de symbiose quasi parfaite entre l’Église et la royauté très-chrétienne. Louis VIII venait de se faire le bras armé de la théocratie romaine en prenant en charge la croisade albigeoise. Certaines images de la « Bible de saint Louis » glorifiaient d’ailleurs cette guerre salutaire du Capétien contre les hérétiques du Midi 105. Au traité de Meaux-Paris (1229), la régente Blanche de Castille avait fait porter « l’affaire albigeoise » à sa conclusion en plein accord avec le pape. Non seulement dans le Midi, aux termes de l’ordonnance royale Cupientes, mais aussi ailleurs en France, les prélats pouvaient escompter le soutien des officiers du roi pour amener à résipiscence par la force les laïcs frappés de sanctions spirituelles en raison de leur désobéissance, même lorsque cette dernière concernait des questions purement temporelles. Le jeune Louis IX était élevé par sa mère dans la plus grande dévotion à Dieu et ses représentants. Bref, la communion entre les deux pouvoirs devait sembler telle qu’il n’apparaissait pas préjudiciable de montrer à la régente, au roi et à leurs proches des images de travers cléricaux qui, parce que leur signification était précisément codée et circonscrite, devaient être destinées essentiellement à un public interne à l’Église ¢ et l’on peut donc dire que ce public interne incluait, en quelque sorte, les Capétiens. Comme l’a souligné Klaus Reinhardt, la « Bible de saint Louis » n’est en rien assimilable à un miroir au 104. François d’Assise ne disait pas autre chose dans son testament, un siècle et demi plus tard, en parlant des « pauvres prêtres » (François d’Assise. Écrits, vie, témoignages, vol. , dir. Jacques D, Paris, 2010 [Sources franciscaines], p. 309) : « Et je ne veux pas considérer en eux le péché, car je discerne en eux le Fils de Dieu et ils sont mes seigneurs ». Je remercie N. Bériou de m’avoir signalé ce passage. 105. Voir à ce sujet Christoph T. M, « The Bible moralisée and the Crusades », dans The experience of Crusading. Western Approaches, dir. Marcus G. B et Norman H, Cambridge-New York, 2003, p. 209-222, et surtout Marianne C. G, « Kingship and Crusade in the First Four Moralized Bibles », dans The Capetian Century (1214-1314), dir. William C. J, Hagar B et Jenna P, à paraître. Je remercie M. C. Gaposchkin, qui m’a permis de lire son texte avant publication. 188 .  prince ; la conception de la sagesse qui s’y exprime est, selon ses termes, purement « ecclésiale et cléricale », car toute la compréhension de la vie terrestre y dérive d’une interprétation des Écritures réservée aux hommes d’Église. Le rôle fondamental de l’autorité ecclésiastique pour guider le gouvernement de la société chrétienne par les princes est bien mis en scène dans la grande enluminure finale 106. Celle-ci, en pleine page, montre non seulement les commanditaires de l’ouvrage, Blanche de Castille et le roi, siégeant sur leurs trônes, mais aussi, en-dessous d’eux, un clerc qui donne ses instructions à un artisan au travail sur le manuscrit. La scolastique parisienne de la fin du e et du début du e siècle, dont on s’accorde à reconnaître l’influence sur la Bible moralisée, prônait effectivement la soumission de la politique royale aux orientations définies par les clercs, seuls interprètes de la loi divine 107. Dans la pratique, cependant, l’expansionnisme inhérent aussi bien à l’État royal qu’à la juridiction ecclésiastique, l’un et l’autre en pleine croissance, allait nourrir des tensions de plus en plus nombreuses entre les deux pouvoirs. Dès les années 1227-1234, par exemple, une longue querelle ouverte à la suite de l’excommunication d’un bailli royal par l’archevêque de Rouen avait donné lieu à une succession d’interdits, lancés sur des terres du domaine et même sur les chapelles du roi, et de mises sous séquestre de terres d’Église, en réponse, par le Capétien. En 1235, des barons s’étaient regroupés pour émettre une virulente plainte collective contre les abus systématiques des prélats au détriment de leurs droits seigneuriaux. La même année, l’archevêque de Reims ayant dénié à Louis IX le droit de juger le litige qui l’opposait à la commune constituée dans sa cité, le roi s’était refusé à faire appliquer l’excommunication lancée sur les rebelles rémois ; il en avait résulté un interdit jeté sur toute la province ecclésiastique 108. Le développement de l’antagonisme entre clercs et laïcs, lié aux résistances de ces derniers face aux prétentions théocratiques, explique bien ce que F. Bœspflug décrit comme une « cléricalisation » de la Bible moralisée. Dans les médaillons du troisième volume de la « Bible de saint Louis », nous dit-il, ce sont des assemblées de laïcs qui représentent l’Église 109. Dans les deux autres volumes et dans la version « Oxford-Paris-Londres », probablement réalisés une dizaine d’années après, l’Église est plutôt personnifiée sous la forme d’une femme, ou représentée par des membres du clergé. Même dans le co-gouvernement par l’Église et le Capétien du Midi toulousain, tel qu’il s’instaura à l’issue de la croisade albigeoise (et surtout après la 106. F. B, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit., fig. 1. 107. K. R, « Les textes dans la Bible de Saint Louis », art. cit., p. 321-323. 108. Sur tout ceci, voir en particulier Gerard J. C, « The Protest of Saint Louis », Traditio, t. 15, 1959, p. 404-418 ; I., « The Attitude of the Monarchy Towards the Use of Ecclesiastical Censures in the Reign of Saint Louis », Speculum, t. 35, 1960, p. 535-555 ; Yves-Marie C, « L’Église et l’État sous le règne de saint Louis », dans Septième centenaire de la mort de saint Louis. Actes des colloques de Royaumont et de Paris (21-27 mai 1970), dir. L. C-B, Paris, 1976, p. 257-271, repris dans Y.-M. C, Droit ancien et structures ecclésiales, Londres, 1982 (Collected Studies Series, 159). 109. Voir F. B, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit., fig. 11.   ’    189 dépossession complète de la maison de Saint-Gilles en 1249), l’association n’alla pas sans frictions. Éradication de l’hérésie et implantation du pouvoir royal allaient certes de pair. Pour imposer l’obéissance aux sociétés locales, les inquisiteurs de la « dépravation hérétique », tout comme les évêques et les abbés, pouvaient compter sur le soutien actif des officiers du roi et de son frère Alphonse de Poitiers, l’héritier du comté de Toulouse. Mais les heurts n’étaient pas rares. Les prélats s’efforçaient de défendre et d’étendre leurs juridictions, y compris à coup de sentences d’excommunication et d’interdit. L’administration capétienne, quant à elle, tendait à s’immiscer dans les affaires ecclésiastiques lorsque ses intérêts étaient en jeu, en prétendant agir au nom de la foi et du salut des fidèles. Vers 1260, Alphonse de Poitiers reçut ainsi les plaintes du seigneur Gui de Séverac contre l’évêque de Rodez Vézian, selon lesquelles ce dernier convertissait trop facilement en amendes les peines normalement infligées aux hérétiques ¢ ce qui représentait un manque à gagner pour le comte, auquel revenait une partie des biens confisqués aux condamnés 110. Selon les doléances de Gui, l’impunité des hérétiques les rendait « pires qu’avant » et les fidèles étaient incités, par la faute de l’évêque, à imiter leur mauvais exemple. Le texte dénonçait aussi, avec une rhétorique quasi ecclésiastique, les conséquences spirituelles désastreuses de l’abus des sanctions canoniques dont Vézian était prétendument coupable et les dommages pastoraux causés par son mauvais gouvernement du clergé ¢ comme si le comte Capétien avait représenté l’autorité supérieure en ces matières... Or l’année suivante, le pape Alexandre IV ouvrit une procédure d’enquête contre le même Vézian sous prétexte qu’une anonyme fama l’accusait « de nombreuses choses funestes, énormes et très horribles à entendre ». Après des années de conflit avec l’administration d’Alphonse ¢ dès 1253, le sénéchal avait désigné Vézian au comte comme « une personne fortement opposée à vous et à votre juridiction par les actions et les paroles » ¢, l’évêque de Rodez finissait donc par être mis en cause devant la justice pontificale pour une série d’« excès ». On le disait coupable de « dépravation simoniaque ». On l’accusait aussi de se livrer « au vice qu’il n’est pas permis de nommer en raison de son horrible abomination », autrement dit à la sodomie... et on le croyait, disait la lettre d’Alexandre IV, « autrement adonné à de nombreux crimes qui offensent Dieu et scandalisent les hommes ». Ces accusations émanaient à l’évidence d’Alphonse de Poitiers et de Louis IX. Outre l’envenimement des conflits juridictionnels entre l’évêque et l’administration capétienne, une expédition militaire menée par Vézian contre l’abbé de Conques, au mépris de la récente interdiction royale des guerres privées, avait sans doute contribué à susciter l’attaque 111. Faute de pouvoir s’en prendre directement, sous peine de violer ostensiblement les « libertés ecclésiastiques », à un évêque dont le comportement était devenu insupportable, le roi et son frère avaient investi les formes détournées du contentieux avec les prélats qui prévalaient dans l’Église depuis l’institution du modus inquisitionis par Innocent III. Les griefs avancés font bien sûr 110. Sur ce qui suit, voir J. T, « L’Église, les Capétiens et le Languedoc au temps d’Alphonse de Poitiers », art. cit. 111. Je remercie Gaël Chenard pour ses remarques à ce sujet. 190 .  songer aux étonnants médaillons de la « Bible de saint Louis ». Le choix d’accusations si graves, tout particulièrement de la sodomie, était une façon de signifier au pape l’extrême mécontentement du roi et de le contraindre à procéder. Mais les modalités habituelles des « affaires d’enquête » permirent à Alexandre IV et à ses successeurs de temporiser, d’apaiser la colère royale en mettant l’évêque en difficulté sans pour autant le désavouer. La cause fut d’abord confiée à Gui Foucois, archevêque de Narbonne et ancien conseiller de Louis IX, un homme parfaitement qualifié pour une médiation entre les intérêts capétiens et ceux de l’Église. Les procédures se prolongèrent ensuite pendant des années, y compris après l’accession au trône de Pierre du même Gui Foucois sous le nom de Clément IV. Elles donnèrent satisfaction partielle au roi et à son frère en contraignant Vézian à quitter longtemps son diocèse pour se défendre à la Curie. Mais aucune sentence finale défavorable à l’évêque n’intervint jamais. Lors de cette affaire ruthénoise, l’action du roi avait ainsi mis à profit les habitudes de dénonciation des mauvais prélats et respecté le traitement traditionnel de ces cas, réservé à la justice pontificale. D’autres évolutions, au fil du siècle, déterminèrent non seulement une propension croissante des Capétiens à se tenir pour garants de l’ordre chrétien aux côtés de l’Église, mais aussi finalement leur prétention à garantir, au-dessus d’elle si nécessaire, le bon gouvernement ecclésiastique. La suprématie cléricale présupposée dans la « Bible de saint Louis » allait ainsi être remise en cause ¢ et, plus précisément, l’autorité suprême d’une figure qui était singulièrement absente de l’ouvrage 112, celle du pape. Le développement extraordinaire d’une piété royale centrée sur le Christ, affirmée par Louis IX non sans ostentation avec l’achat, le transfert et l’installation des reliques de la Passion dans la Sainte-Chapelle ¢ donc au cœur géographique et symbolique du pouvoir capétien ¢, contribua à insinuer une concurrence, malgré beaucoup de révérence, dans les relations du Capétien avec les papes 113. Ces derniers, en effet, étaient les uniques « vicaires du Christ ». Sous Philippe III (1270-1285) et, bien plus encore, sous Philippe le Bel (1285-1314), l’essor du pouvoir royal exacerba les conflits avec la juridiction ecclésiastique. Dans le même temps, les Capétiens revendiquèrent de plus en plus nettement une dignité religieuse particulière du fait de leur engagement spécial dans les combats contre tous les « ennemis 112. Comme le note K. R, « Les textes dans la Bible de Saint Louis », art. cit., p. 317. 113. Concurrence dont j’ai entrepris récemment l’étude approfondie avec deux communications à paraître : « The French Monarchy and Heresy, from Philip Augustus through Philip the Fair », au colloque « The Capetian Century, 1214-1314 » (Princeton, 28-29 mars 2014), organisation William C. Jordan et Helmut Reimitz, et « La piété de saint Louis centrée sur le Christ et ses relations avec les papes, vicaires du Christ : révérence, concurrence », au colloque « Saint Louis, roi de guerre, roi de paix » (Amiens, 11-12 septembre 2014), organisation Xavier Hélary et Pascal Montaubin. Voir les éléments livrés à ce sujet par Alexis C et Franco M, « Prêcher sur les reliques de la Passion sous saint Louis », dans La SainteChapelle de Paris. Royaume de France ou Jérusalem céleste ? [actes du colloque (Paris, Collège de France, 2001)], dir. Christine H, Brepols, 2007 (Culture et société médiévales, 10), p. 61-99 ; M. C. G, The Making of Saint Louis. Kingship, Sanctity and Crusade in the Later Middle Ages, Ithaca (N.Y.), 2008 ; Chiara M, Saint Louis et la couronne d’épines. Histoire d’une relique à la Sainte-Chapelle [1e éd. 2004], trad. fr. Philippe R, Paris, 2011.   ’    191 de Dieu ». Parmi ces derniers, il y avait ceux dont les méfaits étaient mis en scène dans la Bible moralisée, en particulier les hérétiques, mais aussi les adversaires temporels du Siège apostolique, à savoir les Hohenstaufen, vaincus par la « croisade » de Charles d’Anjou (1266-1268), et les Aragonais, visés par celle de Philippe III (1285). Lorsque les conseillers de Philippe le Bel voulurent défier un pape imbu de théocratie, Boniface VIII, qui prétendait exercer sa « plénitude de puissance » sur les temporels d’Église dans le royaume, ils commencèrent par accuser un prélat qui était son protégé, l’évêque de Pamiers Bernard Saisset, de crimes de lèse-majesté, puis d’hérésie 114. Ces accusations justifiaient par une nécessité exceptionnelle, pour le salut du royaume et de la foi, une intervention royale en violation du for ecclésiastique. Lorsque Boniface réagit en menaçant Philippe le Bel d’excommunication et de déposition, c’est lui-même qui fut accusé de démonolâtrie, de sodomie et d’hérésie 115. Lorsqu’enfin on voulut contraindre son successeur Clément V à reconnaître la suprématie du roi de France en matière de défense de la foi ¢ devenue évidente avec sa récente action salvatrice contre un vicaire du Christ défaillant ¢, les conseillers du Capétien firent découvrir et réprimer par leur maître de nouvelles « énormités » perpétrées par des ecclésiastiques : l’hérésie des templiers, accusés de sodomie, d’idolâtrie et d’offenses au Christ 116. Plus que jamais, ce qu’il y avait d’obsidional et de manichéen dans l’atmosphère de la « Bible de saint Louis » était d’actualité 117. Mais le petit-fils du destinataire de l’ouvrage avait détourné au profit de la royauté, plus que jamais sacrée, le combat contre les adversaires de la loi divine 118. À commencer par le combat contre les mauvais clercs. Conclusion Il y a bien homologie, dans une large mesure, entre les représentations de la luxure cléricale dans la Bible moralisée et les accusations d’incontinence ou d’autres péchés de chair dans les procès contre les prélats au e et au e siècles. 114. Jeffrey H. D, « Bernard Saisset and the Franco-Papal Rift of December 1301 », Revue d’histoire ecclésiastique, t. 102/2, 2007, p. 399-427 ; J. T, « Allo scoppio del conflitto tra Filippo il Bello di Francia e Bonifacio VIII. L’affare Saisset (1301) : primi spunti per una rilettura », dans I poteri universali e la fondazione dello Studium Urbis. Il pontefice Bonifacio VIII dalla Unam sanctam allo schiaffo di Anagni. Atti del convegno di studi (Roma-Anagni, 9-10 maggio 2003), dir. Giovanni M, Rome, 2008 (Archivio per la storia del diritto medioevale e moderno. Miscellanee, 1), p. 21-68 ; J. T, « Le pionnier de la théocratie royale. Guillaume de Nogaret et les conflits de Philippe le Bel avec la papauté », dans Guillaume de Nogaret. Un Languedocien au service de la monarchie capétienne. Actes du colloque (Nîmes, 20 janvier 2012), dir. Bernard M, Nîmes, 2012 (Patrimoine des régions), p. 101-128. 115. Jean C, Boniface VIII en procès. Articles d’accusation et dépositions des témoins (1303-1311), Rome, 1995 (Pubblicazioni della Fondazione Camillo Caetani, 5). 116. J. T, « Une hérésie d’État. Philippe le Bel, le procès des ‘‘perfides templiers’’ et la pontificalisation de la royauté française », dans Les templiers dans l’Aube, Troyes, 2013, p. 175214. 117. Voir, de façon générale, Robert I. M, La persécution. Sa formation en Europe (Xe-XIIIe siècle), trad. fr. Catherine M, Paris, 1991 (Histoire, 12). 118. J. T, « Philippe le Bel, pape en son royaume », L’histoire, t. 289, 2004, p. 14-17. 192 .  À la présence insistante des clercs luxurieux dans les miniatures des manuscrits royaux, étonnante à nos yeux, correspond la fréquence des imputations d’« excès » scandaleux à des hommes d’Église, d’autant plus remarquable si l’on songe que les prélats mis en cause devant le Siège apostolique étaient loin d’être les seuls concernés. Les juridictions ecclésiastiques inférieures avaient elles aussi souvent à connaître de lapsus carnis reprochés à des clercs de tous rangs. Pas plus dans le cas des accusations en justice que dans celui des médaillons « moralisants », la luxure n’est à prendre au pied de la lettre sans précaution. Une grande majorité des procédures se terminaient sans sentence de condamnation ni dommage majeur pour les prélats mis en cause, même si elles les avaient mis en difficulté en les contraignant à dépenser et à voyager pour se défendre, parfois aussi en occasionnant leur suspense. Il était assez rare, du moins lorsqu’un séculier était en cause, qu’une déposition soit finalement prononcée ¢ comme celles infligées par Innocent III à l’abbé de Vézelay Gilbert, qui avait si richement habillé sa fille pour son mariage 119, ou à l’évêque de Melfi, dont la concubine avait accouché à un moment malencontreux 120. Les accusés étaient souvent admis, en définitive, à se disculper par une purgation canonique : ainsi l’évêque de Prague Daniel (auquel on avait reproché d’être marié et père de famille) en 1202 121, l’évêque-élu de Lucques Robert (accusé d’adultère et d’inceste) l’année suivante 122, ou encore celui de Lincoln Hugh Wells (soupçonné d’incontinence) en 1209 123. Bien souvent aussi, les poursuites étaient abandonnées sans qu’aucune formalité les ait clôturées ¢ à moins que le pape émît une lettre pour déclarer la bonne fama ou « bonne opinion » retrouvée du prélat, comme le fit Honorius III en faveur de Diego Garcia, l’évêque de Cuenca (pourtant soupçonné quatre ans plus tôt, comme on l’a vu, d’être « souillé par la lèpre de simonie, abandonné au vice de dilapidation, entaché par la débauche d’incontinence et adonné à d’autres crimes ») 124. Dans bien des cas aussi, les procédures se terminaient à la confusion des dénonciateurs, auxquels il était imposé « silence perpétuel » au vu du manque de preuve ou de leur partialité avérée. Les chanoines de Limoges qui avaient accusé de simonie et de sodomie, entre autres, l’évêque-élu Durand en 1238 furent ainsi déboutés 125. La plupart des prélats contre lesquels avaient été avancées des accusations d’inconduite charnelle et/ou d’autre nature finissaient donc par reprendre le gouvernement de leurs ouailles. Ainsi Vézian, l’évêque de Rodez, que seule la mort priva de son siège en 1274. Même pour les enquêtes qui furent poussées très avant, il est en général bien difficile d’évaluer à quel point les accusations de « vie dissolue » étaient 119. Die Register Innocenz’ III. 10. Pontifikatsjahr, éd. cit., nos 89, 90. 120. PL 216, col. 777-778. 121. Die Register Innocenz’ III. 5. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 28, p. 52-55. 122. Die Register Innocenz’ III. 6. Pontifikatsjahr, éd. cit., nos 59, 62 et 122, p. 82-84, 85-86 et 207-209. 123. PL 216, col. 101. 124. Regesta Honorii papae III, éd. cit., nos 924, 3864. Bernard de Castanet, lui aussi, bénéficia finalement d’une restitution de bonne fama de la part du pape. Mais il fut ensuite transféré d’autorité au siège du Puy (voir J. T, « Les Albigeois et la procédure inquisitoire », art. cit.). 125. Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 4038. 193   ’    justifiées. Le cas de l’archevêque d’Aix Robert de Mauvoisin, qui semble bien avoir eu au moins une concubine et élevé une descendance, pour autant que les dépositions recueillies contre lui permettent d’en juger, est exceptionnel. Quelle que soit leur réalité, ses « excès » en matière de chair ne furent d’ailleurs pas la cause du lancement des poursuites par Jean XXII, dont les motivations étaient essentiellement politiques 126. La plupart des affaires avaient des fonctions plus gouvernementales que judiciaires à proprement parler. Elles permettaient d’exercer le contrôle de la papauté sur l’idonéité des évêques-élus, d’imposer sa médiation dans des conflits entre prélats et parties locales, ou encore de rappeler à l’ordre les chefs d’église dont le comportement politique n’était pas conforme aux attentes romaines. Les papes agissaient aussi dans certains cas avec pour intention d’obtenir du prélat mis en cause une résignation « spontanée » de son siège. Grégoire IX, par exemple, obtint rapidement celle de Garsias, l’évêque de Huesca qui s’était vu reprocher, entre autres, des amours incestueuses avec l’abbesse de Santa Cruz et une progéniture fort nombreuse 127. Les accusations étaient donc souvent instrumentales. Celles qui concernaient des désordres charnels l’étaient plus souvent encore que les autres, pour des raisons que l’on a mieux saisies en analysant, à la suite de F. Bœspflug, certaines des miniatures présentées dans son article. En justice comme en image, la luxure cléricale revêtait un sens général et totalisant : elle sursignifiait la souillure, la désobéissance et la subversion. La prégnance du thème, enfin, n’impliquait certainement nulle détérioration de l’image générale du clergé, pas plus aux yeux de ceux qui conçurent ou regardèrent les médaillons de la « Bible de saint Louis » qu’auprès des protagonistes des affaires d’« excès ». Peut-on, dès lors, parler d’anticléricalisme ? En tous les cas, les images comme les accusations de luxure témoignent d’une forme de crudité, voire de candeur, que les siècles modernes n’ont sans doute pas connue dans la description des travers cléricaux acceptable au sein de l’Église. Le Moyen Âge, on en trouve là une preuve de plus, n’était pas bégueule. Julien T Centre d’études médiévales EA 4583 Montpellier 126. Le pape était également soucieux de réprimer le recours à l’astrologie et à d’autres arts prohibés, dont Mauvoisin était friand. Voir J.-P. B et J. T, « Le procès de Jean XXII contre l’archevêque d’Aix Robert de Mauvoisin », art. cit. 127. Résignation obtenue moins d’un an après le lancement de l’enquête (voir Hierarchia catholica Medii Aevi, vol.  : Ab anno 1198 usque ad annum 1431 perducta, éd. Conrad E, Patrick G, Remigius R et al., Münster, 1913, p. 378).