L’économie des hérétiques
Note sur le rapprochement entre usure et hérésie
Clément Lenoble
CNRS - Université de Lyon (CIHAM-UMR 5648)
{in Franck Mercier et Isabelle Rosé (éd.), Aux marges de l’hérésie.
Inventions, formes et usages de l’accusation d’hérésie au Moyen Âge, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2017, p. 111-152}
(La pagination est signalée entre crochets)
En 1311, le concile de Vienne adopte un canon, le vingt-neuvième,
connu sous le titre d’Ex gravi, par lequel il fustige le laxisme des gouvernements
urbains vis-à-vis de l’usure. En conséquence, le concile ordonne aux
inquisiteurs et aux évêques de poursuivre « comme ceux qui sont diffamés ou
soupçonnés d’hérésie » et de punir « comme s’ils étaient des hérétiques » ceux
qui « affirment obstinément que l’exercice de l’usure n’est pas un péché 1 ».
Avant cela aucun article de droit canonique n’a comparé aussi explicitement
l’usure à l’hérésie, même si celle-ci est depuis longtemps décrite comme une
pravitas et une infamie et même si, depuis des décennies, les inquisiteurs
accusent parfois des hérétiques de pratiquer l’usure ou, du moins, d’en
défendre le caractère licite2.
L’interdiction de l’usure, notamment celle qui aurait été pratiquée par
des clercs, remonte au moins aux premiers conciles et s’appuie sur des interdits
vétéro-testamentaires (Dt 23, 19-20). Les conciles des
XIIe-XIIIe
siècles ont
condamné sévèrement les usuriers en les menaçant de peines allant de la
privation de sépulture à l’excommunication en passant par l’expropriation. La
1 CLÉMENT V, Ex gravi (1311), Clem. 5, 5, 1, éd. FRIEDBERG E., Corpus Iuris Canonici, t. 2.
Decretalium collectiones, Leipzig, Tauchnitz, 1881 (réimpr. Graz, Akademische Druck, 1955),
col. 1184 : Sane, si quis in illum errorem inciderit, ut pertinaciter affirmare praesumat, exercere usuras non esse
peccatum : decernimus, eum velut haereticum puniendum, locorum nihilominus ordinariis et haereticae pravitatis
inquisitoribus districtius iniungentes, ut contra eos, quos de errore huiusmodi diffamatos invenerint aut suspectos,
tanquam contra diffamatos vel suspectos de haeresi procedere non omittant.
2 MOLLAT DU JOURDIN M., « Usure et hérésie : les ‘Cahorsins’ chez eux », Studi in memoria di
Federigo Melis, Naples, Giannini, 1978, vol. 1, p. 269-278 ; GIANSANTE M., « Eretici e usurai.
L’usura come eresia nella normativa e nella prassi inquisitoriale dei secoli XIII-XIV. Il caso di
Bologna », Rivista di storia e letteratura religiosa, n°23/2, 1987, p. 193-221 ; OBERSTE J., « L’usurier, un
hérétique ? La décrétale Ex gravi (1311/1312) et les mutations de la société citadine au XIIe et XIIIe
siècle », HOAREAU-DODINAU J., TEXIER P., éd., Pouvoir, justice et société, Actes des 19ème journées
d’histoire du droit (9-11 juin 1999), Limoges, PULIM, 2000, p. 399-447 ; VARANINI G. M.,
« Condanne inquisitoriali, usura e politica fra Duecento e Trecento. Appunti sul caso veronese »,
GULLINO G., PECORARI P., VARANINI G. M., éd., Scritti di storia economica e sociale in onore di Giovanni
Zalin, Caselle di Sommacampagna (Verona), Cierre Edizioni, 2011, p. 381-392 ; une synthèse sur
ces questions a été offerte, à partir de la bibliographie citée ici, par GABAUDE E., L’usure en procès.
Le gouvernement économique de l’Église au temps des papes d’Avignon (milieu XIV e siècle – début XVe siècle),
2 vol., thèse inédite de l’École Nationale des Chartes sous la direction de J. Chiffoleau et
d’O. Guyotjeannin, soutenue en 2011 (voir la position de thèse : http://www.encsorbonne.fr/fr/positions-these/usure-proces), vol. 1, p. 40-55.
1
réflexion des canonistes, des civilistes et des théologiens sur l’injustice de cette
pratique s’intensifie considérablement à la même [112] époque 3 . Et les
officialités règlent des conflits, annulent des contrats, imposent des restitutions
en raison de pratiques considérées comme usuraires 4 . Ce qu’établit le texte
de 1311, c’est une égalité de traitement entre les hérétiques et ceux qui
affirmeraient que l’usure n’est pas un péché – et non pas ceux qui la
pratiqueraient. En revanche, quelques années plus tard, la glose de
Giovanni d’Andrea considère comme une forme d’hérésie le fait de croire que
l’usure n’est pas un péché, ainsi que celui de favoriser l’usure, parce que cela
reviendrait à contredire la doctrine de l’Église et les Écritures 5 . Mais il ne
semble pas, de fait, que la pratique de l’usure seule tombe jamais vraiment sous
la juridiction des inquisiteurs, sans qu’en soit nié le caractère peccamineux et
sans qu’elle soit associée à d’autres crimes ou délits 6 . Autrement dit, les
inquisiteurs trouvent des hérétiques usuriers, des hérétiques qui affirment que
l’usure n’est pas un péché, des gens qui défendent la pratique de l’usure en
niant qu’elle constitue un péché et qui sont condamnés pour cela, mais ils ne
sont pas censés déclarer hérétiques des usuriers qui ne font rien de plus
qu’exercer l’usure.
La décision du concile de Vienne est souvent considérée par la tradition
historiographique
comme
l’aboutissement
d’un
long
processus
de
condamnation du prêt à intérêt. Ce processus se serait radicalisé et intensifié à
partir de la fin du
XIIe siècle
en réaction à l’essor économique urbain européen
impliquant le développement des échanges marchands et des opérations de
crédit. En 1311, l’Église se serait enfin donné les moyens coercitifs de faire
mieux respecter cet interdit moral si difficile à faire observer par des laïcs
avides de s’enrichir. En même temps qu’elle les décrit comme quasi
inapplicables et vains, la tradition historiographique considère que les discours
et la législation canonique anti-usuraires, souvent définis comme une
« doctrine » de l’usure, auraient freiné l’essor économique de l’Occident en
empêchant le prêt à intérêt, le grand commerce et les investissements
ENDEMANN W., Studien in der romanisch-kanonistischen Wirtschafts- und Rechtslehre bis gegen Ende des
17. Jahrhunderts,
2vol.,
Berlin,
J. Guttentag,
1874-1883
(réimpr. Scientia,
1962) ;
MCLAUGHLIN T. P., « The Teaching of the Canonists on Usury (XIIth, XIIIth and XIVth Centuries) »,
Mediaeval Studies, n° 1, 1939, p. 81-147 et n° 2, 1940, p. 1-22 ; LE BRAS G., « Usure», Dictionnaire de
théologie catholique, vol. 15, Paris, Letouzey et Ané, 1950, col. 2316-2390 ; LANGHOLM O., Economics
in Medieval Schools : Wealth, Exchange, Value, Money and Usury according to the Paris theological Tradition,
1200-1350, Leyde, Brill, 1992 ; ID., The Merchant in the Confessional : Trade and Price in the PreReformation Penitential Handbooks, Leyde, Brill, 2002 ; TODESCHINI G., I mercanti e il Tempio. La società
cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, Il Mulino, 2002.
4 PIA E. C., La giustizia del vescovo. Società, economia e Chiesa cittadina ad Asti tra XIII e XIV secolo, Rome,
Viella, 2014.
5 Gl. Si quis ; Non esse peccatum ; Haereticum ad Clem. 5, 5, 1, éd. Liber sextus decretalium
D. Bonifacii Papae VIII. ; Clementis Papae V. constitutione…, Lyon : [s.n.], 1584, col. 282-283, en
particulier Gl. Haereticum, col. 283 : non solum est haereticus male sentiens de articuli fidei, vel sacramentis
ecclesiae. de haeret. ad abolendam. in prin. sed etiam qui perversum habet dogma vel falsas vel novas opiniones
gignit. aut sequitur. 23. q. 3 inter schisma et haeresim. et c. haereticus. istud autem est contra doctrinam ecclesiae.
eo. tit. c. 3. etc. Voir l’analyse d’OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 422.
6 HENNER C., Beiträge zur Organisation und Competenz der Päpstlichen Ketzergerichte, Leipzig,
Duncker & Humblot, 1890, p. 321.
3
2
financiers. Les positions ecclésiastiques au regard de l’usure auraient eu
toutefois un effet bénéfique à long terme : la contrainte imposée aux activités
économiques des laïcs aurait poussé ceux-ci à imaginer les instruments
complexes du capitalisme financier moderne. L’Église aurait même joué un
rôle plus positif, un peu malgré elle, dans cette marche vers la modernité : face
à l’inéluctable essor des activités économiques laïques, à partir du
XIIIe
siècle,
elle aurait progressivement assoupli ses positions morales, notamment grâce à
la « redécouverte » [113] d’Aristote, participant ainsi sans le vouloir à
l’élaboration d’un certain nombre des solutions techniques qui seraient au
fondement même de l’économie moderne. Cette lecture faisant l’objet d’un
consensus à peu près général dans l’historiographie du
XXIe
XIXe
au début du
siècle, la discussion sur la condamnation de l’usure s’est focalisée sur le
moment où aurait été levé ou du moins suffisamment assoupli, pour le meilleur
ou pour le pire en fonction des sensibilités de chacun, l’obstacle de
l’interdiction absolue du prêt à intérêt (puisque c’est ainsi que le mot usura a été
unanimement traduit ce qui, on le verra, n’est pas si évident), interdiction
fondée sur le principe de charité et sanctionnée par la qualification de l’usure
comme péché mortel puis comme hérésie dans le cas où l’on affirmerait qu’elle
n’est pas un péché7.
Alors que ces analyses ont exploité les discours des théologiens, des
canonistes et des prédicateurs dans une perspective d’histoire de la pensée
économique et des origines du capitalisme, les spécialistes d’histoire de l’hérésie
et de l’inquisition les ont suivies lorsqu’ils ont tenté de mieux saisir l’accusation
de pratiquer l’usure ou de la défendre lancée contre ceux que l’Église
pourchassait et condamnait pour hérésie. Ainsi ont-ils cherché à expliquer
pourquoi le prêt à intérêt avait été déclaré hérétique et pourquoi des hérétiques
– notamment, mais pas seulement, ceux qui ont été appelés « cathares » par la
tradition historiographique8 – avaient été accusés de le pratiquer. D’une part,
Des travaux de SOMBART W., Die Juden und das Wirtschaftsleben, Leipzig, Duncker & Humblot,
1911 ; ID., Der Moderne Kapitalismus. Historisch-systematische Darstellung des gesamteuropäischen
Wirtschaftslebens von seinen Anfängen bis zur Gegenwart, 6 vol., Munich - Leipzig, Duncker & Humblot,
1928 à ceux de NORTH D. C., THOMAS R. P., The Rise of the Western World : A New Economic History,
Cambridge, Cambridge University Press, 1976, p. 92 en passant par NELSON B. N., The Idea of
Usury. From Tribal Brotherhood to Universal Otherhood, Princeton, Princeton University Press, 1949 ;
SCHUMPETER J. A., Histoire de l’analyse économique. t. I. L’âge des fondateurs (des origines à 1790), Paris,
Gallimard, 1983 (1ère éd. 1954), p. 144 ; LE GOFF J., Marchands et banquiers du Moyen Âge, Paris, PUF,
1956 ; ID., La bourse et la vie. Économie et religion au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1986 ; NOONAN J. T.,
The Scholastic Analysis of Usury, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1957 ; SCHNAPPER B.,
« La répression de l’usure et l’évolution économique », Tijdschrift voor rechtsgeschiedenis – Revue d’histoire
du droit, n° 37, 1969, p. 47-74 ; DE ROOVER R., La pensée économique des Scolastiques, Montréal-Paris,
Monchrestien, 1971 ; ID., Business, Banking and Economic Thought in Late Medieval and Early Modern
Europe, Chicago-Londres, 1974 la bibliographie est trop abondante et nuancée pour être toute citée
ici. Le lecteur est invité à se reporter aux analyses historiographiques de TODESCHINI G., Il prezzo
della salvezza. Lessici medievali del pensiero economico, Rome, Nuova Italia Scientifica, 1994, p. 39-113 ;
ID., « Usury in Christian Middle Ages. A Reconsideration of he Historiographical Tradition (19492010) », AMMANNATI F., éd., Religione e istituzioni religiose nell’economia europea. 1000-1800, Florence,
Firenze University Press, 2012, p. 119-130.
8 Contra ZERNER M., éd., L’histoire du catharisme, cit. ; BIGET J.-L., « Réflexions sur “l'hérésie” dans
le Midi de la France au Moyen Âge », Heresis, n° 36-37, 2002, p. 29-74 et les articles réunis dans ID.,
Hérésie et inquisition dans le midi de la France, Paris, Picard (Les médiévistes français), 2007 ; THERY J.,
« L’hérésie des ‘bons hommes’. Comment nommer la dissidence religieuse non vaudoise ni béguine
7
3
l’intérêt des inquisiteurs pour l’usure témoignerait de la dilatation croissante de
la qualification d’hérésie qui en viendrait à englober le prêt jusque-là seulement
réprouvé moralement et interdit par le droit canonique9. Les inquisiteurs qui
vivent des confiscations [114] auraient saisi l’aubaine de s’en prendre aux riches
marchands et prêteurs d’argent 10 . L’Église aurait pu en outre chercher à se
débarrasser plus aisément de ses créanciers en les poursuivant pour hérésie 11.
D’autre part, l’historiographie affirme que les hérétiques auraient manifesté une
grande tolérance envers le prêt à intérêt12. Selon cette tradition, la « religion
cathare » qui « a libéré les patriciens actifs du traditionnel scrupule catholique
relatif aux gains obtenus par le commerce et le crédit » n’aurait pas fait obstacle
au « vigoureux essor de l’économie citadine, artisanale, commerciale et
bancaire 13 ». Les hérétiques auraient même été « tout à fait capitalistes14 ». En
même temps, et de façon contradictoire, la pratique supposée cathare de
l’usure aurait dérivé d’une indifférence particulièrement prononcée des
hérétiques envers les biens matériels, le travail et la richesse, qui serait fondée
sur une foi spécifique et une conception particulière de la rédemption 15. La
condamnation de l’usure par l’Église s’expliquerait donc par les affinités des
milieux marchands avec l’hérésie. Selon ce type de lecture, le concile de Vienne
aurait tenté de donner aux inquisiteurs les moyens de mieux lutter contre
deux fléaux qui se seraient considérablement développés depuis la fin du
XIIe
siècle et qui auraient, semble-t-il, marché main dans la main, le prêt à
intérêt et l’hérésie. Il les aurait donc associés de façon un peu instrumentale,
afin de criminaliser le premier et de renforcer le caractère réprouvable de la
en Languedoc, XIIe siècle-début du XIVe siècle ? », Heresis, n° 36-37, 2002, p. 75-117 ; BRUNN U.,
« Cathari, catharistae, et cataprigii, ancêtres des cathares du XIIe siècle », Ibid., p. 183-200 ; ID., op. cit. ;
ID., Des contestataires aux « Cathares » : discours de réforme et propagande antihérétique dans les pays du Rhin et
de la Meuse avant l’Inquisition, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2006 ; PEGG M. G.,
« Innocent III, les ‘pestilentiels provençaux’ et le paradigme épuisé du catharisme », Innocent III et le
Midi, Toulouse, Privat (Cahiers de Fanjeaux, 50), 2015, p. 279-309 ; SENNIS A., éd., Cathars in
question, York, York Medieval Press – Boydell and Brewer, 2016 ont remis en cause, à la suite des
travaux de Jean-Louis Biget et de Monique Zerner, l’usage de ce terme notamment en
reconstituant sa construction historiographique et en soulignant son absence dans les sources
médiévales.
9 GIANSANTE M., art. cit., p. 196 suiv.
10 LEA H. Ch., Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge, Paris, Société nouvelle de librairie et d'édition,
1900-1902 (rééd. Grenoble, Jérôme Millon, 1986-1990), t. 1, p. 407-408 ; D’ALATRI M.,
L’inquisizione francescana nell’Italia centrale del Duecento, Rome, Istituto Storico dei Cappuccini, 1996,
p. 96 ; OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 401-402.
11 EKELUND R. B., HEBERT R. F., TOLLISON R. D., ANDERSON G. M., DAVIDSON A. B., Sacred
Trust. The Medieval Church as an Economic Firm, Oxford, Oxford Universty Press, 1996, p. 113 et suiv.
12 VIOLANTE C., « Hérésies urbaines et hérésies rurales en Italie du XIe au XIIIe siècle », LE GOFF J.,
éd., Hérésies et sociétés dans l’Europe préindustrielle ( XIe -XVIIIe siècles), Paris – La Haye, Mouton, 1968,
p. 171-197 ; CAPITANI O., L’etica economica medievale, Bologne, Patròn, 1974, p. 150 et notes
suivantes.
13 VIOLANTE C., art. cit., p. 185.
14 BORST A., Die Katharer, Stuttgart, Hiersemann (Schriften der Monumenta Germaniae Historica,
12), 1953, trad. fr., Les cathares, Paris, Payot, 1974 (éd. cit.), p. 161-162 (n. 2), cite aussi la
bibliographie antérieure.
15 DUVERNOY J., Le Catharisme : la religion des cathares, Toulouse, Privat, 1976, p. 196-201, 245-260 ;
ROACH A., « The Cathar Economy », Reading Medieval Studies, n° 12, 1987, p. 51-71 ;
GIANSANTE M., art. cit., p. 206-207 ; OBERSTE J., « In presenti seculo et in morte salvarentur. Le
catharisme et les élites urbaines dans les villes languedociennes (XIIIe-XIVe siècles) »,
TYMOWSKI M., éd., L’anthropologie de la ville médiévale. Ses aspects matériels et culturels, Varsovie,
Académie polonaise des sciences, 1999, p. 157-172 ; ID., « L’usurier », cit., p. 435-436 ; JIMENEZSANCHEZ P., Les catharismes. Modèles dissidents du christianisme médiéval ( XIIe -XIIIe siècle), Rennes, PUR,
2008, p. 180.
4
seconde, cela pour mieux décapiter les élites citadines accusées d’hérésie en les
privant des revenus du crédit 16 . Tout se passe comme si une économie
hérétique qualifiée d’usure avait véritablement existé, consistant dans la
pratique du prêt à intérêt, et appuyée sur une « théologie de l’échange »
hérétique, opposée à celle de l’Église, pour reprendre une expression
d’Alain Boureau17.
Cette position trouve son expression la moins nuancée mais la plus
significative dans la représentation historiographique d’un capitalisme hérétique
[115] ou d’une « église cathare » financée par les intérêts du crédit. Elle semble
émaner de la conjonction de trois thèses très anciennes et largement répandues
qui s’appuient ici les unes sur les autres : la première fait des hérétiques les
fidèles d’une église structurée et organisée dotée d’une théologie propre, la
seconde en fait les précurseurs de la réforme protestante et la troisième
considère cette dernière comme le facteur de l’essor du capitalisme alors que le
catholicisme aurait freiné le développement commercial et financier de
l’Europe pré-moderne 18. La théorie du laxisme et des affinités hérétiques et
marchandes avec l’usure entendue comme prêt à intérêt implique en effet l’idée
d’une continuité, si ce n’est une forme de filiation, des « théologies de
l’échange » depuis ce que l’on a appelé « catharisme » jusqu’au protestantisme,
en passant éventuellement par les écrits sur les contrats du frère mineur
Pierre de Jean Olivi et les milieux des Spirituels languedociens du
XIVe
siècle.
Dans cette optique, les « bons hommes » ne peuvent être que des prêteurs à
intérêt avant-coureurs du protestantisme et du capitalisme.
Les travaux de Jean-Louis Biget ont attiré l’attention sur le fait que,
dans l’Albigeois du
XIIIe-XIVe
siècle, les milieux marchands et artisans accusés
d’hérésie pratiquent bien le crédit et peuvent éventuellement tomber sous le
coup de l’accusation d’exercer l’usure19. Cela ne saurait être contesté et l’on ne
cherchera pas davantage à savoir si les hérétiques accusés de pratiquer ou de
défendre l’usure étaient réellement coupables d’exercer ou d’encourager le prêt
à intérêt. Après le concile de Vienne, des inquisiteurs ont bien utilisé la
qualification du canon Ex gravi pour infliger des amendes punissant ceux qui
OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 442 en particulier.
BOUREAU A., « La circulation des hérésies dans l’Europe médiévale », Les Cahiers du Centre de
Recherches Historiques, n° 42, 2008, p. 19-30, ici 29 (pour la citation)-30.
18 Contra sur les deux premiers points ZERNER M., éd., L’histoire du catharisme en discussion. Le
« concile » de Saint-Félix (1167), Turnhout, Brepols (Collection d’études médiévales de Nice, 3),
2001 ; EAD., « L’hérésie médiévale dans l’œuvre de Guillaume Besse (1645-1661). Érudition locale,
ambition parisienne, désastre final », Historiens modernes et Moyen Âge méridional, Toulouse, Privat
(Cahiers de Fanjeaux, 49), 2014, p. 419-437 ; BRUNN U., op. cit.
19 BIGET J.-L., « Aspects du crédit dans l’Albigeois à la fin du XIIIe siècle », Castres et pays tarnais,
Albi, Éditions de la « Revue du Tarn », 1972, p. 1-50 ; ID., « Autour de Bernard Délicieux.
Franciscanisme et société en Languedoc entre 1295 et 1330 », Revue d’Histoire de l’Église de France,
t. 70, n° 184, 1984, p. 75-93 ; ID., « L'extinction du catharisme urbain : les points chauds de la
répression », Effacement du Catharisme (XIIIe -XIVe siècle), Toulouse, Privat (Cahiers de Fanjeaux, 20),
1995, p. 305-340 ; THERY J., « les archives inquisitoriales, éclairage sur les dissidences : l’exemple
d’Albi et de l’Albigeois (1276-1329), in Inquisition et société en Pays d’Oc, Toulouse, Privat, 2014, p.
369-396.
16
17
5
auraient défendu l’usure en affirmant que celle-ci n’était pas un péché 20. Le
crime ajoutant au crime, l’accusation de pratiquer ou de favoriser l’usure et
celle d’adhérer à une hérésie ont peut-être été associées et maniées parfois par
les inquisiteurs contre les ennemis de l’Église, surtout lorsque des groupes
citadins étaient la cible de ces accusations 21. Par ailleurs, la nature ou la forme
de l’hérésie que pourrait constituer soit le fait de pratiquer l’usure soit celui de
l’encourager et de prétendre que celle-ci n’est pas un péché, selon les divisions
d’Eugenio Dupré Theseider entre « eresia tecnica » et « eresia d’ufficio » (ou
entre comportements et croyances hérétiques), ne sera pas non plus discutée ici
puisque cela a déjà fait l’objet d’autres travaux. Il en ira de même du cadre
chronologique du processus par lequel les canonistes ont peu à peu effectué et
établi ce rapprochement entre le XIIe et le début du XIVe siècle22.
Le problème, en revanche, est que ces analyses ne permettent pas de
comprendre pourquoi, dans un monde où le prêt à intérêt est très largement
pratiqué, seuls quelques prêteurs sont inquiétés et encourent l’accusation de
pratiquer l’usure ou bien sont accusés par des inquisiteurs d’en défendre la
licéité, ni comment ces usuriers se sont retrouvés aux marges de l’hérésie,
comme à celles de la société chrétienne. L’objet de cet article est d’essayer [116]
de mieux saisir les logiques profondes de cette association, de ce
rapprochement puis de cette identification ainsi que leurs conséquences pour la
définition de l’usure comme pour la qualification d’hérésie avant le concile de
Vienne et jusqu’aux années qui l’ont immédiatement suivi. Ce faisant,
l’existence d’une économie hérétique fondée sur le prêt à intérêt sera remise en
cause ici en tant que logique de ce processus d’assimilation et de
condamnation, de même que le lien supposé entre condamnation de l’usure,
hérésies médiévales et capitalisme marchand auquel l’Église se serait opposée et
aurait tenté de résister vainement à la fin du Moyen Âge.
20 D’ALATRI M., Loc. cit. ; PAOLINI L., L’eresia a Bologna fra XIII e XIV secolo, Rome, Istituto Storico
Italiano per il Medio Evo (Studi storici, 93-96), 1975, vol. 1, p. 31 ; ID., « Le finanze
dell’inquisizione in Italia (XIII- XIV sec.) », Gli spazi economici della Chiesa nell’Occidente mediterraneo
(secoli XII-metà XIV), Atti del 16° Convegno internazionale di Studi (Pistoia, 16-19 maggio 1997),
Rome, Viella (Centro Italiano di Studi di Storia ed Arte – Pistoia. Atti, 16), 1999, p. 441-481 ;
GIANSANTE M., art. cit. ; BENEDETTI M., Inquisitori lombardi del Duecento, Rome, Edizioni di Storia e
Letteratura (Temi e Testi, 66), 2008, p. 175-176 ; PARENT S., « Entre extorsion et procès truqués.
Le contrôle de l’activité des inquisiteurs en Italie au XIVe siècle » dans ce volume.
21 OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 444-445 notamment.
22 DUPRE THESEIDER E., « L’eresia a Bologna nei tempi di Dante », ID., Mondo cittadino e movimenti
ereticali nel medio evo, Bologne, Pàtron (Collana di studi storici medievali, 5), 1978 (1958), p. 261-315 ;
PAOLINI L., « Gli ordini mendicanti e l’inquisizione. Il « comportamento » degli eretici e il giudizio
sui frati », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge – Temps Modernes, n° 89, 1977, p. 695-709
(700-701) ; MORGHEN R., « Aspetti ereticali dei movimenti religiosi popolari », ID., Tradizione
religiosa nella civiltà dell’Occidente cristiano. Saggi di storia e di storiografia, Rome, Istituto Storico Italiano
per il Medio Evo (Studi Storici, 112-114), 1979, p. 95-108 ; GIANSANTE M., art. cit., p. 204-205 ;
OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 402.
6
1. Avares, juifs et usuriers
Le traité De Tobia d’Ambroise de Milan, composé dans la
deuxième moitié du
IVe
siècle, est le premier traité chrétien de langue latine
entièrement consacré à l’usure. Après une condamnation générale de la
pratique de l’usure qui appauvrit les peuples, relève du vol, est injuste pour les
plus pauvres 23 , constitue une menace pour l’ordre et la cohésion de la
communauté des fidèles (civitas), la seconde partie du traité insère cette pratique
dans une lecture exégétique. Ambroise de Milan explique les règles du salut aux
fidèles en les encourageant à se comporter comme de bons usuriers qui
investissent leurs richesses pour les accroître, à l’image du bon administrateur
de la parabole des talents. Il qualifie Dieu d’usurier qui fait fructifier les bonnes
œuvres dans les cieux. Les boni faeneratores sont donc, de façon métaphorique,
les fidèles qui ont compris les règles du salut24. En même temps, l’analyse de
l’évêque de Milan associe l’usure à la trahison de Judas et des juifs qui auraient,
selon lui, donné à l’apôtre l’argent pour la mort du Sauveur, agissant en cela
comme des mali faeneratores, comme des usuriers25. Dans ce cas, l’usure n’est
donc pas stricto sensu une opération de prêt à intérêt mais plutôt la vente d’un
bien de salut dont la valeur inestimable et le profit sont niés, ignorés et rejetés
par les juifs et par Judas. En cela, les juifs se comportent non seulement
comme des usuriers mais comme les assassins des innocents, un motif très
courant qui intervient également à la même époque dans la définition et la
défense de la gestion des biens des églises par les évêques26.
Selon Ambroise, l’usure peut donc être bonne ou mauvaise. L’usura
négative, ou le mauvais faenus, est l’un des aspects de l’avaritia, l’une des
pratiques caractéristiques des avari27. Elle fait partie des différents turpia lucra et
en devient synonyme 28. Par une métaphore où la monnaie est à l’effigie de
Dieu et représente sa parole, Ambroise de Milan fait de l’usure la pratique par
excellence des juifs, des ennemis du Christ et de la communauté des fidèles, de
ceux qui refusent la parole divine, mali faeneratores [117] qui ne reconnaissent
pas la valeur inestimable du Christ et ont vendu celui-ci29. Les juifs sont, selon
lui, avares de leur foi parce qu’ils rejettent la conversion et donc avares
AMBROISE DE MILAN, De Tobia, éd. SCHENKL K., Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum, 32, 2,
Vienne, 1897, p. 517-573 : 3, 11, p. 523-524 ; 4, 12, p. 524.
24 Ibid., 19, 65, p. 558.
25 Ibid., 4, 12, p. 524 : Itaque cum proditionem Iudae subiecerit, hoc [scil. Ps. 54] praemisit, siue quod ultra
sacrilegi inuidiam coniuratis dominicae necis faenoris crimen adcederet siue quod tantum sacrilegium satis abundeque
usura faenoris ultum iret. Mali faeneratores, qui dederunt pecuniam, ut interficerent salutis auctorem, mali et isti qui
dant, ut interficiam innocentem. Et iste quoque qui pecuniam acceperit ut proditor Iudas laqueo se et ipse suspendit.
26 TONEATTO V., Les Banquiers du Seigneur. Moines et évêques face à la richesse (IVe -début IXe siècle),
Rennes, PUR, 2012, p. 92 et suiv. dont les analyses sont reprises dans ce paragraphe et dans toute
la première partie ; et RADICI COLACE P., « Moneta, linguaggio e pensiero nei Padri della Chiesa
fra tradizione pagana ed esegesi biblica », Koinonia, n° 14, 1990, p. 47-64.
27 TONEATTO V., Loc. cit.
28 Loc. cit.
29 AMBROISE DE MILAN, De Tobia, éd. cit., 19, 64, p. 557.
23
7
également dans la vie quotidienne et les échanges puisqu’ils ne comprennent
pas la valeur de l’argent qui est censé circuler dans la communauté alors qu’ils
retiennent pour eux-mêmes les richesses. L’assimilation de l’usure à l’avarice en
tant qu’activité typiquement juive, en lien avec une avarice dérivant du refus du
Christ, joue un rôle fondamental dans la formation d’un lien très étroit entre,
d’une part, l’absence de foi ou l’incompréhension et le refus de la Vérité et,
d’autre part, des pratiques économiques jugées avaricieuses et déviantes 30 .
L’usura dévore non seulement l’âme du coupable mais aussi la richesse en
général et la communauté des fidèles. Son lien avec l’avaritia la rend
potentiellement présente, comme ce péché, au sein même de la communauté
chrétienne. Ambroise déclare que les hérétiques sont avares31. L’usure est en
outre une pratique qui caractérise les infidèles et les barbares incapables de
comprendre la vraie valeur des choses et de la foi, comme c’est le cas des Huns
qu’il accuse de se mettre eux-mêmes en gage auprès des usuriers32.
À la même époque, l’Ambrosiaster commente dans le même sens un
passage de la seconde épître de Paul à Timothée où figure une longue liste de
pécheurs parmi lesquels figurent les avares aux côtés, notamment, des
superbes, des criminels, des impies et des sans foi, des désobéissants et des
ennemis du bien qui n’ont que l’apparence de la piété, expression qui les
rapproche tous des hérétiques 33 . Ce rapprochement est complet lorsque le
commentateur déclare ensuite que la démultiplication de ces pécheurs
accomplit la prophétie apostolique des maux futurs causés par les hérétiques et
les juifs34. Dès lors que le mot usura est employé comme synonyme de l’avarice
et de l’infidélité, attributs des juifs et des hérétiques, il désigne non seulement
toutes les pratiques économiques qui vont à l’encontre de la foi et lèsent la
communauté chrétienne, mais aussi toutes celles qui peuvent être observées
chez les ennemis du Christ et du bien, celles qui les caractérisent et qui
consistent notamment en l’accaparement, en l’accumulation illégitime des biens
de la communauté.
30 TODESCHINI G., « Quantum valet ? Alle origini di un’economia della povertà », Bollettino dell’Istituto
Storico Italiano per il Medio Evo, n° 98, 1992, p. 173-234 ; ID., Visibilmente crudeli. Malviventi, persone
sospette e gente qualunque dal Medioevo all’Età moderna, Bologne, Il Mulino, 2007, p. 22 et suiv. (trad. fr.
Au pays des sans nom. Gens de mauvaise vie, personnes suspectes ou ordinaires du Moyen Âge à l’époque moderne,
Lagrasse, Verdier, 2015, p. 42 et suiv.) ; ID., Come Giuda. La gente comune e i giochi dell’economia all’inizio
dell’epoca moderna, Bologne, Il Mulino, 2011 p. 15 et suiv. ; ID., La banca e il ghetto. Una storia italiana,
Bari, Laterza, 2016, p. 27 et suiv. ; TONEATTO V., op. cit., p. 103 et suiv., 112-116.
31 AMBROISE DE MILAN, Expositio evangelii secundum Lucam, 7, 51, éd., ADRIAEN M., Turnhout,
Brepols (Corpus Christianorum Series Latina, 14), 1957. Voir TONEATTO V., « Aux marges de la
foi, aux confins de l’humanité : bestialité, hérésie et judaïsme de la fin de l’Antiquité au début du
Moyen Âge » dans ce volume.
32 ID., De Tobia, éd. cit., p. 557.
33 AMBROSIASTER, In epistolam Pauli ad Timotheum secundam, III, 1-5, PL 17, p. 493 et suiv. : Hoc autem
scito, quia in novissimis diebus instabunt tempora periculosa ; erunt enim homines sui tantum amatores, avari,
insolentes, superbi, blasphemi, parentibus non obsequentes, ingrati, impii, sine fide, sine dilectione, criminatores,
incontinentes, immites, bonorum inimici, proditores, protervi, tumidi, amatores voluptatum magis quam Dei,
habentes formam pietatis, virtutem autem ejus abnegantes ; et hos devita.
34 Loc. cit. : Prophetia est haec sancti Apostoli, in qua praevidit quanta mala futura essent haereticorum et
Judaeorum ; in his enim omnia ista, quae inimica fidei sunt, denotantur. Sur le rapprochement entre juifs et
hérétiques dans la patristique, voir les mentions de TODESCHINI G., Visibilmente crudeli, cit., p. 2229 et TONEATTO V. dans ce volume.
8
Le lien étroit entre usure et judaïsme établi depuis la fin de l’Antiquité
est réactivé et se noue, pour ainsi dire, avec le lien, étudié par David Berger,
entre judaïsme et hérésie, [118] qui se renforce à partir des
XIIe-XIIIe
siècles35.
Au moment où l’Église et ses inquisiteurs supposent des contacts et des
échanges doctrinaux entre juifs et groupes hérétiques, cette double association
entre usure et judaïsme et entre judaïsme et hérésie est donc l’un des vecteurs
par lequel on peut penser que se soude logiquement celle qui relie usure et
hérésie.
Par ailleurs, le mot usura en tant que pratique spécifique des avari est
employé dans la littérature patristique exégétique et homilétique comme
antonyme de l’usus et de la dispensatio qui caractérisent au contraire le rapport
aux res du clergé et des moines, ainsi que la fonction de l’Église comme garante,
protectrice et dispensatrice des biens matériels et spirituels de la
communauté36. Est coupable d’usure celui dont les pratiques (il ne s’agit pas
nécessairement du prêt à intérêt) portent atteinte à l’action dispensatrice du
clergé. Usura devient donc aussi synonyme d’une atteinte aux fonctions
sacerdotales et notamment à l’autorité des évêques.
De façon significative, dans la lignée de ces textes, pendant les siècles
suivants, la condamnation de l’usure signifie certes, dans certains contextes,
une interdiction simple du prêt à intérêt pratiqué par des personnes privées ou
des représentants des pouvoirs publics à des fins personnelles – telle qu’on la
trouve par exemple dans le capitulaire de Nimègue (806) qui condamne
particulièrement l’usure en période de famine. Mais elle est aussi insérée dans
un ensemble de normes conciliaires et capitulaires qui proscrivent cette
pratique au clergé et aux administrateurs royaux ou impériaux, en reprenant des
normes plus anciennes remontant au concile de Chalcédoine et en insistant sur
la gestion des biens des pauvres, prérogative épiscopale et royale37. Hincmar de
Reims rappelle dans une lettre adressée au pape Adrien II l’interdiction de faire
entrer dans le clergé les séditieux et les usuriers prononcée par le concile de
35 BERGER D., « Christian Heresy and Jewish Polemic in the Twelfth and Thirteenth Centuries »,
The Harvard Theological Review, vol. 68, n° 3/4, 1975, p. 287-303 ; LANGMUIR G. I., « From Ambrose
of Milan to Emicho of Leiningen : the Transformation of Hostility Against Jews in Northern
Christendom », Gli Ebrei nell'Alto Medioevo, Spolète, CISAM, 1980 (XXVII Settimana di Studio del
CISAM), p. 313-368 ; TODESCHINI G., La ricchezza degli ebrei. Merci e denaro nella riflessione ebraica e
nella definizione cristiana dell’usura alla fine del Medioevo, Spolète, CISAM (Biblioteca degli studi
medievali, 15), 1989 ; MOORE R. I., La persécution. Sa formation en Europe (Xe-XIIIe siècle), Paris, Les
Belles Lettres, 1991 (1ère éd., Oxford-New York, Basil Blackwell, 1987), p. 163 et suiv. ; IOGNAPRAT D., Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam 1000-1150,
Paris, Aubier, 1998.
36 TONEATTO V., op. cit., passim.
37 SIEMS H., Handel und Wucher im Spiegel frühmittelalterlicher Rechtsquellen, Hanovre, Hahn (MGH
Schriften, 35), 1992 ; TODESCHINI G., Il prezzo, cit., p. 145 et suiv. ; ID., « I vocabolari dell’analisi
economica fra alto e basso medioevo : dai lessici della disciplina monastica ai lessici antiusurari (XXIII secolo) », Rivista storica italiana, 110/3, 1998, p. 781-833 ; ID., « Linguaggi teologici e linguaggi
amministrativi : le logiche sacre del discorso economico fra VIII e X secolo », Quaderni storici,
n° 102/3, 1999, p. 597-616 ; ID., « La razionalità monetaria cristiana fra polemica antisimoniaca e
polemica antiusuraria (XII-XIV secolo) », XXVI Semana de Estudios Medievales Estella, 19 a 23 julio
de 1999, Pampelune, Fondo de Publicaciones del Gobierno de Navarra, 2000, p. 369-386 ; ID.,
« Linguaggi economici ed ecclesiologia fra XIe XIIe secolo : dai Libelli de lite al Decretum Gratiani »,
ROSSETTI G., VITOLO G., éd., Medioevo, Mezzogiorno, Mediterraneo. Studi in onore di Mario Del Treppo,
vol. 1, Naples, Liguori, 2000, p. 59-87 ; ID., I mercanti, cit., p. 94 et suiv.
9
Carthage 38 . Ainsi, du côté ecclésiastique, l’interdiction de l’usure aux clercs
s’insère peu à peu dans les discours qui soutiennent l’affirmation du rôle des
évêques dans la gestion des biens d’Église et dans le contrôle de la vie
économique du clergé, tandis que l’usure elle-même est associée à la sédition et
à la rébellion des clercs et que, par conséquent, sa condamnation relève de la
défense du pouvoir et de l’autorité épiscopale39. [119]
2. Simoniaques, schismatiques et usuriers
Dès le second tiers du
Xe
siècle, l’évêque Atton de Verceil dénonce
auprès des prêtres de son diocèse l’imbrication des intérêts privés et familiaux
et de l’utilité de l’Église, à travers des pratiques qu’il associe à l’avarice, à
l’envie, à la rapacité et à l’usure40. L’usure des clercs et des laïcs est considérée
comme une pratique qui lèse le patrimoine ecclésiastique, appauvrit et
discrédite l’Église, revient au refus de payer les dîmes et les prémices, relève
enfin du sacrilège 41 . Dans le contexte réformateur, en même temps qu’ils
condamnent la simonie et le nicolaïsme, les conciles et les synodes reprennent
les vieux interdits de pratiquer l’usure adressés au clergé et aux moines, à Reims
en 1049, à Rome en 1059 où les clercs usuriers sont menacés d’anathème, à
Gérone en 1068 où l’interdit est étendu aux « ministres des laïcs » qui risquent
comme les clercs de perdre leurs fonctions 42. La pratique de l’usure est ainsi
déclarée juridiquement incompatible avec l’exercice de charges « publiques » ou
sacrées, dans le sens où serait honteux un profit personnel éventuellement tiré
de ces activités.
Vers 1057-1058, au moment où la simonie, c’est-à-dire surtout
l’intervention des laïcs dans la nomination et l’élection des membres du clergé
et dans la gestion des biens d’Église, commence à être de plus en plus
intensément combattue et où son antique définition comme hérésie est
réactivée avec une force politique et ecclésiologique inédite 43 , le cardinal-
38 Epistola Hincmari Rhemensis ad Adrianum papam, PL 126, col. 648A : In canonibus autem Africae
provinciae concilii quarti capitulo 67, De seditionariis et usurariis, ne clerici fiant scriptum est ita : « Seditionarios
nunquam ordinandos [al., ordin. clericos], vel injuriarum suarum ultores ».
39 TONEATTO V., op. cit., p. 92 et suiv.
40 ATTON DE VERCEIL, Epistola IX ad omnes sacerdotes dioecesis Vercellensis, PL 134, p. 117 : Insuper, ut
talis ditetur familia, ipsi cupidi, rapaces, usurarii, avari et invidi, ac fraudulenti efficiuntur. Unde non modicum
Ecclesia patitur detrimentum. Nam populus hoc considerans, decimas et primitias ipsis exigentibus reddere Deo
contemnunt, nullumque obsequium sanctae Dei Ecclesiae persolvere volunt, unde ipsi sacerdotes aliquod consequi
possint emolumentum. Et inde populus sacrilegus efficitur.
41 TODESCHINI G., « Olivi e il mercator cristiano », BOUREAU A., PIRON S., éd., Pierre de Jean Olivi
(1248-1298). Pensée scolastique, dissidence spirituelle et société, Paris, Vrin, 1999, p. 217-237 (p. 220).
42 LE BRAS G., art. cit., col. 2335.
43 Sur la simonie, hérésie depuis l’antiquité, réactivée pendant la réforme, LECLERCQ J., « Simoniaca
haeresis », Studi Gregoriani, n° 1, 1947, p. 523-530 ; DE VOOGHT P., « La ‘simoniaca haeresis’ selon les
auteurs scolastiques », Ephemerides Theologicae Lovanienses, n° 30/1, 1954, p. 64-68 ; GILCHRIST J.,
« "Simoniaca haeresis" and the problem of orders from Leo IX to Gratian », KUTTNER S., RYAN J. J.,
éd., Proceedings of the Second International Congress of Medieval Canon Law, Cité du Vatican, S.
Congregatio de Seminariis et Studiorum Universitatibus (Monumenta Iuris Canonici, series C,
Subsidia, 1), 1963, p. 209-235 ; WEITZEL J., Begriff und Erscheinungsformen der Simonie bei Gratian und
den Dekretisten, Munich, Max Hueber (Münchener Theologische Studien III,. Kan. Abt. 25), 1967.
Voir la mise au point d’I. Rosé dans ce volume pour le haut Moyen Âge.
10
évêque de Silva Candida Humbert de Moyenmoutier déclare que les
simoniaques sont aussi des usuriers du fait de leur avarice puisque tous les
avares sont des usuriers et tous les usuriers des avares44. Les simoniaques sont,
selon Humbert, « les grands usuriers » de Mammon, personnification de
l’amour de la richesse45. Par cette allusion à Matthieu 6, 24, il suggère que le
simoniaque qui est aussi un usurier ne sert pas Dieu mais un autre maître,
comme l’avare ou l’infidèle et comme l’hérétique. Les mesures conciliaires des
années 1050 reliant l’usure non seulement au prêt à intérêt mais aussi à des
pratiques administratives répréhensibles la rapprochent étroitement de la
simonie, dont la dimension économique est précisément au cœur de l’arsenal
idéologique et juridique que la papauté et les réformateurs [120] sont en train
de mobiliser46. L’association et la quasi identification de l’usure avec la simonie
est rarement formulée de façon aussi explicite dans la littérature réformatrice
que chez le cardinal Humbert. L’importance de cette association dérive aussi de
la diffusion du traité politique Adversus simoniacos sur les relations entre empire
et papauté dans lequel Humbert l’élabore. Elle indique bien, en outre, que le
mot usura ne signifie pas forcément « prêt à intérêt » mais plutôt « avarice » en
général, ce que l’on trouve dans d’autres textes, notamment chez Pierre
Damien. Elle n’est pas seulement le fruit des qualités politiques de son auteur –
alors bibliothécaire et conseiller du pape Léon IX, proche de son successeur
Nicolas II, artisan de la décrétale sur l’élection pontificale de 1059 – mais aussi
d’une longue tradition. Plus concrètement, celle-ci identifie l’usure à toutes les
pratiques économiques qui lèsent les intérêts de l’Église parce qu’elles sont le
fait d’hommes non élus, ordonnés ou investis convenablement, en faisant
entrer en jeu des intérêts « privés » ou personnels et profanes plutôt que ceux,
sacrés, communautaires et garantis par le pape, à Rome, de l’institution
ecclésiale.
Une formule du décret de Nicolas II sur l’élection pontificale (1059)
renvoie explicitement aux activités professionnelles rattachées à l’usure en
dénonçant les coups répétés de l’« hérésie simoniaque » et des « petits prêteurs-
HUBERTI DE SILVA CANDIDA Adversus Simoniacos, I, 16, éd. MGH, Libelli de Lite, I, p. 126 : Sed
hinc iam aliqua magni Ambrosii subiungantur dicta, quibus symoniaci, quia avari comprobentur, etiam usurarii et
ideo, secundum quod scriptum est, super omnes maledicti. Omnis quippe avarus usurarius, et omnis usurarius
avarus.
45 Ibid., II, 10, éd. cit., p. 150 : Specialiter autem a maligno mammona, cuius sunt summi usurarii, cuique omnis
intentio et actio eorum militat.
46 LYNCH J. H., Simoniacal Entry into Religious Life from 1000 to 1260. A social, economic and legal Study,
Columbus – Ohio, The Ohio State University Press, 1976 ; CAPITANI O., Tradizione ed
interpretazione : dialettiche ecclesiologiche del sec. XI, Rome, Jouvence, 1980 ont largement attiré l’attention
sur la dimension économique de la polémique contre la simonie ; TODESCHINI G., Il prezzo, cit.,
p. 163 et suiv. ; ID., « Linguaggi economici », cit., passim ; ID., I mercanti, cit., p. 94 et suiv., 257 et
suiv. ; BAIN E., Église, richesse et pauvreté dans l’Occident médiéval. L’exégèse des Évangiles aux XIIeXIIIe siècles, Turnhout, Brepols (Collection d’études médiévales de Nice, 16), 2014, p. 281-293 ;
LANGHOLM O., Economics in Medieval Schools : Wealth, Exchange, Value, money and Usury according to the
Paris Theological Tradition. 1200-1350, Leyde, Brill, 1992, p. 355 pour la période suivante relève aussi
les associations étroites entre simonie et usure.
44
11
changeurs » (trapezites)47. Le terme d’origine grecque trapezita revêt en latin une
valeur négative et péjorative depuis le
Ier
siècle en désignant un changeur
d’origine servile et étrangère, orientale. De même sa traduction littérale
mensularius, qui devient une injure synonyme d’avare, évoquant l’usure au sens
de spéculation louche48. Les trapezites, dont le nom dérive de la table de change
(trapeza) – c’est ainsi que la Bible des Septante nomme le banc des changeurs
du Temple – doivent être ici rapprochés, précisément, des nummularii chassés
par Jésus avec les vendeurs de colombes, c’est-à-dire les simoniaques selon
l’exégèse49.
[121] Au même moment, entre le milieu des années 1050 et le début de
la décennie suivante, l’un des principaux idéologues de la réforme,
Pierre Damien définit dans plusieurs de ses lettres les modalités d’une bonne
administration ecclésiastique et monastique opposées au turpis questus de la
simonie50. L’une de ses lettres contre la simonie envoyée en 1060 à un évêque
non identifié rapporte le cas d’un prêtre qui, non content d’être simoniaque et
nicolaïte ou du moins d’entretenir un style de vie charnel, accumule avec
avidité l’argent et s’approprie les profits (usuras) des prêts à intérêt51. On trouve
ici établi un lien classique entre avarice, simonie, rapacité et luxure, qui se noue
pendant cette période et qui est promis à un long avenir52. La simonie – en tant
qu’hérésie consistant en la dilapidation des res ecclesiae et en la « vente de
l’Église » aussi bien que dans l’achat et la vente de l’ordination sacerdotale –
47 NICOLAS II, Decretum electionis pontificiae, éd. WEILAND L., MGH. Leges. Constitutiones et acta publica
imperatorum et regum, I (911-1197), Hanovre, Hahn, 1893, p. 538-541, ici éd. FRIEDBERG E., Corpus
Iuris Canonici. Pars prior : Decretum magistri Gratiani, Leipzig, Tauchnitz, 1879 (réimpr. Graz,
Akademische Druck, 1959, abrégé ensuite Fr.), Decretum Grat., D. 23, c. 1 (Fr. 77) : Novit beatitudo
vestra, dilectissimi fratres et coepiscopi, inferiora quoque membra non latuit, defuncto piae memoriae domino
Stephano predecessore nostro hec apostolica sedes, cui auctore Deo deservio, quot adversa pertulerit, quot denique per
simoniacae haeresis trapezitas repetitis malleis crebrisque tunsionibus subiacuerit (…). Il semble plus opportun
de voir dans ces trapezites du milieu du XIe siècle, en lien avec l’emploi de ce terme d’origine
grecque dans l’exégèse (BOGAERT R., « Changeurs et banquiers chez les Pères de l’Église », Ancient
Society, n° 4, 1973, p. 239-270) et avec leur association aux vendeurs de colombes et de bœufs dans
la Bible, de petits prêteurs-changeurs, des tenanciers d’un banc de change, plutôt que de véritables
banquiers et financiers, même si leur métier a parfois été considéré comme l’ancêtre de la banque
(DE ROOVER R., Money, Banking and Credit in Mediaeval Bruges. Italian Merchant Bankers, Lombards and
Money Changers. A Study in the Origins of Banking, Cambridge (Mass.), Mediaeval Academy of
America, 1948).
48 ANDREAU J., La vie financière dans le monde romain : les métiers de manieurs d’argent (IVe siècle av. J.-C. –
IIIe siècle ap. J.-C.), Rome, École française de Rome (Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et
de Rome, 265), 1987, rééd. 2015 (cit.), p. 222-223 et 244-245.
49 Mt 21, 12 ; Jn 2, 14 ; Mc 11, 16 ; TODESCHINI G., « Linguaggi economici », p. 65-74 ; Id., I
mercanti, cit., p. 176-178 montre le rôle de cette référence dans la lutte contre la simonie et
l’ecclésiologie entre le milieu du XIe et le milieu du XIIe siècle, notamment avec son insertion dans le
Décret. Sur l’exégèse, BAIN E., « Les marchands chassés du Temple, entre commentaires et usages
sociaux », Médiévales, n° 55, 2008, p. 53-74 conteste cette interprétation au profit d’une lecture plus
traditionnelle privilégiant la condamnation des activités marchandes en général ; puis ID., op. cit.,
p. 281-293.
50 PETRI DAMIANI Epistola 50 (1057), 73 (1060), 74 (1060), 80 (1060), 97 (1063), 98 (1063), 102
(1063-64), 105 (1064), 110 (1064), 153 (de perfectione monachorum), éd. REINDEL K., Die Briefe des
Petrus Damiani, I-IV, Münich, 1983-1990 (MGH Epistolae II, Die Briefe des deutschen Kaiserzeit, 4). En
particulier, Epistola 73 (1060), p. 368 : (...) numquam turpis ille questus in nostri iuris lucra deveniat,
numquam in nostre facultatis augmenta proficiat, ne dum quasi pro alendorum pauperum exhibende pietatis intuitu
delinquere non metuimus, sub colore misericordiae Deum crudeliter offendamus (...).
51 PETRI DAMIANI Epistola 80 (1060), éd., MGH, Epistolae, 4, 2 (Die Briefe des Petrus Damiani, vol. 2),
p. 411-412 : Unde fortasse contigit, quod cuidam suo presbytero venerabilis Alphanus Salernitanus archiepiscopus
nuper evenisse perhibuit. Qui nimirum presbyter ad cumulandos pecuniae questus non mediocriter avidus, et
faenorum captabat usuras, et de caetero carnali conversatione vivebat.
52 THERY J., « Luxure cléricale, gouvernement de l’Église et royauté capétienne au temps de la
‘Bible de saint Louis’ », Revue Mabillon, n° 25, 2014, p. 165-194.
12
devient donc, comme l’usure, l’un des archétypes du turpe lucrum contraire à la
gestion ordonnée et sacrée des clercs et des moines53. Pierre Damien unit ainsi
explicitement la simonie à l’avarice et aux désordres qu’elle provoque dans le
gouvernement de l’Église. Les lettres qu’il envoie aux évêques cardinaux et au
pape Alexandre II en 1063-1064, en plein schisme, font de l’avaritia et de l’amor
pecuniae, du désir compulsif de richesse et d’accumulation à la base des
pratiques usuraires, les principes mêmes du dysfonctionnement du
gouvernement de l’Église, et les fondements de l’hérésie simoniaque. De même
qu’Humbert de Moyenmoutier avait établi une équivalence entre le
simoniaque, l’avare et l’usurier, Pierre Damien déclare que l’avare est l’égal de
l’hérétique (aequatur hereticis)54.
Cette association étroite entre l’avarice, l’usure et la simonie n’est pas
anecdotique et limitée à ces quelques auteurs particulièrement connus et
influents, même si l’on en trouve peu d’occurrences directes dans les sources
écrites. Elle est le fruit de l’influence des analyses patristiques de l’usure et
probablement de celle d’Ambroise de Milan lequel, on l’a vu, lui a consacré un
important traité, où cette déviance ne qualifie pas seulement le prêt mais aussi,
déjà, l’achat-vente des biens de salut en servant de métaphore à la trahison de
Judas. Elle passe en outre discrètement chez les canonistes, au
XIIe
siècle, à
travers la définition d’une studiosa cupiditas, d’une cupidité effective, active [122]
et pas seulement intentionnelle, caractérisant peu à peu les deux déviances,
chez Rufin vers 1164 pour la simonie (repris par exemple par Giovanni di
Faenza et Uguccio da Pisa), puis chez Alain de Lille qui l’applique à l’usure à la
fin du siècle55.
Entre 1060 et 1140 environ, plusieurs auteurs connectent l’hérésie des
simoniaques à la perfidie et à l’infidélité des juifs et de Judas56. Cette connexion
53 TODESCHINI G., « I vocabolari », p. 826-827 ; ČERNIC P., « Per la storia del lessico economico
medievale. Le “epistolae” di Pier Damiani (1043-1069) », Studi medievali, n°40, 1999, p. 633-680; ID.,
« Discorso economico monastico. La polemica antisimoniaca come tentativo di razionalizzazione
dei meccanismi economico-monetari », TONEATTO V., ČERNIC P., PAULITTI S., Economia monastica.
Dalla disciplina del desiderio all’amministrazione razionale, Spolète, CISAM, 2004, p. 89-188.
54 PETRI DAMIANI Epistolae 97, 98 (1063), et en particulier Epistola 97, p. 69: Si enim nichil est avaro
scelestius, nichil iniquius, non ergo melior parricidis, non prefertur incestis, aequatur hereticis, assimilatur idolatris.
(...) Sit ergo quilibet castus, sit sobrius, sit indigentibus alendis intentus, hospitalitati deditus, ieiunet, vigilet, diem
nocti psallendo continuet : si tamen avarus est, totum perdit, ita ut inter omnium criminum reos nequiorem se
invenire non possit (...) ; voir TODESCHINI G., « I vocabolari », p. 801.
55 RUFIN, Summa decretorum, ad C. 1, pr., éd. SINGER H., Die Summa decretorum des Magister Rufinus,
Paderborn, F. Schöningh, 1902 (réimpr. Scientia Verlag, 1963) ; voir les gloses ad C. 1, pr. de
Giovanni di Faenza et Uguccio da Pisa citées par KUTTNER S., Kanonische Schuldlehre von Gratian bis
auf die Dekretalen Gregors IX., systematisch auf Grund der handschriflichen Quellen dargestellt, Città del
Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, 1935, p. 54, n. 2 ; ALAIN DE LILLE, De virtutibus et de vitiis
et de donis Spiritus Sancti, o.c., c. 2, a. 1, éd. LOTTIN O., Psychologie et morale aux XIIe et XIIIe siècles, t. 6,
Gembloux, Duculot, 1960, p. 72 : Usura est studiosa cupiditas recipiendi aliquid supra sortem, ut si quis hoc
pacto accomodat decem ut recipiat viginti.
56 PETRI DAMIANI Vita Beati Romualdi, éd. TABACCO G., Rome, Istituto Storico Italiano per il
Medioevo, 1957, XXXV, p. 76 ; ID., Epistola 98 (1063), p. 92 ; HUBERTI DE SILVA CANDIDA
Adversus simoniacos, éd. cit., I, p. 95-253, II, p. 190-91 ; GOFFRIDI ABBATIS VINDOCINENSIS
Libellus VI : Quae tria aecclesia specialiter habere debet (Ad Calixtum papam), éd. MGH, Libelli de lite, II,
p. 694 : Praeterea qui vendit aecclesiam cupidum Iudam imitatur ; qui autem emit illam iudaicam avaritiam
sectatur. Iudas utique cupiditate vendidit Christum, qui est caput aecclesiae, et Iudaei avaritia emerunt illum.
ARNULFUS LEXOVIENSIS Invectiva in Girardum Engolismensem episcopum (1133-34), MGH, Libelli, III,
p. 81 sq., et p. 92-93: Libet igitur preterire antiquam nativitatis eius [Anaclet II] originem et ignobilem similem
prosapiam, nec Iudaicum nomen arbitror opponendum, de quibus ipse non solum materiam carnis, sed etiam
13
est établie par l’intermédiaire de l’avarice et du mauvais usage de l’argent,
caractéristiques supposées des uns comme des autres. Plus encore qu’une
activité concrète et bien définie, l’usure est donc l’expression et le symbole de
cette avarice et de cette infidélité, tout comme les juifs représentés par Judas
désignent dans ces textes des figures symboliques plus que des personnes
réelles intervenant dans les conflits qui se jouent autour des pouvoirs du pape
et de l’empereur, des libertés de l’Église et des investitures 57 . À la même
époque, les clauses comminatoires des chartes multiplient les références à
l’avarice et à Judas pour damner ceux qui dilapideraient, s’approprieraient ou
détruiraient les biens des églises, ceux qui refuseraient de payer les dîmes ou de
les « restituer », en les associant parfois à des hérésiarques célèbres comme
Simon et Arius selon une rhétorique réformatrice bien connue, bien rôdée et
extrêmement efficace58. Le fait que cette rhétorique sorte du cadre purement
polémique, ecclésiologique et exégétique des traités et des lettres pour entrer
dans les actes de la pratique lui confère à celle-ci une diffusion bien plus large
tout en témoignant de sa portée dans les échanges concrets au moment où
l’Église établit et assure son monopole sur les res ecclesiae et sur leur gestion.
L’association de l’usure à l’hérésie, à l’infidélité et aux pratiques économiques
déviantes, comme le refus de payer ou de « rendre » les dîmes – parce que se
trouvent [123] lésés les intérêts matériels en même temps que l’autorité de
l’institution ecclésiale – s’étend et s’applique concrètement à tous les échanges
entre les fidèles et l’Église ainsi qu’à l’administration locale des évêques
partisans de l’empereur.
Avec les écrits des réformateurs du Moyen Âge central, les discours
interdisant et condamnant l’usura, le turpe lucrum, l’avaritia accolés à la simonie
participent pleinement, en reprenant une tradition canonique, monastique et
patristique ancienne, de la définition et de la promotion d’une administration
aux fins exclusivement internes à l’institution ecclésiale, productive et
fructificatrice des res ecclesiae et des affaires de l’Église selon des modalités
impersonnelles, non privées, entre les mains d’experts dotés de qualités
quasdam primitias ingeniti contraxit erroris. (...) Cuius avus, cum inestimabilem pecuniam multiplici corrogasset
usura, susceptam circumcisionem baptismatis unda dampnavit. Pudebat eum impotentie sue potius quam erroris, ne
genus eius infidelitatis opprobrio confusum perpetua dampnaret obscuritas. (...) Ex hac itaque diversorum generum
mixtura, Girarde, Petrus iste tuus exortus est, qui et Iudaicam facie representet imaginem et perfidiam voto referat et
affectu.
57 TODESCHINI G., « "Judas mercator pessimus". Ebrei e simoniaci dall' XI al XIII secolo », Zakhor.
Rivista di Storia degli Ebrei d’Italia, n° 1, 1997, p. 11-23 ; ID., « Franciscan Economics and the Jews in
the Middle Ages : From a Theological to an Economic Lexicon », MYERS S. E, MCMICHAEL S. J.,
éd., Friars and Jews in the Middle Ages and Renaissance, Leyde, Brill, 2004, p. 99-117 (p. 103) ; ID., Come
Giuda, p. 64 et suiv. Sur l’antijudaïsme chrétien et la figure du juif dans l’exégèse à cette époque,
BLUMENKRANZ B., Juifs et chrétiens dans le monde occidental (430-1096), Paris-La Haye, Mouton, 1960 ;
DAHAN G., Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Âge, Paris, Cerf, 1990.
58 Par exemple, à Sisteron en 1066, où les simoniaques et ceux qui lèseraient les intérêts matériels
du chapitre sont associés à Arius et à Judas (DIDIER N., Les églises de Sisteron et de Forcalquier du
XIe siècle à la Révolution : le problème de la « concathédralité », Grenoble, Faculté de Droit de Grenoble,
1954, p. 181 ; sur les dîmes et leur « restitution », voir en dernier lieu le volume collectif sous la
direction de LAUWERS M., éd., La dîme, l’Église, la société féodale, Turnhout, Brepols (Collection
d’études médiévales de Nice, n° 12), 2012.
14
précises, définies et acquises notamment en milieu monastique59. Ces qualités
(discretio, industria, peritia, sollecitudo) garantissent cette administration équitable,
cette distribution avisée et mesurée (dispensatio) sous le gouvernement des
abbés, des évêques et du pape en fonction des nécessités et des besoins de
chacun, et sans accumulation des biens à l’intérieur de la communauté 60 .
Giacomo Todeschini souligne le synchronisme entre les luttes politiques
autour des investitures et des libertés de l’Église, entre l’élection de Nicolas II
(1059) et l’excommunication de Grégoire VIII (1121), et « la création d’un
lexique du comportement économique ecclésiastique et monastique orthodoxe,
réformé, anti-impérial61 » ; le vocabulaire anti-usuraire s’y insère, en lien avec
ceux de la simonie, de l’avarice, de l’infidélité, de la perfidie, de la trahison et de
l’hérésie.
À plusieurs reprises, ce discours anti-usuraire opposé à celui de la
bonne administration des res ecclesiae est activé, dans le contexte concret d’un
schisme, pour qualifier les pratiques économiques des adversaires supposés
responsables de la division et coupables aussi bien d’avoir accepté des munera
que d’avoir dilapidé les biens de l’Église : Pierre Damien écrivant à Alexandre II
en 1064, Geoffroi de Vendôme à Calixte II en 1121, Arnoul de Lisieux contre
Anaclet II
en
1133.
Datée
du
3 décembre 1159,
une
lettre
d’Ottaviano Crescenzi Ottaviani (Victor IV), élu quelques mois plus tôt avec le
soutien de Frédéric Barberousse, montre que les mêmes accusations de
simonie, de schisme et d’exercice de l’usure sont lancées contre
Rolando Bandinelli (Alexandre III) et ses partisans62. L’accusation de pratiquer
l’usure associée à celle d’hérésie, de simonie et de schisme est donc activée par
les deux camps, pontifical [124] romain et impérial, dans le cadre des luttes
politiques qui les opposent. Ces pratiques font de l’usure l’attribut économique
des schismatiques, au moment même où le schisme est défini comme une
59 TODESCHINI G., Il prezzo, cit., p. 163 et suiv. ; TONEATTO V., op. cit., passim. Voir aussi
CAPITANI O., « L'interpretazione pubblicistica dei canoni come momento di definizione di istituti
ecclesiastici (sec. XI-XII) », Fonti medioevali e problematica storiografica, Atti del Convegno internazionale
tenuto in occasione 90° anniversario della fondazione dell’Istituto Storico Italiano 1883-1973
(Roma 22-27 ottobre 1973), vol. 1, Rome, Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 1976, p. 253282, repris dans ID., Tradizione ed interpretazione : dialettiche ecclesiologiche del sec. XI, Rome, Jouvence,
1990, p. 185-232; ID., « Monachesimo occidentale e collezioni canoniche », Le chiese nei regni
dell'Europa occidentale e i rapporti con Roma fino all'800 (VII Settimana di Studi sull'Alto Medioevo), Spolète,
CISAM, 1957, vol. 1, p. 231-254 ; SZABÒ-BECHSTEIN B., Libertas ecclesiae. Ein Schlüsselbegriff des
Investiturstreits und seine Vorgeschichte. 4.-11. Jh., Rome, LAS (Studi Gregoriani, 12), 1985. Et note
suivante.
60 TODESCHINI G., Il prezzo, cit., p. 163 et suiv. ; ID., I mercanti, cit., ad indicem ; TONEATTO V., « I
linguaggi della ricchezza nella testualità omiletica e monastica dal III al IV secolo », EAD.,
ČERNIC P., PAULITTI S., op. cit., p. 1-88 ; EAD., op. cit., p. 139 et suiv., p. 310 et suiv.
61 TODESCHINI G., « I vocabolari », cit., p. 799; ID., Il prezzo, cit., p. 163 et suiv. ; ID., « Gestione
dei beni pubblici e amministrazione dei patrimoni privati. Il mercato cristiano come spazio di
sacralizzazione della ricchezza familiare », Mélanges de l’École française de Rome - Italie et Méditerranée
modernes et contemporaines [En ligne], 127-1 | 2015, mis en ligne le 22 mai 2015 (url :
http://mefrim.revues.org/2028).
62 VICTOR IV [Schreibt allen Gläubigen von dem entstandenen Schisma und seiner Erhebung zum
Papste, 1159 December 3. Pavia] éd. PFLUGK-HARTTUNG J. v., Acta Pontificum romanorum inedita,
vol. 2 : Urkunden der Papste. 97-1197, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1884, n° 432, p. 378-379.
15
hérésie63. Cela confirme en outre le caractère politique de l’accusation d’usure
et de celle d’hérésie simoniaque portées contre les adversaires de la papauté et
de l’Église romaine.
En 1139, le second concile du Latran prive les usuriers de sépulture
chrétienne ainsi que de la possibilité de recevoir les ordres, et les déclare
infâmes64. L’objectif du concile réuni après le décès d’Anaclet II est de mettre
un terme au schisme ouvert depuis huit ans, notamment en déposant les
évêques élus par Anaclet et en réaffirmant les mesures sur la simonie et le
célibat des prêtres prises lors du précédent concile du Latran (1123), qui faisait
déjà suite à la défaite de Grégoire VIII face à Calixte II, et au concordat de
Worms censé avoir mis fin à la querelle des investitures. Or, l’interdiction de
conférer les ordres aux usuriers énoncée par le concile de 1139 reprend les
positions élaborées pendant les années précédentes qui associaient l’usure à
l’hérésie simoniaque et à l’indignité aux fonctions ecclésiastiques, et à
l’incapacité d’entrer dans la communauté ecclésiastique et d’en administrer les
biens, sinon de façon usuraire en raison d’un statut impropre ou d’une
opposition à l’autorité romaine. Le treizième canon contre les usuriers ne vise
peut-être pas tant les prêteurs d’argent en général que les évêques du parti
d’Anaclet. Cette mesure ne semble pas devoir être prise pour une forme de
condamnation pure et simple de l’usure au sens de prêt à intérêt. Affirmer le
contraire paraît du moins difficile, tant le sens du mot usura s’est enrichi en
étant utilisé avant tout, pendant cette période, dans des contextes où il désigne,
bien davantage que le prêt à intérêt, les pratiques économiques de tous ceux
qui lèsent les intérêts de l’Église ou qui sont considérés comme ses ennemis,
simoniaques et schismatiques.
Composé peu avant le concile, le Décret de Gratien rappelle
l’inaccessibilité aux ordres pour les séditieux et les usuriers avant d’interdire aux
clercs d’exiger des usures65. Ceux qui en réclameraient devraient être déposés
en raison de l’avarice et de la cupidité dont ils feraient ainsi preuve en
recherchant des turpia lucra66. L’usure est donc toujours interdite en tant que
ZERNER M., Guillaume Monachi, Contre Henri schismatique et hérétique suivi de Contre les hérétiques et
schismatiques (anonyme), Paris, Cerf (Sources chrétiennes, 541), 2011 ; DELIVRE F., « Ambroise, le
schisme et l’hérésie (XIe- XIIe siècles) », BOUCHERON P., GIOANNI S., La mémoire d’Ambroise de
Milan. Usages politiques d’une autorité patristique en Italie, Paris, Publications de la Sorbonne – École
française de Rome (Collection de l’ École française de Rome, 503 – Histoire ancienne et médiévale,
133 – Série du LAMOP, 2), 2015, p. 441-472.
64 Concilium Lateranense II (1139), c. 13, éd. ALBERIGO G., TANNER N. P. ET ALII, Decrees of the
Ecumenical Councils. Decreta Oecumenicorum Conciliorum, t. 1 : Nicea I to Lateran V, Londres –
Washington, Georgetown University Press, 1990, p. 200 : Porro detestabilem et probrosam, divinis et
humanis legibus per Scripturam in Veteri et in Novo Testamento abdicatam, illam, inquam, insatiabilem
foeneratorum rapacitatem damnamus, et ab omni ecclesiastica consolatione sequestramus, praecipientes, ut nullus
archiepiscopus, nullus episcopus vel cuiuslibet ordinis abbas, seu quivis in ordine et clero, nisi cum summa cautela
usurarios recipere praesumat, sed in tota vita infames habeantur et, nisi resipuerint, christiana sepultura priventur.
L’infamie des usuriers au plan juridique remonte à Dioclétien, Code, II, XI, 20 (voir LE BRAS G.,
art. cit., col. 2322).
65 Decretum Grat., D. 56, c. 8-9 (Fr. 169) : Sedicionarios statuimus numquam ordinandos clericos,
sicut nec usurarios, uel iniuriarum suarum ultores. Et aussi en c. 9 : Non licet fenerari ministris
altaris, uel in sacerdotali ordine constitutis uel usuras uel lucra, que sescupla dicuntur, accipere.
66 Decretum Grat., D. 57, c. 1-5 (Fr. 169-171).
63
16
comportement avare générique associé à la sédition. La Cause XIV examine
plus en détail la pratique de l’usure et rappelle l’interdiction de l’exiger faite tant
aux clercs qu’aux laïcs par le pape Gélase67. L’ensemble [125] de cette Cause
composée de six questions est consacré toutefois aux revenus et aux pratiques
économiques illicites du clergé, non seulement l’usure mais aussi le vol auquel
celle-ci est assimilée68. Le Décret cite en outre des canons conciliaires dont
l’objet était uniquement d’interdire l’usure aux clercs. Par ailleurs, l’allusion à
l’interdit prononcé par Gélase contre les clercs et les laïcs est suivie d’une série
de citations où il n’est question à nouveau que des clercs69. La seule exception
consiste en une référence à une lettre de Léon le Grand où la condamnation de
l’usure pratiquée par les laïcs n’intervient que pour mieux justifier l’interdiction
faite aux clercs, qui ne doivent pas se comporter comme ceux-ci 70 . La
troisième question rapporte plusieurs références canoniques et patristiques
permettant de définir l’usure comme tout ce que l’on pourrait « désirer » ou
« exiger » recevoir au-delà de la somme prêtée71. Cela est assez bien connu et
fréquemment évoqué pour confirmer l’idée selon laquelle l’Église aurait interdit
à l’ensemble des fidèles de pratiquer toute forme de prêt à intérêt72. Toutefois,
plus techniquement, le Décret reprend dans la Distinction 56 les définitions de
droit civil, déjà citées par les conciles de Carthage et de Nicée, qui interdisent
un intérêt s’élevant à la moitié de la somme donnée (sescupla) 73 . Au total,
interpréter le texte du Décret dans le sens d’une interdiction absolue de toute
forme d’intérêt semble pour le moins abusif.
En outre, l’insistance du Décret sur le fait de désirer et d’exiger reprend
une longue tradition de condamnation de l’affectus immodéré de l’avare (comme
le dit Ambroise de Milan, « ce n’est pas la fortune, mais l’intention qui est
fautive74 ») et élève ainsi l’intention du pécheur au rang de condition essentielle
Decretum Grat., C. 14, q. 4 (Fr. 736) : Quod uero nec clericis, nec laicis liceat usuras exigere,
probatur auctoritate Gelasii et aliorum.
68 Decretum Grat., C. 14, q. 4, c. 10 (Fr. 738) : Rapinam facit qui usuram accipit. Item Ambrosius
in libro de bono mortis. [c. 12]. Si quis usuram accipit, rapinam facit, uita non uiuit.
69 Decretum Grat., C. 14, q. 4 (Fr. 736-738).
70 Decretum Grat., C. 14, q. 4, c. 8 (Fr. 737) : Etiam laicis usura dampnabilis est. Item Leo Papa.
[epist. I. c 3]. Nec hoc quoque pretereundum duximus, esse quosdam turpis lucri cupiditate captos
qui usurariam exercent pecuniam, et fenore uolunt ditescere. Quod nos ut non dicamus in eos, qui
sunt in clericali ordine constituti, sed etiam in laicos cadere, qui se Christianos dici capiunt,
condolemus.
71 Decretum Grat., C. 14, q. 3, c. 1 (Fr. 735) : Qui plus quam dederit expetit usuras accipit. Ibid., c.
2. : Quicquid supra datum exigitur, usura est. Ibid., c. 4 (Fr. 735) : Usura est, ubi amplius requiritur
quam quod datur. Verbi gratia, si solidos decem dederis, et amplius quesieris, uel dederis frumenti
modium unum, et super aliquid exegeris. Gratian. Ecce euidenter ostenditur, quod quicquid ultra
sortem exigitur usura est.
72 MCLAUGHLIN T. P., art. cit., n° 1, p. 95 suiv. ; NOONAN J. T., op. cit., p. 37-41 ; LE GOFF J., La
civilisation, p. 274, 284-287 ; LANGHOLM O., The Legacy of Scholasticism in Economic Thought. Antecedents
of Choice and Power, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 59-60 ; MUNRO J. H., « The
Medieval Origins of the Financial Revolution : Usury, Rentes and Negociability », The International
History Review, n° 25/3 (Septembre 2003), p. 505-562 (508-509), pour ne donner que quelques
exemples.
73 Voir supra note 65. Les hemiolia ou sescupla constituaient à Rome des intérêts liés aux prix
fluctuants des produits agricoles alors que Justinien avait limité les intérêts, selon les champs de
l’activité économique, entre 4 et 12 pour 100, dont un taux de 3 pour 100 pour les prêts aux églises
et aux fondations pieuses (Novelle 120) : LE BRAS G., art. cit., col. 2323.
74 AMBROISE DE MILAN, Exp. Evang. Luc. V, 69, p. 158 : non eos qui habeant diuitias, sed eos qui
uti his nesciant sententiae caelestis auctoritate condemnat [scil. le Christ]. Nam ut ille pauper
67
17
de l’usure : c’est la volonté et le désir mauvais de s’enrichir par tous les moyens
et dans des contextes où cela n’est pas permis qui rend éventuellement usuraire
une opération de crédit quelle qu’elle soit et quel que soit le montant de
l’intérêt, ou tout autre type d’opération économique dont serait tiré un profit
jugé, de fait, personnel et non utile à l’institution ecclésiale. La définition du
Décret introduit donc une nuance supplémentaire qu’un commen- [126] tateur
de la fin du XIIe siècle comme Alain de Lille traduit en recourant au concept de
studiosa cupiditas, cette cupidité qui meut l’action, définie avant lui par Rufin au
sujet de la simonie75. C’est aussi sur ce principe que les théologiens de la fin du
XIIIe
et du
XIVe
siècle, en particulier ceux qui appartiennent aux ordres
mendiants, établissent qu’un prêt est usuraire s’il a pour seul but
l’enrichissement individuel, privé, mais qu’il ne l’est pas s’il est profitable à
plusieurs personnes, à une institution, ou s’il s’intègre à des investissements aux
retombées plus larges pour la communauté, comme une entreprise
commerciale visant à l’approvisionner 76 . L’usure est par ailleurs définie non
seulement comme l’intérêt d’un prêt d’argent exigé ou désiré au-delà de ce qui
a été donné mais aussi comme le fait de réclamer un prix dépassant la valeur de
la chose vendue et son juste prix. Celui-ci est une donnée variable, en droit
romain dans une mesure de cinquante pour cent en deçà ou au delà, ce qui
introduit, comme la référence aux sescupla, une marge importante et, en même
temps, une certaine souplesse dans l’interprétation et l’évaluation77.
Ces passages du Décret entrent en résonnance avec d’autres canons qui
définissent les modalités de l’administration des res ecclesiae comme la
prérogative exclusive du clergé notamment en interdisant la nomination
d’économes et d’administrateurs laïcs 78 . Les prêtres en effet ne doivent pas
faire preuve de simplicitas mais être experts tant en matière spirituelle que
temporelle, puisqu’ils n’ont pas seulement cure d’âme mais ils administrent
laudabilior, qui prompto largitur adfectu… inopemque se non putat qui habet quod naturae satis
est ita hic criminosior diues, qui uel de eo referre gratiam deo debuit quod accepit nec censum ad
communem usum datum sine usu abdere defossisque terrae incubare thesauris. Non census igitur,
sed adfectus in crimine est.
75 Voir supra n. 55.
76 TODESCHINI G., Il prezzo, p. 187 et suiv. ; ID., I mercanti, p. 311 et suiv. ; ID., Ricchezza
francescana. Dalla povertà volontaria alla società di mercato, Bologne, Il Mulino, 2004
(trad. fr. Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Lagrasse, Verdier,
2008, éd. cit.), p. 186 et suiv.
77 Decretum Grat., C. 14, q. 4, c. 5 (Fr. 736-737) : Pro pecunia, quam dedit mutuo clericus, iusto precio
species recipiat. Sur ce point, voir les travaux de BALDWIN J. W., The Medieval Theories of the Just
Price. Romanists, Canonists and Theologians in the Twelth and Thirteenth Centuries, Philadelphie,
Transactions of the American Philosophical Society, 1959, p. 54-57 ; KAYE J., Economy and
Nature in the Fourteenth Century. Money Market Exchange and the Emergence of Scientific
Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 79-101 ; et surtout ID., A History of
Balance, 1250-1375. The Emergence of a New Model of Equilibrium and its Impact on Thought,
Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 20-127.
78 Decretum Grat., C. 16, q. 7, c. 22 (Fr. 806-807) : Nona actione didicimus, quosdam ex nostro
collegio contra mores ecclesiasticos laicos habere in rebus diuinis constitutos yconomos. Proinde
pariter tractantes elegimus, ut unusquisque nostrum secundum Calcedonensium Patrum edicta ex
proprio clero yconomum sibi constituat. Indecorum est enim laicum uicarium episcopi, esse et
uiros ecclesiasticos iudicare. (…) Si quis autem episcopus posthec ecclesiasticam rem aut laicalem
procurationem administrandam elegerit, aut si testimonio yconomi gubernandam non crediderit,
uere ut contemptor canonum et fraudator ecclesiasticarum rerum non solum a Christo de rebus
pauperum iudicabitur reus, sed etiam concilio manebit obnoxius.
18
aussi les carnalia subsidia. Le monopole des clercs sur l’économie de l’institution
ecclésiale dérive des compétences particulières requises par ces fonctions, et
dont les laïcs sont dépourvus79. Ces compétences consistent à ne pas léser, à ne
pas dérober (fraus) les biens d’Église qui sont ceux des nécessiteux et à ne pas
les dilapider mais à les faire circuler (dipensare) selon des critères de bonne
évaluation des besoins et de discernement (discretio)80. Elles consistent aussi à
savoir quand, à quelles conditions et [127] comment un clerc est autorisé à
recourir au prêt sur gage ou à pratiquer le mutuum, forme de prêt gratuit
pouvant consister en une opération d’achat-vente81. Autrement dit, l’expertise
administrative des clercs consiste à savoir quand le crédit n’est pas usuraire et
peut être pratiqué ou exploité sans tomber dans l’usure caractéristique de l’état
laïc. La fameuse palea Eiciens insérée dans le Décret au cours de la
deuxième moitié du
XIIe
composé au
attribué au Pseudo-Chrysostome (connu par ailleurs sous
Ve siècle
siècle, peut-être vers 1180, qui reprend un texte
le titre d’Opus imperfectum in Matthaeum), doit être lue, dans ce contexte, non
comme une condamnation générale des activités marchandes et de crédit – ce
que le texte signifie dans son sens littéral s’il est isolé du reste du Décret – mais
comme une séparation entre les caractères et les modalités de l’économie
sacrée administrée par les clercs et ceux du commerce profane et
exclusivement laïc82. Même si, au cours de la démonstration, elle est définie
comme tout ce qui est, une fois encore, désiré ou exigé au-delà du capital prêté
ou donné (ultra sortem), l’usure appartient donc au champ des pratiques laïques
qu’elle définit et englobe. Elle correspond à un mode d’agir économique sans
compétences, ni savoir-faire ni expertise, extérieur aux circuits de l’économie
sacrée administrée par les prêtres, et représentant potentiellement un danger
pour celle-ci83.
Cette construction du sens du mot usura pendant la réforme ainsi que
les élaborations canoniques auxquelles elle donne lieu, dans le contexte
Decretum Grat., D. 39 (Fr. 144) : Nunc queritur, an secularium negotiorum oporteat eos habere
peritiam ? Hanc praelatis esse necessariam, multis rationibus probatur. Debent namque prelati
subditis non solum spiritualia, sed etiam carnalia subsidia ministrare, exemplo Christi, qui turbas
sequentes non solum verbo docebat, sed etiam virtute sanabat et corporalibus alimentis reficiebat.
Ut autem prelati hec omnia plene perficere possint, secularium negotiorum oportet eos habere
sollertiam, ut eorum cautela et ecclesiae serventur indempnes, et cuique necessaria pro suo modo
subministrentur. Unde quidam in episcopum electus a B. Gregorio pro sua simplicitate repellitur,
ne eius occasione res ecclesiae dilapidarentur.
80 Decretum Grat., C. 10, q. 2, c. 1-2 (Fr. 617-618) : Sed cum in episcoporum potestate facultates
ecclesiae constitutae esse dicantur, potestas dispensandi intelligenda est, non distrahendi vel
dilapidandi. (…) Ea enim, quae ad beatissimae ecclesiae jura pertinent, tamquam ipsam
sacrosanctam et religiosam ecclesiam intacta convenit venerabiliter <inviolabiliter> custodiri (voir
aussi les notes précédentes).
81 Decretum Grat., C. 10, q. 2, c. 2 (Fr. 618-619) ; C. 14, q. 4, c. 5 (Fr. 736-737) : Pro pecunia, quam
dedit mutuo clericus, iusto precio species recipiat. Item ex eodem. Si quis clericus in necessitate
solidum prestiterit, hoc de uino uel frumento accipiat, quod mercandi causa tempore statuto
decretum fuerit uenundare. Ceterum si speciem non habuerit necessariam, ipsum quod dedit, ullo
augmento recipiat.
82 Decretum Grat., D. 88, c. 11 (Fr. 308) ; voir l’analyse de TODESCHINI G., « Linguaggi
economici », p. 65-74 ; ID., I mercanti, p. 176-178 ; cf. BAIN E., « Les marchands », p. 8-10 ; ID., op.
cit., p. 281-293.
83 TODESCHINI G., Il prezzo, p. 163 et suiv. puis 187 et suiv. ; Id., « I vocabolari », p. 829 et suiv. ;
Id., « Linguaggi economici », p. 65-74 ; ID., I mercanti, p. 176-178.
79
19
politique de la querelle des investitures, des schismes du
XIe-XIIe
siècle, de
l’affirmation de la papauté romaine et de l’indépendance de l’Église, ont une
double conséquence. Bien que ponctuellement définie comme le fait de prêter
à intérêt ou d’exiger un prix supérieur à la valeur de la chose échangée dans une
mesure outrepassant la marge prévue par le droit romain, l’usure est une
pratique économique plus large, un rapport général aux biens et au profit
marqué par l’avarice et, en cela, caractéristique de ceux qui sont extérieurs à la
communauté (ce qui est parfois signalé par le renvoi à Dt. 23, 19-20 : l’usurier
ne prête pas à l’intérieur de la communauté fraternelle, fréquemment cité par
l’historiographie comme un interdit absolu pour les chrétiens et une
justification de l’activité usuraire des juifs84). De fait, l’Église se définit comme
une communauté d’experts en matière économique, dont les membres ne sont
ni simoniaques ni usuriers mais sont aptes à reconnaître la nature des échanges
usuraires.
Ce double sens est bien présent pendant la seconde moitié du XIIe siècle
et au début du siècle suivant dans les interventions pontificales ayant pour but
de trancher des litiges économiques impliquant des églises et des monastères,
au sujet desquels les papes envoient des lettres où ils emploient les substantifs
usura ou turpia lucra et les adjectifs usurarius, pravus, simoniacus, perniciosus,
detestabilis pour qualifier des opérations économiques lésant les revenus de
l’Église, et pour imposer la restitution de [128] biens acquis ou cédés dans des
conditions non conformes à ces intérêts, en invoquant bien souvent l’utilitas
ecclesiae ou, ce qui est la même chose, les vieux motifs de la défense des biens
des pauvres assimilés à ceux de l’Église : là une église ou un monastère qui
s’appauvrit à la suite d’un échange de rentes ou d’un conflit autour des dîmes,
une querelle entre un établissement religieux et un laïc, ici une vente qui
n’aurait pas dû avoir lieu, ou encore des emprunts à rembourser à cause de
frais occasionnés par un voyage du pape 85. En 1209 dans une lettre adressée à
l’évêque de Meaux au sujet d’une enquête contre le camérier de Chartres,
Innocent III définit, en reprenant les rapprochements effectués par le Décret,
84 NELSON B, op. cit. ; LE BRAS G., art. cit. ; SPUFFORD P., Money and its Use in Medieval Europe,
Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 260 ; WOOD D., Medieval Economic Thought,
Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 167.
85 ALEXANDRE III, Capitula Concilii Alexandri tertii habiti Turonis, cap. 7, PL 190 (II. 0391B) ; ID.,
Epistola R. abbatis S. Evurtii ad Ervisium abbatem S. Victoris, PL 196 (IX. 1386B-C) ; ID.,
Epistola Ad [Henricum] Silvanectensem episcopum et [Petrum] abbatem Sancti Remigii. Ut fratres
Corbeienses restituant decimam ablatam fratribus S. Mariae de Brana, item ut restituatur eidem
monasterio decima vendita quondam ab abbate (Tusculani, Nov. 30.), PL 200
(DCCCXXV. 0753C-D) ; ID. (1166), Ad Henricum Remensem archiepiscopum, PL 200
(CCCLXXXIII. 0405D-0406A) ; CELESTIN III (1195), Petente Siphredo tituli S. Praxedis
presbytero cardinali, ecclesiae S. Praxedis privilegia concedit, PL 206 (CLXXXVI. 1069C-1070B) ;
ID., Sententiam a Michaele archiepiscopo et M. archidiacono Senonensi latam inter capitulum
Carnotense et Adeliciam comitissam Blesensem confirmat, Ibid. (CCXXXVI. 1131C-1133C) ;
INNOCENT III (1199), Mutinen. Episcopo. Temerariae appellationes non sunt recipiendae, PL 214
(XIII. 0546B-C), éd. HAGENEDER O., MALECZEK W., STRNAD A. A., Die Register Innocenz’ III,
t. 2, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, Rome – Vienne, 1979, p. 20, lettre
n° 13 ; ID. (1203) : X 3, 17, 5 ; X 3, 21, 4. Ces quelques exemples sont tirés d’une enquête
systématique en cours sur les interventions pontificales dans l’économie des établissements
religieux entre la fin du XIe et le début du XVe siècle, menée au CIHAM-UMR 5648 par
Laurent Vallière et moi-même.
20
comme des « rapines, c’est-à-dire des usures » les profits que l’accusé a tirés de
l’administration des biens du diocèse qu’il aurait spoliés, notamment en
célébrant des mariages contre rétribution 86. Chaque fois que le mot usura est
employé contre un prélat ou un clerc dans une lettre pontificale concernant la
gestion des res ecclesiae, cette notion doit être interrogée avec précision et le
contexte autant que les pratiques incriminées doivent être déterminés avant de
pouvoir conclure à la condamnation d’un éventuel prêt à intérêt pratiqué
concrètement. Celui-ci pourrait en effet être toléré tant qu’il n’est pas le fait
d’une personne simoniaque ou schismatique et tant qu’il reste pratiqué dans
l’intérêt de l’institution ecclésiale, sans appropriation privée de la part de
l’administrateur ecclésiastique et sans détournement vers les laïcs. Reste que
l’association de l’usure à l’hérésie, à travers la simonie, ainsi que l’élargissement
de la signification de l’usure et du champ d’application de l’accusation de
pratiquer l’usure à des pratiques économiques lésant les intérêts de l’Église en
général, allant à l’encontre de l’esprit de réforme et de l’autorité pontificale
romaine, qui sont le fait d’opposants à celle-ci ou de partisans du camp
impérial, sont bien antérieurs aux débuts de la lutte contre les hérétiques de la
fin du XIIe et du XIIIe siècle.
3. Des hérétiques usuriers
C’est effectivement dans ce contexte, dès la fin du
XIIe
siècle puis, de
façon plus fréquente, au siècle suivant, au moment où l’Église se lance
activement, au nom de la défense de la foi, dans la répression des contestations
qui menacent selon elle la communauté, que des accusations de pratiques
usuraires sont associées très concrè- [129] tement et de plus en plus souvent à
celles d’hérésie 87 . Au tournant du
XIIIe
siècle, plusieurs lettres pontificales
réunissent, dans une même accusation à l’encontre de personnes isolées ou de
groupes, l’usure et d’autres crimes ou délits dont l’hérésie, la spoliation des
biens d’église, l’adultère, le vol, le blasphème, un peu comme si l’accusation
d’usure était une formule générique, typique des crimes des ennemis de
INNOCENT III (1209), Meldensi episcopo et archidiacono Parisiensi. Eis committitur causa
camerarii Carnotensis. (Laterani, IV Idus Maii.), PL 216, 36, col. 0045B, éd. SOMMERLECHNER A.,
HAGENEDER O ET ALII, Die Register Innocenz’ III, t. 12, Verlag der Österreichischen Akademie
der Wissenschaften, Vienne, 2012, Lettre n° 36, p. 68-70.
87 ZANELLA G., Itinerari ereticali. Patari e Catari tra Rimini e Verona, Rome, Istituto Storico Italiano
per il Medioevo (Studi storici, 50, fasc. 153), 1986 repris dans ID., Hereticalia. Temi e discussioni,
Spolète, CISAM (Collectanea n° 7), 1995, p. 67-118 et dans une version revue et corrigée sur
http://www.gabrielezanella.it/pubblicati/itineret/itinerariereticali.htm ; pour des cas plus tardifs
GIANSANTE M., art. cit., passim ; OBERSTE J., « L’usurier », cit., passim ; VARANINI G. M., art. cit. ;
THERY J., « Non pas ‘voie de vie’ mais ‘cause de mort par ses enormia’. L’enquête pontificale contre
Niccolò Lercari, évêque de Vintimille, et sa déposition (1236-1244) », MAFFEI P.,
VARANINI G. M., éd., Honos alit artes. Studi per il settantesimo compleanno di Mario Ascheri. La formazione
del diritto comune. Giuristi e diritti in Europa (secoli XII-XVIII), Florence, Firenze University Press, 2014,
p. 427-438 (430) ; ID., « ‘Excès’, ‘affaires d’enquête’ et gouvernement de l’Église (v. 1150 –
v. 1350). Les procédures de la papauté contre les prélats criminels : première approche », GILLI P.,
éd., Pathologies du pouvoir. Vices, crimes et délits des gouvernants (Antiquité, Moyen Âge, époque moderne),
Leyde, Boston, Tokyo, Brill, 2016, p. 164-236.
86
21
l’Église, presque automatique lorsqu’il s’agit de les dénoncer et de les punir,
sans relever d’une volonté de lutter concrètement contre le prêt à intérêt 88.
Dans le cas contraire, il faudrait imaginer que les hérétiques, les adultères, les
assassins aient été tous des prêteurs et inversement.
Le 2 octobre 1184 ou 1185 – la date exacte n’est pas certaine si bien que
l’on ne sait si cela se produit juste avant ou après la promulgation de la
décrétale Ad abolendam 89 – le pape Lucius III écrit à l’évêque et au clergé de
Rimini en menaçant de jeter l’interdit sur la cité si le podestat ne jure pas
d’observer et de faire observer, contre les hérétiques, les statuts « De fugandis
haereticis » 90 . D’après le pape, les « chefs des patarins exilés précédemment
seraient revenus en ville » (principes patarinorum qui prius eiecti fuerant ex magna
parte, ut dicitur, redierunt) », des citoyens de Rimini soustrairaient les dîmes « pour
les convertir en usages privés », ils dilapideraient les biens des églises dans leurs
testaments en « usages corrompus et illicites » (pravus et illicitus) », ils
exerceraient l’usure et « rechercheraient tous avec cupidité des profits (lucra)
condamnables »91.
On voit assez mal comment et pourquoi le retour en ville des patarins
de Rimini déclencherait du jour au lendemain une vague de cupidité générale et
une explosion des prêts à intérêt. En revanche, plusieurs travaux ont montré
que ces « patarins » [130] sont, pour une part, des membres du bas clergé local
qui accusent le haut clergé d’être simoniaque et nicolaïte, et pour l’autre part,
des citoyens issus probablement des milieux de l’artisanat et du petit commerce
qui dirigent la commune et sont en conflit ouvert avec l’évêque pour
l’autonomie communale 92. On pourrait donc imaginer que ces citoyens étaient,
du fait de leur profession, soupçonnés sinon capables réellement de pratiquer
LUCIUS III (1184-1185 ?), « Lettre à l’évêque et au clergé de Rimini », éd. PFLUGKHARTTUNG J. VON, Acta Pontificum romanorum inedita, vol. 3 : Urkunden der Papste. 590-1197,
Stuttgart, W. Kohlhammer, 1886, n° 353, p. 317-318 ; INNOCENT III (1199), « Lettre à l’évêque de
Paris », PL 214, 99, 0647C-0650A, éd. HAGENEDER O., MALECZEK W., STRNAD A. A., cit., t. 2, 2,
n° 91, p. 192-195 ; ID. (1204), « Lettre au roi de France », PL 215, 186, 501C-503B,
éd. HAGENEDER O., SOMMERLECHNER A., WEIL W. ET ALII, Die Register Innocenz’ III, t. 7, Verlag
der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, Vienne, 1997, Lettre n° 186, p. 336-339 ;
ID. (1208), « Lettre au comte de Nevers », PL 215, 1291, 190, éd. MURAUER M.,
SOMMERLECHNER A. ET ALII, Die Register Innocenz’ III, t. 10, Verlag der Österreichischen Akademie
der Wissenschaften, Vienne, 2007, Lettre n° 190, p. 330-332 ; ID. (1208), « Lettre à l’évêque
d’Auxerre », PL 215, 204, éd. cit., Lettre n° 204, p. 358 ; ID. (1210), « Lettre à l’archevêque
d’Arles », PL 216, 186.
89 ZANELLA G., op. cit. opte pour 1185.
90 LUCIUS III, [Bolla di papa Lucio III al vescovo di Rimini], éd., TONINI L., Della storia civile e sacra
riminese, Rimini, Malvolti-Ercolani, 1856-1862, vol. 2, annexe n° 85, p. 589-590 ; LUCIUS III
[Schreibt dem Klerus von Rimini über Unruhen in ihrer Stadt und verordnet Erneuerung des
Bannes gegen die Häretiker], éd. cit. PFLUGK -HARTTUNG J., Acta, vol. 3, n° 353, p. 317-318.
91 ID., Loc. cit., éd. cit. PFLUGK-HARTTUNG, p. 317 : (…) decimas ecclesiis subtrahunt, eas in usus
proprios convertentes. alii testamenta de rebus suis fraudulenta circumventione condere
proponuntur et ea, que ex ipsa ultima dispositione legantur, in usus pravos et illicitos distrahunt.
Usuram et malum adeo in eis dicitur excrevisse, ut in eo passim exerceantur omnes et ipsius lucra
universi et singuli damnabili cupiditate sectentur.
92 MUSSONI G., « I patarini in Rimini », La Romagna, anno II, fasc. VI-VII, 1905, p. 399-411 (ici
p. 401-403) ; TAVONI M.-G., « Le città romagnole conquistano la loro autonomia. I tentativi
egemonici di Bologna », BERSELLI A., éd., Storia della Emilia Romagna, vol. 1, Bologne, University
Press, 1976, p. 442-443 ; D’ALATRI M., « Il vescovo e il ‘negotium fidei’ (secoli XII-XIII) », Vescovi e
diocesi in Italia nel medioevo (secoli IX-XIII), Padoue, Antenore (Italia Sacra n° 5), 1964, p. 349-363, ici
351 ; DALARUN J., « Hérésie, commune et inquisition à Rimini (fin XIIe-début XIVe siècle) », Studi
medievali, 3a serie, n° 29, 1988, p. 641-683.
88
22
le prêt à intérêt, et accusés pour cela de prendre des usures. À Rimini toutefois,
pendant ces années-là, pour être considéré hérétique et risquer l’exil, « il suffit
de ne pas vouloir payer la dîme à la mense épiscopale 93 » : il semble bien que
cela soit le cas de ces « patarins » de 1185 à qui le pape reproche de soustraire
les dîmes et les biens de l’Église, de se les approprier pour des « usages privés »
et de les dilapider. Un diplôme de l’empereur Henri VI édicté dix ans plus tard
place les églises de Rimini sous protection impériale, ordonne de leur restituer
leurs biens et exige l’abrogation d’un statut autorisant la commune à ne pas
donner suite aux appels en justice du clergé lorsqu’il s’estimerait spolié de ses
biens94. En 1224 et 1226, le pape Honorius III jette l’interdit sur la cité qui a
reconduit des statuts « Contra ecclesiae libertatem » 95 . À partir de la fin du
XIIe
siècle et pendant tout le siècle suivant, Rimini est le théâtre de conflits,
d’enquêtes, d’affrontements et d’accusations pour hérésie sur fond de tensions
économiques, fiscales, politiques et judiciaires concernant la puissance foncière
et les libertés de l’Église d’une part et l’autonomie urbaine d’autre part96. Dans
ce contexte, l’accusation d’usure et d’hérésie contre les habitants de Rimini
dans la lettre de Lucius III datée de 1184-1185 se comprend à la lumière des
emplois du mot usura et des discours contre les turpia lucra qui se sont
développés et précisés depuis environ un siècle et demi, en lien avec la lutte
contre la simonie et l’affirmation du monopole des clercs sur la gestion des res
ecclesiae : l’accusation est ici directement liée au refus de payer les dîmes, au
refus des prérogatives économiques et fiscales ecclésiastiques, exprimé dans les
termes de l’appropriation et de la dilapidation des biens d’Église en usages
privés, déviants ou pervers (pravus). L’usure qualifie ici une économie, certes,
peut-être fondée en partie sur le crédit et le prêt à intérêt, puisque nous avons
affaire à une bourgeoisie artisanale et marchande, mais qui n’est déclarée
usuraire qu’à partir du moment où elle entre en contradiction avec les intérêts
du clergé pour des raisons politiques, probablement liées à la lutte pour
l’autonomie communale. L’économie des patarins est usuraire parce qu’elle
retire un profit monétaire, à travers la vente ou le prêt, de biens qui ne leur
appartiennent pas, selon les définitions canoniques qui assimilent l’usure à la
rapine. Ainsi, l’accusation d’usure dérive du fait que les habitants de Rimini
sont déclarés hérétiques, conséquence de leur opposition à la seigneurie
ecclésiastique, qui les fait sortir du giron de l’Église et du réseau d’échanges
animé et contrôlé par celle-ci. Autrement dit, même si Lucius III n’entend pas
qualifier avec le mot usura le refus de payer les dîmes et l’appropriation des res
ecclesiae qu’il vient d’évoquer dans la phrase précédente, mais les échanges qui
en découlent – y compris peut-être l’exercice du prêt à intérêt – et le profit
ZANELLA G., op. cit., p. 6-7.
TONINI L., éd., op. cit., t. II, p. 600-602 ; DALARUN J., art. cit., p. 645.
95 TONINI L., éd., op. cit., t. III, p. 435, 439-441 ; DALARUN J., art. cit., p. 646.
96 Ibid., p. 674.
93
94
23
qu’en tirent les « patarins », ces gains ne sont déclarés usuraires que dans la
mesure où ils sont le fait de citoyens accusés d’hérésie parce [131] qu’ils
refusent de payer la dîme et résistent à leur évêque. Le pape considère que leur
économie implique des biens d’Église qu’ils ont accaparés et c’est la raison
pour laquelle, techniquement, leurs échanges peuvent être qualifiés d’usuraires.
Les groupes sociaux et politiques languedociens accusés d’adhérer à
l’hérésie des « bons hommes » (que l’on a ensuite désignée du terme de
« catharisme »97) sont eux aussi accusés de pratiquer l’usure à la fin du
pendant tout le
XIIIe
XIIe
et
siècle 98 . En Languedoc comme à Rimini, les milieux
citadins artisanaux et commerçants sont représentés en nombre parmi les
familles accusées d’hérésie99. Les travaux de Jean-Louis Biget, Monique Zerner
et Julien Théry montrent bien que l’accusation d’hérésie est construite sur les
terres du comte de Toulouse, dans l’Albigeois, selon un modèle identique à
celui que nous avons pu observer dans la cité romagnole, contre des groupes
urbains qui défendent les libertés citadines en s’opposant aux prétentions de
l’Église romaine théocratique et de la monarchie française, voire en demeurant
fidèles à l’empereur dans des régions que se disputent alors les trois puissances
ou qui ont été récemment conquises 100 . Vers 1185, au moment même où
Lucius III accuse les habitants de Rimini refusant de payer la dîme d’être des
usuriers et des hérétiques, le vaudois converti au catholicisme Durand de
Huesca affirme que les hérétiques prêchent en faveur de l’usure et prétendent
que le remboursement des gains usuraires n’est pas nécessaire au salut 101 .
Quelques décennies plus tard (1213-1218 environ), Pierre des Vaux de Cernay
rapporte que les hérétiques albigeois s’adonnent à l’usure, au meurtre, à la
luxure, au parjure et à toutes les perversions possibles, certains qu’ils sont de se
sauver sans besoin de se confesser, de faire pénitence ou de restituer les biens
mal acquis102. Jacques de Vitry accuse ceux qu’il appelle les patarins de vols,
97 Contra THERY J., « L’hérésie », art. cit., p. 75-117 ; BRUNN U., art. cit., p. 183-200 ; ID., op. cit. ;
PEGG M. G., art. cit., p. 279-309 ; SENNIS A., éd., op. cit.
98 BORST A., op. cit., p. 104.
99 MUNDY J. H., « Un usurier malheureux », Hommage à M.-F. Galabert, Toulouse, Privat, 1956,
p. 117-125 ; ID., « Noblesse et hérésie. Une famille cathare : les Maurand », Annales. Économies,
sociétés, civilisations, n° 29, 1974, p. 1211-1223 ; ID., The Repression of Catharism at Toulouse. The Royal
Diploma of 1279, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1985 ; ID., Society and Government
at Toulouse in the Age of the Cathars, Turnhout, Brepols, 1997 (Studies and Textes n° 129) ; BIGET J.L., « Aspects », cit. ; ID., « Autour de Bernard Délicieux », cit., p. 82-84.
100 IBID. ; ZERNER M., éd., Inventer l’hérésie, cit. ; EAD., éd., L’histoire du catharisme, cit. ; THERY J.,
« L’hérésie des ‘Bons hommes’ », cit. ; CHIFFOLEAU J., « Les gibelins du Royaume d’Arles. Notes
sur les réalités impériales en Provence dans les deux premiers tiers du XIIIe siècle », GUICHARD P.,
LORCIN M.-T., POISSON J.-M., RUBELLIN M., éds., Papauté, monachisme et théories politiques. Mélanges
Marcel Pacaut, Lyon, Presses Universitaires de Lyon 2 (Collection d’histoire et d’archéologie
médiévales n° 1), 1994, vol. 2, p. 669-695. Sur les rapports entre les fidèles des villes de la région et
l’Église, on pourra aussi se reporter au volume L’anticléricalisme en France méridionale (milieu XIIe - début
XIVe siècle), Toulouse, Privat (Cahiers de Fanjeaux, 38), 2003 qui pose le problème de l’hérésie
radicalisation de l’anticléricalisme ou origine de celui-ci, en particulier BIGET J.-L.,
« L’anticléricalisme des hérétiques d’après les sources polémiques », p. 405-445, repris dans Hérésie
et inquisition, cit., p. 38-63 et, du même auteur, l’introduction du volume.
101 DURAND DE HUESCA, Liber antiheresis, cap. De Usuris, éd., SELVE K.-G., Die ersten
Waldenser. Mit Edition des liber Antiheresis des Durandus von Osca, t. 2, Berlin, Walter de
Gruyter, 1967, p. 74.
102 PIERRE DES VAUX DE CERNAY (Petrus Vallium Sarnaii monachus), Hystoria Albigensis, éd.,
GUEBIN P. et LYON E., Paris, Honoré Champion, 1926-1939, t. 1, p. 15 : Qui dicebantur credentes
24
rapines et usures
103
. La Summa contra patarenos attribuée à l’inquisiteur
dominicain Pierre de [132] Vérone indique aussi que les hérétiques refusent de
restituer leurs gains 104 . Les traités des inquisiteurs dominicains Moneta da
Cremona vers 1241-1245 et Ranieri Sacconi (qui se fonde sur le premier)
reprennent exactement les mêmes accusations et affirment que les « cathares »
considèrent que l’usure n’est pas un péché 105 . Vers 1250-1260, Étienne de
Bourbon affirme que le laxisme des hérétiques attire les usuriers désespérés et
les voleurs de grand chemin 106 . Guillaume de Puylaurens relate, dans le
prologue de sa fameuse chronique rédigée à la fin du siècle, que sur les terres
où vivaient les hérétiques ne poussaient que les ronces et pullulaient les
voleurs, les assasins, les adultères et les usuriers manifestes 107 . Même si les
enquêtes sociologiques conduites par Jean-Louis Biget dans l’Albigeois de la fin
du
XIIIe
siècle et du début du siècle suivant ont montré que nombre de ceux
qui étaient poursuivis pour hérésie dans ces régions pratiquaient effectivement
le prêt à intérêt108, les accusations de pratiquer l’usure et de la défendre, ou du
moins d’entretenir un lien de proximité avec les usuriers, peuvent aussi relever
en partie d’un effet d’amalgame, assez bien documenté et étudié, entre l’hérésie
du Midi français et le judaïsme, opéré par l’Église et en particulier, au cours du
XIIIe
siècle, par les inquisiteurs qui établissent parfois des liens directs entre les
milieux accusés d’hérésie et les juifs109. Tous ces auteurs reprennent en outre
des formules anciennes sur la nature peccamineuse de l’usure, qui se trouvent
chez les Pères de l’Église, dans les canons des premiers conciles, et sont
réitérées par Yves de Chartres et Pierre le Chantre 110. Ils reprennent aussi une
formule du Décret (C. 14, q. 4, c. 10) et une longue tradition homilétique,
exégétique et normative qui associent et assimilent les trois délits de vol, rapine
haereticorum, dediti erant usuris, rapinis, homicidiis et carnis illecebris, perjuriis et perversitatibus universis. Isti
siquidem ideo securius et effrenatius peccabant, quia credebant sine restitutione ablatorum, sine confessione et
poenitentia se esse salvandos, dummodo in supremo mortis articulo Pater noster dicere.
103 MUESSIG C., « Les sermons de Jacques de Vitry sur les cathares », La prédication en Pays d’Oc ( XIIe
– début XVe siècle), Toulouse, Privat (Cahiers de Fanjeaux, 32), 1997, p. 69-83 (76 et suiv.).
104 PIERRE DE VERONE ( ?), Summa contra Patarenos, éd. (abrégée), KAEPPELLI Th., « Une somme
contre les hérétiques de s. Pierre Martyr (?) », Archivum Fratrum Praedicatorum, n° 17, 1947, p. 295335 (330).
105 MONETA DA CREMONA, Adversus Catharos et Valdenses, éd . RICCHINI DA CREMONA T. A.,
Rome, 1743, Lib. V, 14, 2-3 : Nulli hominum restituunt usuram, furtum, aut rapinam, immo
reservant eam fibi, vel potius relinquunt filiis ac nepotibus suis : ipsi tamen dicunt usuram non esse
peccatum. Voir KAEPPELI Th., Scriptores Ordinis praedicatorum Medii Aevi, vol. 3, Rome, Ad
S. Sabinae, Istituto Storico Domenicano, 1980, p. 137 et suiv. ; RANIERI SACCONI, Summa de
Catharis et Leonistis seu de pauperibus de Lugduno, éd. SANJEK F., « Raynerius Sacconi
o.p. Summa de Catharis », Archivum Fratrum Praedicatorum, n° 44, 1974, p. 42-60 (De falsa
paenitentia catharorum) : Probatur etiam manifeste quod non dolent de peccatis suis, quae ante
professionem haeresis suae commiserunt, pro eo quod nulli homini restituunt usuram, furtum aut
rapinam; immo reservant eam sibi vel potius relinquunt filiis vel nepotibus suis in saeculo
permanentibus. Ipsi etiam dicunt usuram nullum esse peccatum.
106 ETIENNE DE BOURBON, Tractatus de diversis materiis predicabilibus, traduction du texte par
BERLIOZ J., « ‘Les erreurs de cette doctrine pervertie…’. Les croyances des Cathares selon le
dominicain Étienne de Bourbon (mort v. 1261) », Heresis, n° 32, 2000, p. 53-67 (62).
107 GUILLAUME DE PUYLAURENS, Chronica magistri Guillelmi de Podio Laurentii, éd.
DUVERNOY J., Paris, CNRS, 1976 (Sources d’histoire médiévale, 8), p. 24 : Propter quod terra
tamquam reproba et maledicto proxima pauca preter spinas et tribulos germinabat, raptores et
ruptarios, fures, homicidas, adulteros et usurarios manifestos.
108 BIGET J.-L., « Aspects », cit.
109 BERGER D., art. cit., p. 287-303 ; MOORE R. I., La persécution, p. 163 et suiv.
110 G. TODESCHINI, Il prezzo, p. 164 et suiv.
25
et usure (en ce qu’elle consiste à prendre un intérêt sur ce qui ne nous
appartient pas), parfois en lien avec le refus de payer ou de « restituer » les
dîmes.
Si l’on peut imaginer aisément que des marchands et des artisans du
Languedoc pratiquent le prêt à intérêt, la possibilité qu’ils commettent aussi
impunément des meurtres, des rapines et des vols est plus difficile à admettre.
Pourquoi, par conséquent, prendre davantage au sérieux la réalité de
l’accusation d’usure et en [133] faire l’indice concret de l’hostilité indiscriminée
de l’Église pour ces pratiques111 ? La formule très vague de Pierre des Vaux de
Cernay selon qui l’usure n’est que l’une des perversitates universae auxquelles
s’adonnent les hérétiques incite à considérer l’accusation d’usure dans le cadre
d’une entreprise banale de qualification des pratiques hérétiques et de leur
caractère généralement pervers et déviant, au rang desquelles se trouvent, de
façon traditionnelle, des pratiques économiques relevant de l’avarice et qui
vont à l’encontre des intérêts et de l’autorité de l’Église. Le lien entre usure et
ce que l’on appelle « catharisme » semble plus relever de la nature même des
accusations d’hérésie qui procèdent par amalgames, associations et
accumulation de crimes rapprochant et identifiant entre eux les groupes jugés
dangereux et subversifs 112 . La démarche est encore la même que celle des
textes patristiques qui mettaient côte à côte juifs, avares, usuriers, assassins et
hérétiques, mais ici dans un contexte plus précis et en ciblant des groupes
relativement bien identifiés comme étant hostiles au clergé, à l’Église
institutionnelle. Étant données la nature de ces textes et la forme de ces
discours anti-hérétiques où les effets d’intertextualité, les emprunts et la
rhétorique sont puissants, on peut raisonnablement penser à une accusation
davantage liée à la fois à l’anticléricalisme, aux pratiques de résistance de ces
groupes accusés d’hérésie et à la construction d’un corps de doctrine hérétique
par les inquisiteurs plutôt qu’à une véritable croyance et à de véritables
pratiques supposées « cathares »113.
En outre, si les marchands et les artisans du Languedoc, dont
l’anticléricalisme est bien connu et remonte au moins au
XIIe
siècle, pratiquent
effectivement le prêt à intérêt à la consommation et pour financer leurs
activités professionnelles, comme le font leurs collègues dans toute l’Europe –
rappelons encore une fois que les enquêtes menées dans l’Albigeois vers 1300
attestent la confiscation d’un bon nombre de créances appartenant à plusieurs
de ces bourgeois accusés d’hérésie –, ces mêmes enquêtes révèlent aussi que les
BORST A., op. cit., p. 161-162 ; OBERSTE J., « L’usurier », cit., passim.
THERY-ASTRUC J., « ‘Excès’ », cit.
113 BIGET J.-L., op. cit., p. 81-82 ; PARMEGGIANI R., « Un secolo di manualistica inquisitoriale
(1230-1330) : intertestualità e circolazione del diritto », Rivista internazionale di diritto comune, n° 13,
2002, p. 229-270.
111
112
26
hérétiques en question sont en conflit avec leur évêque114. En outre, la petite et
moyenne noblesse locale parvient à conserver entre ses mains la perception des
dîmes jusqu’à la fin du XIIe siècle, et à la fin du siècle suivant, des campagnes de
« restitution » des dîmes ont encore lieu dans le diocèse d’Albi 115 . Dans ce
contexte, même si la définition de l’usure par les scolastiques a évolué durant le
XIIIe
sècle, les logiques lexicales et juridiques définies pendant la réforme
semblent encore, en partie au moins, à l’œuvre dans l’Albigeois à la fin du
siècle. L’accusation d’exercer ou de défendre l’usure ne qualifie pas, ici comme
à Rimini, le refus de payer ou de restituer les dîmes, mais c’est en revanche ce
refus qui peut transformer en usure les pratiques commerciales de ceux qui s’en
rendent coupables en désobéissant à l’évêque, dans un contexte local où
l’Église doit lutter pour percevoir les dîmes et défendre sa propre économie. La
confiscation des créances des hérétiques albigeois relève moins, par ailleurs, de
la lutte contre le prêt à intérêt que de la procédure prévoyant la confiscation
des biens des hérétiques.
Le lien étroit entre usure et refus de payer les dîmes établi par Atton de
Verceil au
Xe
siècle puis manié par le pape Lucius III contre les patarins de
Rimini en 1185 (c’est-à-dire contre les factions du gouvernement urbain et
leurs alliés qui s’opposent [134] à la domination de l’évêque et du chapitre) doit
être perçu, en quelque sorte, comme un lien de contexte, le refus de payer les
dîmes dans une région pouvant déclencher des accusations d’usure contre les
membres des gouvernements urbains qui résistent à l’autorité de l’Église. Ce
lien plonge ses racines dans le terreau de la réforme et dans l’identification
entre usure et simonie. Il a un long avenir devant lui : quelques années après les
enquêtes albigeoises, entre janvier et juin 1314 encore, juste après le concile de
Vienne qui a adopté le canon Ex gravi, Arnaud Régis, l’official de l’archevêque
de Narbonne, fait face à une protestation des consuls du bourg qui refusent de
payer les dîmes. Il les excommunie et en juillet, alors que ce conflit est encore
vif, il fait lire un avertissement solennel dans les églises par lequel il menace
d’excommunication les fidèles qui ne dénonceraient pas les usuriers sous
dix jours 116. Arnaud Régis espère peut-être tirer parti des oppositions et des
tensions entre petits et grands au sein de la population narbonnaise pour faire
pression sur les consuls qui lui résistent, des marchands importants qui
DAVIS G. W., The Inquisition at Albi, 1299-1300. Text of Register and Analysis, New-York,
Columbia University Press, 1948 ; BIGET J.-L., « Aspects du crédit », cit. ; THERY J., Fama,
enormia. L'enquête sur les crimes de l'évêque d'Albi Bernard de Castanet (1307-1308). Gouvernement et
contestation au temps de la théocratie pontificale et de l'hérésie des bons hommes, thèse de doctorat en Histoire,
Université Lyon 2, 2003.
115 BIGET J.-L., « La restitution des dîmes par les laïcs dans le diocèse d’Albi à la fin du
XIIIe siècle », Les évêques, les clercs et le roi, Toulouse, Privat (Cahiers de Fanjeaux, 7), 1972, p. 211283 ; ID., op. cit., p. 58.
116 Archives municipales de Narbonne, CC 2023, CC 256-257 et HH 1, éd., BLANC A., Le livre de
comptes de Jacme Olivier, marchand narbonnais du XIVe siècle, Paris, Picard, 1899, t. 2, p. 737 ; BNF,
coll. Doat, vol. 51, f° 388 ; cité par PIRON S., « Marchands et confesseurs. Le Traité des contrats
d’Olivi dans son contexte (Narbonne, fin XIIIe-début XIVe siècle) », L’argent au Moyen Âge,
XVIIIe congrès de la SHMES (Clermont-Ferrand, 30 mai-1 er juin 1997), Paris, Publications de la
Sorbonne (Série Histoire Ancienne et Médiévale, 51), 1998, p. 289-308, ici 298-301 (n. 47).
114
27
pratiquent peut-être le prêt117. Mais cet épisode montre la connexion étroite
établie par les clercs entre refus des dîmes, opposition à l’autorité épiscopale et
économie illicite, autrement dit usuraire.
Ce rapport entre usure et refus de payer la dîme se noue aussi à travers
un autre point commun entre ces deux pratiques dont sont parfois accusés les
hérétiques : le refus de restituer. Évoqué à plusieurs reprises par les sources, il
semble contribuer à caractériser les pratiques économiques des hérétiques
comme usuraires : usure, hérésie et refus de restituer sont souvent associés. Et
cela, que le refus concerne les intérêts du crédit considérés comme illicites dès
lors qu’ils sont pris par des laïcs s’opposant à leur évêque et à l’économie du
diocèse, ou bien que le refus en question soit celui de payer les dîmes et d’en
abandonner le prélèvement à l’Église locale. L’obligation de restituer les munera
acquis par le vol, la rapine, la simonie et l’usure est communément admise par
les canonistes et les théologiens qui associent toujours l’usure à d’autres
méfaits, toujours les mêmes, dont la simonie 118. Quelques décennies plus tard,
des lettres pontificales, notamment celles d’Alexandre III, insérées dans le Sexte
par Boniface VIII (1298), et certains canonistes comme le dominicain Raymond
de Peñafort dès les années 1240, interprètent clairement comme une obligation
de restituer les usures les dispositions des conciles du Latran II (1139) et
III
(1179), prévoyant d’excommunier les usuriers et de leur refuser la sépulture
chrétienne s’ils meurent dans le péché119.
[135] Pour autant, le refus de la restitution des biens évoqué
précédemment au sujet des hérétiques de Rimini ou du Languedoc peut
renvoyer à plusieurs réalités et être interprété de diverses façons, en plus de
signaler, peut-être sur un mode un peu rhétorique, peut-être très concrètement,
une résistance au droit canonique, aux décisions conciliaires et au pape. Tout
d’abord, dans certains cas, le refus de rendre les fruits d’une économie et de
pratiques jugées hérétiques par l’Église parce qu’elles sont le fait de ses ennemis
et des ennemis de la foi a pu être réel. En outre, le refus de restituer relève
aussi, comme le précise Pierre le Chantre, de la nature tenax du péché 120 .
L’opiniâtreté définit l’hérésie : l’association de l’usure au refus obstiné de
rendre les biens mal acquis comme à celui d’admettre le péché la rapprochent
EMERY R. W., Heresy and Inquisition in Narbonne, New York, AMS Press, 1967 (1ère éd. 1941), p.
35-36 puis 143.
118 PIERRE LE CHANTRE, Verbum abbreviatum, PL 205, cap. 46. De acceptoribus munerum iilicite
acquisitorum, col. 144B et caput 50. Contra feneratores, col. 159B. Sur le dévelopement des discours sur
la restitution des usures au XIIIe siècle voir CECCARELLI G., « L’usura nella trattatistica teologica
sulle restituzioni dei male ablata (XIII- XIV secolo) », QUAGLIONI D., TODESCHINI G.,
VARANINI G. M., éd., Credito e usura fra teologia, diritto e amministrazione. Linguaggi a confronto (sec. XIIXVI), Rome, École française de Rome (Collection de l’École française de Rome, 346), 2005, p. 323.
119 RAYMOND DE PEÑAFORT, Summa de casibus, Vérone, 1744, II, 7, n. 7, p. 212 (cité par
MCLAUGHLIN T. P., art. cit., n° 2, p. 4, n. 45) : Ipso jure sunt excommunicati quantum ad tria (…)
Potest (judex) usurarium quemlibet cogere ad restituandas usuras, si necesse esset, etiam per
majorem excommunicationem, omni appelatione remota. Pour les lettres pontificales, voir celles
reprises en Sext. 5, 19.
120 Pierre le Chantre, Loc. cit.
117
28
du comportement des hérétiques, permet de mettre au jour l’hérésie. À Rimini,
la documentation permet peut-être d’en saisir le sens. L’édit promulgué par
Henri VI en 1195 exige des habitants de la cité qu’ils restituent à l’Église les
biens dont elle a été spoliée121, autrement dit non seulement les biens que se
sont appropriés les Riminesi mais aussi tout ce que l’Église aurait dû percevoir
au titre de la dîme et des prélèvements seigneuriaux, si l’on croit à leur refus de
payer la dîme, dont témoignent aussi bien cet édit et la lettre de Lucius III
dix ans plus tôt que les conflits locaux autour de la fiscalité ecclésiastique et
communale. À une époque, entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle, où les
juristes établissent que le produit et l’objet des dîmes appartiennent déjà à
l’Église avant leur prélèvement, avant même leur perception et ante separationem,
le refus de payer la dîme revient à refuser de « restituer » à l’Église ce qui lui
appartient déjà et s’apparente donc à un vol, à une rapine ou à une usure,
laquelle est assimilée à ces deux délits122.
Associé par Pierre des Vaux de Cernay au rejet de la confession et de la
pénitence, le refus de restituer les usures peut être interprété comme
l’expression d’une opposition globale à l’économie de l’institution ecclésiale et
à l’économie du salut passant éventuellement par le rejet des sacrements et des
œuvres, rejet qualifié par le chroniqueur cistercien et, après lui, par les
inquisiteurs dominicains Moneta da Cremona et Ranieri Sacconi comme un
vol, une rapine, une usure et même un meurtre, dans la droite ligne de la
rhétorique patristique sur le vol et l’assassinat des pauvres déployée à l’encontre
des mauvais fidèles, des avares, des usurpateurs des res ecclesiae, de ceux qui
refusent de faire l’aumône et des hérétiques123. Cette acception renvoie encore
au sens acquis par [136] les mots usura, usurarius depuis la fin du XIe siècle, voire
depuis qu’Atton de Verceil a qualifié d’usure, dès la fin du Xe siècle, on l’a vu, le
fait de refuser de payer la dîme et de léser les revenus et les possessions
ecclésiastiques.
C’est aussi le sens du mot usura employé dans le cadre des négociations
entre l’archévêque d’Arles et le comte de Toulouse Raymond VI au mois de
TONINI L., éd., op. cit., t. II, p. 600-602.
HUGUCCIO, Summa, ad D. 47, c. 8, v. Res alienas : Ego autem credo quod sint res aliene et non
sint in bonis illorum qui tenentur dare decimas, sed sunt ecclesie ; JEAN LE TEUTONIQUE,
Glos. Ord., ad. C 16, q. 1, c. 66, v. alienas : ergo ante separationem sunt ecclesie. Bien qu’elle
semble établir un droit sur des biens d’autrui, la notion de res alienas diffère ici de celles, plus
tardives, de ius in re et ius in re aliena en ce qu’elle relève d’un dominium ou d’un droit réel de
l’Église préexistant sur la chose faisant l’objet du prélèvement fiscal, celui-ci étant fondé non par
un droit de perception mais par la propriété sur la chose prélevée : voir FEENSTRA R., Ius in re :
Het begrip zakelijk recht in historisch prespectief, Zwolle, Tjeenk Willink, 1979 ; ID., « Dominium
and ius in re aliena : The Origin of a Civil Law Distinction », BRICKS P., éd., New Perspectives in
the Roman Private Law of Property, Oxford, Clarendon Press, 1989, p. 111-122, repris dans
FEENSTRA R., Legal Scholarship and Doctrines of Private Law (13th-18th centuries), Aldershot,
Ashgate (Variorum Collected Studies Series n° 556), 1996, chap. n° III, p. 111-122 ; pour d’autres
approches récentes du prélèvement fiscal chez les canonistes du XIIe siècle voir LAUWERS M.,
« Pour une histoire de la dîme et du dominium ecclésial », ID., éd., op. cit., p. 11-64 ;
MARMURSZTEJN E., « Débats scolastiques sur la dîme au XIIIe siècle », Ibid., p. 507-526 ;
MENZINGER S., « Pagare per appartenere. Sfere di interscambio tra fiscalità ecclesiastica e laica in
Francia meridionale e nell'Italia comunale (XII secolo) », Quaderni Storici, n° 147/3, 2014, p. 673708.
123 TONEATTO V., op. cit., p. 200 et suiv.
121
122
29
juillet 1209, en pleine croisade contre les Albigeois. L’archevêque accepte de
restituer, à la demande du pape et de son légat, deux castra au comte, à
condition que lui soit restituées les sommes dépensées pour leur
administration, définies comme des usures, pendant la période où le comte les
avait assignés à son église124. La qualification d’usure désigne ici une opération
de crédit impliquant à l’origine des res ecclesiae, l’évêque ayant avancé, sur les
revenus de son église, des sommes d’argent pour la gestion de biens
appartenant à celle-ci. Mais au moment où cette opération sort du circuit
économique interne à l’église, avec la restitution des castra, celle-ci risque dès
lors de spolier les res ecclesiae.
Le même raisonnement pourrait être tenu à propos de Valdès qui est
décrit comme un usurier par l’auteur anonyme de la Chronique de Laon au
debut du
XIIIe
siècle125. Ses profits proviendraient même des biens de l’Église
de Lyon, peut-être ceux du chapitre, dont il avait la gestion avant sa
conversion, si l’on suit les conclusions de Marguerite Verdat et de
Michel Rubellin 126 . Une triple logique est à l’œuvre dans la qualification
usuraire des activités de Valdès. En premier lieu, sa conversion devant
consister en une rupture complète avec sa vie antérieure, le choix de la
pauvreté évangélique est la conséquence de pratiques économiques qualifiées
d’usuraires parce qu’elles lèsent l’économie de l’institution ecclésiale. Ensuite,
même si l’anonyme de Laon ne semble pas hostile à cette conversion (et si, par
la suite, les vaudois de la vallée du Rhône ne sont pas particulièrement accusés
d’être aussi des usuriers), les pratiques de Valdès peuvent apparaître déviantes
aux yeux d’un auteur qui relate a posteriori les origines d’une hérésie dont sont
alors de plus en plus accusés les milieux communaux, notamment des
marchands et des artisans encore une fois, qui sont en conflit avec l’épiscopat
théocratique local, défendent les libertés communales et ont tendance à se
tourner vers le comte de Provence et l’empereur 127 . Enfin, vers 1219-1223,
Processus negotii Raymundi comitis Tolosani, PL 216, col. 0089-0098A, cap. VIII, col. 0094D.
Ex Chronico universali anonymi Laudunensis, éd., MGH. Scriptores, t. 26, Hanovre, Hahn, 1882,
p. 447 : Currente adhuc anno eodem, scilicet 1173 dominice incarnationis, fuit apud lugdunum
Gallie civis quidam Valdesius nomine, qui per iniquitatem fenoris multas sibi pecunias
coacervaverat.
126 RUBELLIN M., « Au temps où Valdès n’était pas un hérétique : hypothèses sur le rôle de Valdès
à Lyon (1170-1183) », ZERNER M., éd., Inventer l’hérésie, cit., p. 193-218, repris dans RUBELLIN M.,
Église et société chrétienne d’Agobard à Valdès, Lyon, Presses universitaires de Lyon (Collection
d’histoire et d’archéologies médiévales n° 10), 2003, p. 455-478 voir aussi p. 386 ; ID., « Guichard
de Pontigny et Valdès à Lyon : la rencontre de deux idéaux réformateurs », Revue de l’Histoire des
religions, n° 217, 2000, p. 39-58, repris dans ID., op. cit., p. 479-500 ; LEGENDRE O., RUBELLIN M.,
« Valdès : un « exemple » à Claivaux ? Le plus ancien texte sur les débuts du pauvre de Lyon »,
Revue Mabillon, n. s., n° 11, t. 72, 2000, p. 187-195, repris dans R UBELLIN M., op. cit., p. 501-511
(507) ; VERDAT M., « Nouvelles recherches sur l’origine et la vie lyonnaise de Valdo », Bollettino
della Società di Studi Valdesi, n° 125, 1969, p. 3-11 (6).
127 CHIFFOLEAU J., « Les gibelins », cit., p. 669-695 ; ID., « Les Mendiants, le prince et l’hérésie à
Marseille vers 1260 », Provence historique, fasc. 143, n° 36, 1986, p. 3-19 ; BALOSSINO S. et
CHIFFOLEAU J., « Valdesi e mondo comunale in Provenza nel Duecento », BENEDETTI M., éd.,
Valdesi medievali. Bilanci e prospettive di ricerca, Colloque international de Milan (23-24 octobre 2008),
Milan, Claudiana, 2009, p. 61-102 ; BALOSSINO S., I podestà sulle sponde del Rodano. Arles et Avignone
nei secoli XII e XIII, Rome, Viella, 2015, p. 269 sq., en particulier p. 283-298. Pour la sociologie des
vaudois marseillais voir VILLARD M., « Vaudois marseillais au XIIIe siècle », Provence historique, n° 31,
fasc. 126, 1981, p. 341-354.
124
125
30
Césaire de Heisterbach, de son côté, rapporte l’arrivée à Metz de deux vaudois
ori- [137] ginaires de Montpellier, que l’évêque aurait tenté de condamner, en
vain, à cause de la résistance des familles les plus puissantes de la cité, parce
qu’il avait auparavant chassé un usurier dont celles-ci étaient proches 128. Le
prédicateur cistercien établit donc tout de même un lien, quoique indirect,
entre les usuriers et les vaudois, ou du moins la défense des vaudois et d’un
usurier face à l’évêque par les autorités urbaines de Metz qui sont en conflit
avec ce dernier.
L’accusation de pratiquer l’usure ou d’être usurier portée contre des
hérétiques dans les chroniques ou les manuels d’inquisiteurs ou même dans les
lettres des papes est difficile à saisir et à interpréter entre la fin du
premières décennies du
XIIIe
XIIe
et les
siècle. Le lien entre les deux déviances est parfois,
comme chez Césaire de Heisterbach, Étienne de Bourbon et Guillaume de
Puylaurens, très ténu, ces auteurs juxtaposant les usuriers et les hérétiques sans
les identifier vraiment les uns aux autres, l’hérésie paraissant simplement
favoriser l’usure, un peu comme le suggère avant eux Lucius
III
à Rimini. Chez
d’autres, comme Moneta da Cremona, les « cathares » sont eux-mêmes des
usuriers convaincus ou du moins soutiennent que l’usure n’est pas un péché et
refusent de restituer les usures. Sans ignorer que le crédit est exercé
couramment dans les villes dès la fin du
XIIe
siècle au moins et sans exclure la
possibilité que, dans le cas des hérétiques de Rimini et de ceux du Languedoc,
l’accusation d’usure ne soit pas forcément déconnectée de certaines pratiques
économiques concrètes relevant effectivement du prêt à intérêt (étant donnés
les milieux sociaux d’où proviennent les familles accusées d’hérésie et d’usure
et les métiers qu’elles exercent) la qualification usuraire des pratiques
commerciales et créditrices et l’accusation de refus de restituer dérivent avant
tout, en Languedoc comme à Rimini, du refus attesté de payer la dîme, de
l’opposition à l’Église romaine et aux évêques, des conflits liés à la quête
d’autonomie, et de l’accusation d’hérésie qui englobe tout cela. L’hypothèse ne
doit pas être écartée selon laquelle l’Église aurait tenté de couper l’une des
sources de revenus de ses opposants en qualifiant leurs pratiques
professionnelles d’usuraires afin de les asphyxier économiquement 129 . Mais
sans écarter ces deux possibilités, les probables opérations de prêt à intérêt
sont ici qualifiées d’usure avant tout parce qu’elles sont le fait d’hérétiques qui
128 CESAIRE DE HEISTERBACH, Dialogus magnus visionum atque miraculorum, éd., STRANGE J., Caesarii
Heisterbacensis monachi ordinis cisterciensis Dialogus Miraculorum..., 2 vol., Cologne, Bonn, Bruxelles,
Lempertz, 1851 (réimpr. Ridgewood, Gregg Press, 1966), Distinctio 5, cap. 20 : Non enim poterat illis
Episcopus vim inferre propter quosdam potentes civitatis, qui eos in odium Episcopi fovebant, eo quod quendam
usurarium deunctum ipsorum cognatum de atrio ecclesiae eiecisset. Voir BERLIOZ J., « Exemplum et histoire.
Césaire de Heisterbach (v. 1180-v. 1240) et la croisade albigeoise », Bibliothèque de l’École des chartes,
n° 147, 1989, p. 49-86 (52) ; ID., « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens » : le massacre de Béziers
(22 juillet 1209) et la Croisade contre les Albigeois vus par Césaire de Heisterbach, Portet-sur-Garonne,
Loubatières, 1994, p. 12.
129 OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 441 et suiv. pour ces deux interprétations à propos des
cathares.
31
contestent le pouvoir sacramentel du clergé, l’autorité et l’économie de
l’institution ecclésiale.
4. Plasticité de l’usure et de l’hérésie
L’association de l’usure et de l’hérésie devient plus fréquente dans le
contexte de la lutte contre les « bons hommes » de l’Albigeois, sur les terres du
comte de Toulouse et dans le Midi français au XIIIe siècle. Ce contexte souligné
par Jorg Oberste ne doit pas être négligé et joue sans aucun doute un rôle
central dans l’histoire du rapprochement de ces deux qualifications et de la
transformation définitive, au cours de ce siècle, de l’usure [138] en symptôme
d’hérésie, voire, avec Giovanni d’Andrea, en forme d’hérésie dès lors qu’on
affirmerait qu’elle n’est pas un péché 130 . Cela signifie-t-il toutefois que ce
processus doive être interprété comme une expression de la volonté de l’Église
de lutter plus efficacement à la fois contre le prêt à intérêt et l’hérésie en
saisissant l’arme d’une criminalisation de l’usure pour atteindre les bases
économiques des hérétiques ? Le poids des contextes locaux semble devoir être
nuancé. Ainsi, la dispense de rembourser les usures promise par Innocent III en
1209 aux croisés contre les Albigeois ne peut être prise, comme le voudrait
J. Oberste, pour le signe de l’ampleur du fléau du prêt à intérêt dans la région,
dans la mesure où chaque croisade fait l’objet de ce type de dispense depuis le
XIIe
siècle131. Ces promesses de rémission des dettes usuraires associées à celle
des péchés concernent en outre explicitement les usures juives. Innocent III
octroie la même dispense aux croisés contre les Albigeois en raison, très
probablement, non seulement en raison du contexte de croisade, mais aussi
parce qu’en matière d’usures, entre autres choses, juifs et hérétiques sont
identiques et assimilables les uns aux autres. Comme le faisait remarquer
M. H. Vicaire en 1971, « l’origine romaine, grégorienne et universelle de la
condamnation de l’usure dans la chrétienté du
XIIe
siècle, manifeste qu’on ne
doit pas exagérer l’importance des facteurs conjoncturels et locaux 132 ».
Par ailleurs, à partir du
XIIIe
siècle, toute opération économique, tout
échange ou presque constitue une opération de crédit ou est considéré comme
telle d’un point de vue juridique et théologique : les maîtres des ordres
mendiants participent en particulier à faire du crédit la forme idéale et courante
de l’échange 133 . De fait, l’usure risque de se glisser dans n’importe quelle
Ibid., p. 437 et suiv. en particulier.
PL 216, col. 158 et suiv. cité par OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 442 ; mais cf. aussi avant cela,
par exemple, Litterae Eugenii III pro expeditione in terram sanctam (1145), in OTTON DE FREISING, Gesta
Friderici I imperatoris, éd. MGH. Rerum germanicarum in usum scholarum, Hanovre – Leipzig, Hahn,
1912, Livre I, cap. 38, p. 55-57 (ici 57) ; BERNARD DE CLAIRVAUX, Epistola 363 (1146), PL 182,
c. 567-568.
132 VICAIRE M.-H., « La pastorale des mœurs dans les conciles languedociens, fin du XIe début du
XIIIe siècle », Le Credo, la morale et l’inquisition en Languedoc au XIIIe siècle, Toulouse, Privat (Cahiers de
Fanjeaux, 6), 1971, p. 85-117 (98).
133 TODESCHINI G., Il prezzo, cit., p. 187 et suiv. ; ID., I mercanti, cit., p. 425 et suiv.
130
131
32
opération et c’est la raison de la casuistique serrée que la scolastique développe
en la matière. Autrement dit, il n’y a aucun besoin que les membres des
gouvernements urbains de l’Albigeois pratiquent réellement le prêt pour pour
que leur soit imputée l’accusation d’usure : le soupçon plane sur tout le monde
ou presque. Et ce sont les logiques et les conséquences de cette
double situation – les origines romaines et grégoriennes de la condamnation de
l’usure et de son rapprochement avec l’hérésie depuis le
XIIe
siècle, d’une part,
et d’autre part, l’élargissement progressif du soupçon d’usure à toutes les
opérations économiques au cours du siècle suivant – qui peuvent sans doute
nous permettre de mieux saisir le sens du rapprochement entre usure et hérésie
jusqu’au concile de Vienne et à la glose du canon Ex gravi par
Giovanni d’Andrea.
Le plus souvent, comme le notent M. Giansante, J. Oberste et
G. M. Varanini, au
XIIIe
siècle et jusqu’au début du
XIVe
siècle, les accusations
des inquisiteurs ne font que juxtaposer l’usure et l’hérésie, comme on peut le
voir à Bologne, à Vérone ou à Toulouse 134 . [139] Le 13 décembre 1258,
Alexandre IV interdit aux inquisiteurs d’agir directement contre les seuls
usuriers s’ils ne sont pas aussi hérétiques135. Le 23 décembre 1288, Nicolas IV
réitère cette restriction dans une lettre adressée aux inquisiteurs franciscains de
Provence qui lui demandent s’ils peuvent confisquer le montant des
restitutions
136
. C’est encore la position adoptée par le frère mineur
Astesano d’Asti au début du siècle suivant puis par l’inquisiteur dominicain
Nicolau Eymerich vers 1376 à Avignon137. Que l’objectif soit d’éviter les abus
des inquisiteurs en écartant un motif de discrédit et de contestation lié aux
confiscations et aux profits des amendes ou de protéger le monopole des
ordinaires sur les causes usuraires ou encore d’éliminer une raison de conflits
avec les justices civiles, la papauté n’a donc pas, à ce moment-là en tout cas,
l’intention de s’en prendre spécifiquement aux prêteurs d’argent ni même aux
134 ZANELLA G., op. cit. ; GIANSANTE M., art. cit., p. 206-207 ; OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 437
et suiv. ; BENEDETTI M., Inquisitori, p. 175 ; VARANINI G. M., art. cit., passim.
135 ALEXANDRE IV, Quod super nonnullis (1258), éd. SBARALEA J. H., Bullarium franciscanum
Romanorum pontificum constitutiones, epistolas ac diplomatica continens, tribus ordinibus
Minorum, Clarissarum et Poenitentium... concessa, Rome, 1759-1780 (abrégé ensuite BF), vol. 2,
n° 402, p. 316-318 (317) ; éd. EUBEL C., Bullarii Franciscani epitome, sive summa bullarum in
ejusdem bullarii quattuor prioribus tomis relatarum addito supplemento…, Apud Claras Aquas,
Typis Collegii S. Bonaventurae, 1908, n. 1017 : Ad quod respondemus, quaestionem super usuris
motam contra tales judicialiter non debere audiri ab Inquisitoribus haeresis, nec decidi : nolentes,
quod per causas hujusmodi offendiculum negotio Fidei praeparetur.
136 NICOLAS IV, [Inquisitoribus consulentibus super statutis…], éd. LANGLOIS E., Les registres de
Nicolas IV. Recueil des bulles de ce pape, fasc. n° 1, Paris, E. Thorin, 1886, n° 427, p. 79-80.
137 ASTESANO D’ASTI, Summa de casibus conscientiae, lib. II, tit. LVIII, art. 8 ; NICOLAU
EYMERICH, Directorium Inquisitorum. Sequuntur decretales tituli de summa Trinitate et fide
catholica…, Rome, 1585, trad. fr. SALA-MOLINS L., Nicolau Eymerich, Francisco Pena, Le manuel
des inquisiteurs, Paris, Albin Michel (Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité, 38), Paris, 1973.
Voir CECCARELLI G., « Usura e casistica creditizia nella ‘Summa Astesana’ : un esempio di sintesi
delle concezioni etico-economiche francescane », MOLINA B., SCARCIA G., éd., Ideologia del
credito fra Tre e Quattrocento : dall’Astesano ad Angelo da Chivasso, Atti del convegno
internazionale (Asti, 2000), Asti, Centro di studi sui Lombardi e sul credito nel medioevo (Collana
del Centro Studi sui Lombardi e sul credito nel Medioevo, 3), 2001, p. 15-58.
33
« usuriers » en remettant ceux-ci entre les mains des inquisiteurs 138. Mais les
lettres d’Alexandre IV et de Nicolas IV montrent aussi que des inquisiteurs
s’immiscent probablement dans des litiges comportant des dénonciations pour
usure, et cela bien avant le concile de Vienne, dès les années 1250 au moins.
De façon significative, les inquisiteurs franciscains sont mandatés en Provence
par le pape, au début des années 1260, contre les vaudois, les juifs et les
usuriers mais sans doute pas contre les seuls usuriers139. Les statuts synodaux
languedociens placent souvent les mesures contre les hérétiques et celles contre
les usuriers les unes derrière les autres, comme si une proximité entre ceux-ci
justifiaient qu’ils soient traités presque ensemble 140 . L’accusation d’usure
apparaît aussi dans des enquêtes lancées par la papauté contre des prélats, à la
suite de diffamations par des clercs, aux côtés d’autres crimes « énormes » et
d’« excès » dont l’hérésie, la magie, la simonie, la sodomie, la dilapidation 141. La
même juxtaposition générale, caractéristique des enquêtes et de la procédure
inquisitoire, est toujours à [140] l’œuvre 142 . Les inquisiteurs ne mènent en
réalité que très rarement une enquête contre un usurier sans autre raison et ils
ne le condamnent pas pour hérésie à cause de son activité d’usurier.
L’accusation de prendre des usures ou d’affirmer que l’usure n’est pas un péché
intervient presque toujours alors que le suspect est déjà connu pour être un
hérétique, ce qui constitue l’objet principal de l’enquête 143 . Elle nourrit, en
effet, dans une logique accumulatoire permettant de qualifier l’hérésie, le
caractère subversif et déviant des activités et des pratiques de l’hérétique. Cela
contribue à rapprocher, à associer de façon un peu générique l’usure et
l’hérésie, si ce n’est à les assimiler encore tout à fait, mais ce n’est pas le signe
d’une volonté de lutter contre le prêt à intérêt. Est-ce pour autant une sorte
d’instrumentalisation de l’accusation d’usure contre les hérétiques afin de
charger la barque ou de les priver de leurs bases économiques fondées sur le
crédit ? En un sens, la première de ces raisons est probable, même si elle
n’épuise pas les logiques de l’accusation d’usure portée contre des hérétiques.
La seconde est moins envisageable, comme on va le voir.
Selon le même procédé de juxtaposition, à la même époque, à partir de
la fin du
XIIe
siècle mais surtout pendant le siècle suivant, les villes adoptent
D’ALATRI M., op. cit., p. 96.
BF 2, p. 527 ; voir CHIFFOLEAU J., « L’inquisition franciscaine en Provence et dans l’ancien
Royaume d’Arles (vers 1260-vers 1330) », L’inquisizione francescana, Atti del 33° Convegno
internazionale della Società Internazionale di Studi francescani e del Centro interuniversitario di
Studi francescani (Assisi, ottobre 2005), Spolète, CISAM, 2006, p. 151-284 (178-180).
140 VICAIRE M.-H., art. cit., p. 96-99 ; OBERSTE J., « L’usurier », p. 443.
141 THERY J., « Faide nobiliaire et justice inquisitoire de la papauté à Sienne au temps des Neuf : les
recollectiones d’une enquête de Benoît XII contre l’évêque Donosdeo de’ Malavolti (ASV, Collectoriae
61A et 404A) », LEPSIUS S., WETZSTEIN Th., éd., Als die Welt in die Akten kam. Prozeßschriftgut im
europäischen Mittelalter, Francfort, Vittorio Klostermann (Max Planck Institut für europäische
Rechtsgeschichte. Rechtsprechung, Materialien und Studien, 27), 2008, p. 275-345 (291) ; ID.,
« Non pas ‘voie de vie’ », cit., p. 430 ; ID., « ‘Excès’ », cit., p. 199, 202 ; PROVOST A., Domus Diaboli.
Un évêque en procès au temps de Philippe le Bel, Paris, Belin, 2010, p. 132-135.
142 Les titres cités supra en donnent de très belles illustrations et une excellente analyse.
143 GIANSANTE M., art. cit., p. 207 suiv. ; OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 437 et suiv. ;
VARANINI G. M., art. cit., passim.
138
139
34
des statuts dirigés contre les hérétiques et contre les usuriers 144 . Dans les
années 1230, les frères des ordres mendiants impliqués dans le règlement des
conflits politiques au sein des cités lombardes participent souvent à la rédaction
des nouveaux statuts, et s’attachent particulièrement à ceux qui concernent les
hérétiques et les usuriers145. À Venise, les statuts associent explicitement l’usure
et l’hérésie dès le milieu du
XIIIe
siècle, et peut-être même avant, entre 1220 et
1255 environ, après les premières initiatives du doge Giacomo Tiepolo qui
sont à l’origine de la législation locale contre les hérétiques146. Cela n’a pas pour
but et n’a pas pour effet d’entraver la pratique du prêt à intérêt et du change
dans cette cité marchande internationale147. Une diversification des normes et
des instances anti usuraires s’opère donc dans le courant du
XIIIe
siècle. Au
même moment, certains juristes civilistes affirment que l’usure au sens strict (et
non dans l’acception plus rhétorique ou politique que nous avons pu observer
dans la littérature polémique [141] et les lettres pontificales), entendue comme
prise d’intérêt, n’est pas contraire au droit naturel 148.
Toutefois, l’existence de tensions voire de conflits entre les juridictions
ecclésiastiques et civiles sont perceptibles à travers l’intervention, évoquée plus
haut, des Mendiants en Lombardie, ou bien, quelques années auparavant, en
1214, dans un échange de lettres entre Philippe Auguste et Innocent
III
: où le
roi y dénonce la violence des sermons contre l’usure du légat Robert de
Courçon, et le pape répond en défendant les prérogatives de l’Église en la
matière149. Si la glose, si des canonistes de l’envergure d’Hostiensis considèrent
les enquêtes sur l’usure comme relevant de la prérogative des évêques, au
même titre que la simonie, le sacrilège et l’hérésie, les prétentions des
CRISTIANI E., « Note sulla legislazione antiusuraria », Bollettino storico pisano, n° 22, 1953, p. 3-53 ;
LUZZATTO G., « Tasso d’interesse e usura a Venezia nei secoli XIII-XV », Miscellanea in onore di
Roberto Cessi, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura (Storia e Letteratura, 71), 1958, p. 191-202 ;
ZANELLA G., « Malessere ereticale in Valle Padana (1260-1308) », p. 356-357 : Trévise en 1263,
Vicence en 1264, Vérone en 1270, Padoue en 1276 ; OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 409.
145 VAUCHEZ A., « Une campagne de pacification en Lombardie autour de 1233. L’action politique
des Ordres Mendiants d’après la réforme des statuts communaux et les accords de paix », Mélanges
d’archéologie et d’histoire, n° 78/2, 1966, p. 503-549 ; SCHARFF T., Häretikerverfolgung und Schriftlichkeit.
Wirkung der Ketzergesetze auf die oberitalienischen Kommunalstatuten im 13. Jahrhundert, Francfort, Peter
Lang (Gesellschaft, Kultur und Schrift. Mediävistische Beiträge, 4), 1996, p. 125-159.
146 ILARINO DA MILANO, « L’istituzione dell’inquisizione monastico-papale a Venezia nel
secolo XIII », Collectanea Franciscana, n° 5, 1935, p. 177-218 (178-182) ; GIANSANTE M., art. cit.,
p. 199-200 ; OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 429.
147 MUELLER R. C., « I banchi locali a Venezia nel Tardo Medioevo », Studi Storici, n° 28/1, 1987,
p. 145-155 ; CROUZET-PAVAN E., Venise triomphante. Les horizons d’un mythe, Paris, Albin Michel
(Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité, 45), 2014, p. 142 et suiv.
148 GAMBA C., Licita usura. Giuristi e moralisti tra medioevo ed età moderna, Rome, Viella (Ius nostrum.
Studi e testi pubblicati dall’Istituto di storia del diritto italiano dell’Università di Roma « La
Sapienza », 30), 2003. L’historiographie signale depuis longtemps l’opposition entre droit civil et
droit canonique en matière d’usure (MCLAUGHLIN T. P., art. cit., n° 1, p. 90 suiv.). L’analyse de
C. Gamba permet de nuancer cette vision. Sur les rapports entre juridictions civiles et la lutte
contre l’usure, voir par exemple les cas rapportés par DENJEAN Cl., La loi du lucre. L'usure en procès
dans la Couronne d'Aragon à la fin du Moyen Âge, Madrid, Casa de Velázquez (Bibliothèque de la Casa
de Velázquez, 52), 2011.
149 PL 217 col. 229 et suiv. ; voir BALDWIN J. W., Masters, Princes and Merchants. The Social Views of
Peter the Chanter and his Circle, Princeton, Princeton University Press, 1970, vol. 1, p. 301 et suiv. ;
OBERSTE J., « Predigt und Gesellschaft um 1200. Praktische Moraltheologie und pastorale
Neuorientierung im Umfeld der Pariser Universität am Vorabend der Mendikanten »,
MELVILLE G., OBERSTE J., éd., Die Bettelorden im Aufbau. Beiträge zu Institutionalisierungsprozessen im
mittelalterlichen Religiosentum, Münster, LIT (Vita regularis, 11), 1999, p. 245-294 ; ID., « L’usurier »,
cit., p. 443.
144
35
gouvernements communaux et des tribunaux civils en la matière ont pu être
perçues par le clergé comme une atteinte à sa juridiction et donnent lieu, en
tout cas, à des débats entre canonistes150. Cela étant, entre la fin du
début du
XIVe
XIIe
et le
siècle, les canonistes – Huguccio, Laurentius Hispanus et
Archidiaconus – réaffirment que l’usure est, comme l’hérésie, une cause ou une
matière qui dépend des autorités ecclésiastiques, sans pour autant exclure
l’intervention et la participation des juges laïcs, afin notamment d’obliger les
usuriers à effectuer les restitutions151.
Outre les habitudes d’association lexicale et conceptuelle, et les effets
classiques d’intertextualité et de polysémie caractéristiques de la langue et de la
rhétorique médiévales, la logique juridique, théologique et procédurale, qui
rapproche et assimile presque l’usure et l’hérésie dans certaines enquêtes du
XIIIe
et du début du
XIVe
siècle, relève pour partie de transformations
antérieures de la procédure et des discours sur l’usure. Ces mutations ont déjà
été bien analysées mais il importe d’y revenir brièvement afin de mieux
comprendre non seulement en quoi et comment l’association de l’usure à
l’hérésie est possible et utile à la lutte contre les hérétiques, mais surtout qu’elle
ne cible pas le prêt à intérêt en soi et de façon indéterminée.
D’une part, le troisième concile du Latran (1179) a précisé que les
usuriers condamnables et encourant l’excommunication sont ceux qui seraient
jugés manifestes ou notoires. Quelques années plus tard, Innocent III écrit à
l’évêque d’Arras pour lui enjoindre de n’excommunier, selon les termes du
canon conciliaire, que les usuriers manifestes [142] et non les autres152. Les
théologiens et les canonistes soulignent à la suite du concile le caractère
réprouvable de l’usure lorsque celle-ci est manifeste, et pour certains dans ce
cas exclusivement153. Ils attribuent au fait d’être reconnu publiquement comme
un usurier une propriété infamante.
D’autre part, cette évolution doit être mise en relation avec celles de la
procédure depuis la fin du XIIe siècle, lesquelles fondent l’enquête sur la fama et
sur le caractère manifeste du crime, à la suite des décrétales Licet Heli (1199 :
X 5, 3, 31) et Qualiter et quando (1206 : X 5, 1, 17) réunies en 1214 dans un
canon du quatrième concile du Latran (X 5, 1, 24) 154 . Le droit canonique
150 BERNARD DE PAVIE, Summa Decretalium, 5, 15, éd., LAPEYRES E. A. Th., Regensburg, Josef
Manz, 1860 (réimpr. Graz, Akademische Druck-u. Verlagsanstalt, 1956), p. 239 : Praeterea de
recipiendis usuris non est sub seculari judice litigandum ; Gl. Malefactores ad X 2, 2, 8, : Item crimen
usurarum, haeresis, simoniae, perjurii et adulterii. Haec pertinent ad ecclesiam.
151 MCLAUGHLIN T. P., art. cit, n° 2, p. 18-19 ; OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 423.
152 PL 215, col. 1380.
153 TODESCHINI G., Visibilmente crudeli, p. 105 et suiv.
154 OBERSTE J., « L’usurier », cit., p. 424-425 a déjà relevé le poids de ces transformations
procédurales pour l’histoire de la condamnation de l’usure. Sur les évolutions de la procédure, voir
notamment LANDAU P., Die Entstchung des kanonischen Infamiebegriffs von Gratian bis zur Glossa
ordinaria, Cologne, Gräz, Böhlau Verlag (Forschungen zur Kirchlichen Rechtsgeschichte und zum
Kirchenrecht, 5), 1966 ; MIGLIORINO F., Fama e infamia : problemi della società medievale nel pensiero
giuridico nei secoli XIII-XIV, Catane, Giannotta, 1985 ; F RAHER R. M., « IV Lateran’s revolution in
criminal procedure : the birth of inquisitio, the end of ordeals and Innocent III’s vision of
ecclesiastical politics », CASTILLO LARA R. J., éd., Studia in honorem eminentissimi cardinalis
36
accorde à la fama et au caractère manifeste du crime un statut de preuve ou de
quasi preuve dès lors qu’ils sont établis par l’enquête qu’ils ont motivée au
départ. L’apparition de l’accusation d’usure soutenant celle d’hérésie dans des
enquêtes ou des procès est donc permise par une mutation conjointe de la
procédure, des définitions du mot usura ainsi que du statut réprouvé et
infamant de l’usurarius à la suite du troisième concile du Latran. De ce point de
vue, la position d’Innocent III en 1207 (X 5, 19, 15) est très significative : les
évêques doivent procéder librement, même en l’absence d’accusateur, contre
une personne que d’autres faits (aliis argumentis) constitueraient en usurier
manifeste155. En dehors, donc, de toute accusation technique et précise d’usure,
d’autres éléments – une mauvaise réputation ou d’autres crimes auxquels
l’usure est à cette époque généralement associée : l’hérésie, le refus de payer la
dîme, le sacrilège, le vol, la simonie, etc. – paraissent suffire pour qu’un évêque
puisse, dans certains cas, considérer quelqu’un comme un usurier manifeste.
Autrement dit, dans les procédures contre les hérétiques, l’accusation d’usure
est juxtaposée à celle d’hérésie non parce qu’elle renforce simplement celle-ci
en ajoutant un crime au crime mais parce qu’elle en découle.
Ces premières évolutions procédurales du début du
XIIIe
siècle ont une
influence sur la lutte contre les usuriers dans la mesure où elles prennent en
compte le caractère manifeste des délits et des crimes ainsi que l’infamie du
coupable, deux catégories qui concernent directement l’usure. Au XIVe siècle, la
glose de Giovanni d’Andrea au titre 5 (De usuris) du Sexte reprenant les canons
Usurarum voraginem et Quamquam usurarii du deuxième concile de Lyon (1274)
explique que « manifeste » signifie ce qui est « notoire de iure, parce que cela a
été confessé ou condamné, ou ce qui l’est de facto » 156 . Elle intègre en cela
d’autres évolutions juridiques et procédurales du siècle [143] précédent : la
notion du criminel notoire est en effet forgée pendant cette période, à partir de
la Glose ordinaire de Jean le Teutonique et appliquée notamment dans le cadre
de la lutte contre l’hérésie 157 . Giovanni d’Andrea abonde dans ce sens en
rappelant par ailleurs que les peines encourues par les usuriers laïcs manifestes
ou publics – notamment la suspension de tout privilège, l’expropriation et la
condamnation de ceux qui les protègeraient – sont comparables à celles
Alphonsi M. Sticker, Rome, Librairie Ateneo Salesiano, 1992, p. 97-111 ; MOORE R. I., La première
révolution européenne (Xe-XIIIe siècle), Paris, Le Seuil, 2001, p. 263 et suiv. ; VALLERANI M., « I fatti nella
logica del processo medievale : note introduttive », Quaderni storici, n° 108, 2001, p. 665-693 (679686) ; THERY J., « Fama : l’opinion publique comme preuve judiciaire. Aperçu sur la révolution
médiévale de l’inquisitoire (XIIe-XIVe siècle) », LEMESLE B., éd., La preuve en justice de l’Antiquité à nos
jours, Rennes, PUR, 2003, p. 119-147 ; ID., « ‘Excès’, ‘affaires d’enquête’ », cit., p. 164-236.
155 INNOCENT III, Quum in diocesi (1207), X 5, 19, 15 (Fr. 815) : (…) si tamen aliis argumentis
illos constiterit esse usurarios manifestos, in eos poenam in Lateranensi concilio contra usurarios
editam libere poteris exercere.
156 Gl. Manifestos ad Sext. 5, 5, 1, col. 657.
157 GHISALBERTI C., « La teoria del notorio nel diritto comune », Annali di storia del diritto, n° 1,
1957, p. 403-451.
37
infligées aux hérétiques 158 . Le passage du manifeste au notoire parachève
techniquement au plan procédural l’évolution de la qualification d’usurier
manifeste qui devient ainsi coupable d’un crime exceptionnellement grave,
dont la preuve et l’évidence vont au-delà de la fama, au point que la procédure
puisse être abrégée, se passer de preuve voire quasiment être éliminée au profit
d’une condamnation immédiate, comme dans tous les cas où le crime est
notoire.
Dans le cas de l’usure comme dans celui de l’hérésie, le caractère
manifeste, puis, techniquement, notoire du délit ou du crime est indissociable
de son pendant, l’occulte, le secret, le caché159. Pierre le Chantre et à sa suite
Guillaume Perrault affirment qu’ils préfèrent le temps où les usuriers vivaient
isolés, cachés dans leur tannière, dans leur « maison du diable » parce qu’ils
étaient alors moins nombreux et, paradoxalement, plus faciles à identifier 160.
De ce lien entre le manifeste et l’occulte dérive la réflexion casuistique sur les
usurae palliatae qui se déploie pendant tout le
XIIIe
siècle, c’est-à-dire sur la
dissimulation des usures et la possibilité de les rendre manifestes, et sur les
conditions auxquelles elles pourront être avérées par un juge ou un confesseur.
Ces conditions ne sont pas liées à un taux d’intérêt fixe, précis, même si l’on
trouve des textes qui établissent de tels seuils au-delà desquels l’intérêt est jugé
injuste. De Pierre le Chantre à Guiral Ot, en passant par des auteurs aussi
nombreux et divers qu’Étienne de Tournai, Robert de Courçon, Thomas de
Chobham, Accurse, Henri de Suse, Alexandre de Halès, Thomas d’Aquin,
Henri de Gand, Godefroid de Fontaines, Richard de Mediavilla et Pierre de
Jean Olivi, elles sont variables et complexes. Elles relèvent, d’une part, d’une
série de facteurs techniques regardant le déroulement de la transaction,
l’établissement du contrat, l’intention du prêteur, le respect du juste prix (luimême variable et complexe), le travail, la prise de risque et l’expertise du
prêteur, ainsi que l’insertion de l’échange dans d’autres opérations, et le
réinvestissement des profits dans [144] le commerce exercé à grande échelle
dans le cadre de societates161. Ces facteurs, nombreux, diffèrent selon les auteurs
158 Gl. Cessante ad Sext. 5, 5, 2, col. 658. Sur les peines infligées aux usuriers, X 5, 19, 9 et
Sext. 5, 5, 2. Sur les débats, les commentaires et les différents textes juridiques traitant de
l’expropriation des usuriers et de leurs héritiers, voir MCLAUGHLIN T. P., art. cit., n° 2, p. 5-8.
159 SBRICCOLI M., « Nox quia nocet. I giuristi, l’ordine e la normalizzazione dell’immaginario », ID.,
éd., La notte. Ordine, sicurezza e disciplinamento in età moderna, Florence, Ponte alle Grazie, 1991, p. 919 ; Id., « Periculum pravitatis. Juristes et juges face à l’image du criminel méchant et endurci (XIVeXVIe siècles), BRIEGEL F., PORRET M., éd., Le criminel endurci : récidive et récidivistes du Moyen Âge au
XXe siècle, Genève, Droz, 2006, p. 25-43 ; CHIFFOLEAU J., « ‘Ecclesia de occultis non iudicat’ ? L’Église,
le secret et l’occulte du XIIe au XVe siècle », Il segreto nel Medioevo, Micrologus, Nature, Sciences and
Medieval Societies, n° 14, Florence, SISMEL Edizioni del Galluzzo, 2006, p. 359-481, repris dans ID.,
La Chiesa, il segreto, l’obbedienza, Bologne, Il Mulino, 2010, p. 90 et suiv.
160 PIERRE LE CHANTRE, Contra foeneratores, PL 205, col. 157-159 : Antiquitus enim in tota civitate vix
unus fenerator inveniebatur, et ille quidem occultus, nec fenerabatur nisi pauperibus, nec tum nisi clam, et data fide
quod non publicarent. (...) Adeo enim detestabile tum temporis fuit vitium usurae. Nunc autem faece temporum
nostrorum. GUILLAUME PERRAULT (vers 1248), Summa de virtutibus et vitiis, Venezia, 1497, 2, IV, de
avaritia : Ille non fenerabatur nisi data fide quod non publicaretur. De quo si forte causa oriebatur suspicio
dicebatur domus eius domus diaboli, et sic de ceteris rebus eius.
161 CECCARELLI G., « Notai, confessori e usurai : concezioni del credito a confronto », Prestito,
credito, finanza in età basso medievale, Asti, Centro studi sui lombardi, sul credito e sulla banca
38
qui leur attribuent généralement une valeur morale liée à l’intérêt commun, au
bien de la res publica assuré par les activités d’investissement des revenus tirés
du crédit. Leur démultiplication est liée à la prise en compte de conceptions
géométriques, issues pour partie de l’analyse aristotélicienne de la nature, dans
la définition des prix et des opérations monétaires. Du fait de ces critères,
l’usure n’existe de façon manifeste que dans des contrats ayant pour but
l’enrichissement personnel à l’occasion d’opérations de crédit (dont les
modalités techniques ne comprennent pas seulement le prêt d’argent mais aussi
les achats-ventes, les locations, le change, les contrats d’assurance, la collecte
des taxes, etc.) qui ne font pas partie de réseaux d’échanges plus vastes
impliquant de nombreux partenaires et validés par les autorités162. Elle est aussi
présente dans des contrats charitables si ceux-ci prévoient l’enrichissement
d’une des parties car ces contrats ne sont pas le lieu de ce type de profit 163.
D’autre part, comme le précise le canoniste dominicain Raymond de Peñafort
vers 1240, « si celui qui définit le montant de l’intérêt est connu pour être un
usurier, l’intérêt est probablement usuraire164 ». Autrement dit, les conditions
de l’usure manifeste sont liées à la réputation, au statut social du prêteur, à sa
fama, ce qui doit être entendu non seulement comme sa renommée publique
mais comme celle qui peut être établie par une enquête165. C’est aussi le sens
des interdits prononcés contre les usuriers par le second concile de Lyon
(1274) dont le célèbre canon Usurarum voraginem déclare que le prêt usuraire est
celui que pratiquent publiquement des « étrangers » (alienigenae)166. En 1300, un
synode tenu à Cologne précise, au moment de statuer sur l’excommunication
des usuriers manifestes en allégant les canons du concile de Lyon, que seuls
ceux qui ont été diffamés, qui sont infames, ainsi que les usuriers étrangers,
(Quaderni/Cahiers del Centro studi sui lombardi, sul credito e sulla banca, 1), 2007, p. 113-154 ;
TODESCHINI G., « Eccezioni e usura nel Duecento. Osservazioni sulla cultura economica
medievale come realtà non dottrinaria », Quaderni storici, n° 131, 2009/2, p. 443-460 ;
CECCARRELLI G., PIRON S., « Gerald Odonis’ Economics Treatise », Vivarium, n° 47, 2009,
p. 164-204.
162 LE BRAS G., art. cit. ; McLAUGHLIN T. P., art. cit. ; BALDWIN J. W., The Medieval Theories, cit. ; et
surtout TODESCHINI G., Il prezzo, cit., p. 213 et suiv. ; ID., I mercanti, cit., p. 425 et suiv. ; ID.,
« Eccezioni e usura », cit.
163 PIRON S., « Prêts charitables et opérations capitalistes dans l’éthique franciscaine des contrats
monétaires », FONTAINE L., POSTEL-VINAY G., ROSENTHAL J.-L., SERVAIS P., éd., Des personnes
aux institutions. Réseaux et culture du crédit du XVIe au XXe siècle en Europe, Actes du colloque
international « Centenaire des FUCAM » (Mons, 14-16 novembre 1996), Louvain-la-Neuve,
Academia Bruylant, 1997, p. 11-27 ; CECCARELLI G., « Notai », art. cit., p. 113-154.
164 RAYMOND DE PEÑAFORT, Summa de poenitentia cum glossis Johannis de Friburgo, Avignon,
F. Mallard, 1715, p. 330 : Si autem ille qui talem penam apposuit consuevit esse usurarius,
presumitur quod in fraudem usurarum adiecerit penam.
165 TODESCHINI G., Visibilmente crudeli, cit., p. 105 et suiv. ; sur les liens entre usure et fama voir
Todeschini G., Visibilmente crudeli, cit., p. 105 et suiv. ; MILANI G., « Avidité et trahison du bien
commun. Une peinture infamante du XIIIe siècle », Annales. Histoire, Sciences sociales, n° 66/3, 2011,
p. 705-743 ; sur la dimension judiciaire de la fama voir en dernier lieu THERY J., « Fama », cit.
166 Sext. 5, 5, 1 (Fr. 1081) : hac generali constitutione sancimui, ut nec collegium, nec alia
universitas vel singularis persona, cuiuscunque sit dignitatis, conditionis aut status, alienigenas et
alios non oriundos de terris ipsorum, publice foenebrem pecuniam exercentes aut exercere
volentes, ad hoc domos in terris suis conducere vel conductas habere, aut alias habitare permittant,
sed huiusmodi usurarios manifestos omnes infra tres menses de terris suis expellant, nunquam
aliquos tales de cetero admissuri.
39
sont la cible des punitions prévues par le concile 167. Les prêtres doivent savoir
distinguer les usuriers des autres prêteurs, changeurs ou marchands. Ainsi, le
droit canonique considère comme usuraire les activités économiques non
seulement des Juifs, des infidèles ou des hérétiques qui [145] sont, comme eux,
étrangers à la foi, mais aussi celles des inconnus dont les fidèles ne peuvent que
difficilement établir la fama et estimer la crédibilité, la bonne foi et la capacité
d’intégrer les circuits économiques locaux lorsqu’ils arrivent ou s’installent dans
une nouvelle ville. De même, la casuistique de l’usure et du crédit qui se
développe dans les manuels de confesseurs à partir du milieu du
XIIIe
siècle –
comme la Somme de Raymond de Peñafort, le Traité des contrats de Pierre de
Jean Olivi, la Summa Astesana, et jusqu’à la Tractatio de contractibus et à la Summa
de casibus conscientiae du frère mineur observant Angelo da Chivasso à la fin du
XVe
siècle – place la frontière entre usure et intérêt du crédit non sur le plan
objectif des modalités contractuelles, de la technique commerciale, du droit ou
du montant de l’intérêt, mais plutôt sur le plan subjectif du statut du prêteur,
de la confiance qui lui est accordée, assortie du jugement de la communauté
des marchands, des autorités publiques et du confesseur168 . L’usure devient
donc un péché, un délit ou un crime malléable, élastique.
Entre 1198 et 1342, toutefois, l’accusation d’usure est mentionnée dans
douze enquêtes seulement sur les cinq cent soixante douze affaires d’ « excès »
imputés à des prélats par la papauté (soit deux pour cent). La rareté de cette
accusation pourrait s’expliquer, comme c’est le cas pour celles de sodomie et
d’hérésie, par la gravité du crime dont l’imputation courante à des prélats
pourrait déstabiliser l’institution ecclésiale en faisant scandale 169 . Le droit
canonique prévoit, on l’a vu, qu’un clerc reconnu comme usurier manifeste soit
immédiatement déposé. Mais cette rareté pourrait aussi être comprise comme
un symptôme du caractère changeant de la définition de l’usure en fonction de
critères socio-politiques ainsi que du caractère manifeste de ce délit : si des
prélats ne sont que très rarement accusés de l’exercer, c’est parce qu’ils ne
Synode de Cologne (1300), c. 12, éd. MANSI J.-D., Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio,
Venise,
1792,
t. 25,
col. 21-22
(consulté
sur
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k516090/f2.image).
168 CECCARELLI G., « Usura e casistica creditizia », p. 15-58 ; Id., Il gioco e il peccato. Economia e rischio
nel tardo Medioevo, Bologne, Il Mulino, 2003, p. 220-221 ; ID., « Notai », cit., p. 113-154 ; ID.,
« Angelo da Chivasso », PORTA P. L., ZAMAGNI V., Il contributo italiano alla storia del pensiero –
Economia, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana Treccani, 2012, p. 86-90 ; T ODESCHINI G., I
mercanti, cit., p. 425 et suiv. ; ID., « Credito ed economia della Civitas. Angelo da Chivasso e la
dottrina della pubblica utilità fra Quattro e Cinquecento », MOLINA B., SCARCIA G., éd., op. cit.,
p. 59-83 ; ID., Richesse, p. 186 et suiv. ; ID., « Eccezioni e usura », cit. ; ID., « Finanza e usura : i
linguaggi dell'economia pubblica come retoriche della disuguaglianza sociale ( XII-XV secolo) »,
Estados y mercados financieros en el Occidente cristiano (siglos XIII-XVI), XLI Semana de Estudios
Medievales (Estella, julio 2014), Pampelune, Fondo de Publicaciones del Gobierno de Navarra,
2015, p. 83-104. Et aussi en partie, BALDWIN J. W., The Medieval Theories, cit., p. 54-57 ; KAYE J.,
Economy, cit., p. 80 et suiv. ; ID., A History of Balance, cit., p. 20 et suiv.
169 Je remercie vivement Julien Théry-Astruc pour ces informations et cette suggestion
d’interprétation. Il est possible que le nombre de cas ait été plus élevé puisque, comme il le montre,
dans beaucoup d’affaires, la nature précise de l’accusation reste inconnue. Voir THERY J., « Excès »
et « affaires d’enquête » : les procès criminels de la papauté contre les prélats, XIIIe-mi-XIVe siècle. Une étude à
partir de 473 cas, Mémoire inédit d’HDR, Université Paul Valery – Montpellier III, 2010 ; et en
dernier lieu THERY-ASTRUC J., « ‘Excès’ », cit.
167
40
peuvent pas, par nature, être des usuriers, sauf dans de très rares cas où,
probablement, d’autres crimes plus graves encore aux yeux de la papauté les
diffament et les transforment aussi, de fait, en usuriers. Le cas, analysé par
Alain Provost, de l’évêque Guichard de Troyes semble assez révélateur.
Guichard est accusé en 1302, entre autres choses, d’usure, de sodomie, de
profanation d’hostie, de pratiques magiques, d’empoisonnement contre la mère
de la reine dans une affaire qui implique aussi des personnes à la cour de
Philippe le Bel et qui met en jeu l’obéissance au pouvoir souverain170. Le très
faible nombre de cas d’accusation d’usure contre des prélats doit être
rapproché, en outre, de celui où cette accusation est portée contre les grands
marchands, les grands argentiers et les grands financiers qui travaillent au sein
des grandes sociétés. L’analyse sociologique des [146] pratiques du crédit
montre que les prêteurs à intérêt reconnus, qui sont nombreux et ne sont pas
inquiétés par l’accusation d’usure, sont souvent des citoyens occupant des
charges publiques et faisant en général aussi du commerce de très grande ou
moyenne envergure 171 . Thomas de Chobham déclare, dans ce sens, que
l’usurier manifeste est celui qui vit parmi les pauvres et les misérables 172. Ce
n’est donc pas le grand argentier. Lorsque Raymond de Peñafort affirme que
l’intérêt est usuraire s’il est défini par un usurier, ce n’est pas une abstraction ou
une réflexion isolée d’un juriste de haute volée féru de confession et de morale.
L’accusation d’usure participe à la révélation et à la confirmation de l’infamie
de l’hérétique. Mais dans un mouvement un peu circulaire typique des
accusations et des qualifications médiévales, elle n’existe que parce que l’usure
est le fait d’une personne dont la fama est mauvaise ou seulement incertaine et
difficile à établir. Cela peut être l’une des raisons pour lesquelles ni les prélats ni
les grands marchands ne sont généralement inquiétés par l’accusation de
pratiquer l’usure et d’être des usuriers manifestes. À cela s’ajoute le fait que
l’économie des grandes societates est dégagée de tout soupçon d’usure aussi bien
par les théologiens que par les juristes173.
PROVOST A., op. cit.
MENANT F., « Accesso al credito e ceto sociale nelle città lombarde in età comunale : riflessioni
sul caso di Bergamo », PIA E. C., éd., Credito e cittadinanza nell’Europa mediterranea dal Medioevo all’Età
Moderna, Atti del convegno internazionale di studi, Asti 8-10 ottobre 2009, Asti, Centro studi
Renato Bordone sui Lombardi, sul credito e sulla banca (Atti di convegno, 8), 2014, p. 17-24 (17) :
« (…) i prestatori che ci mostrano gli archivi sono in maggioranza dei cittadini, e parecchi fanno
parte del ceto dirigente (…) » ; BORDONE R., « Tra credito e usura :il caso dei ‘Lombardi’ e la loro
collocazione nel panorama economico dell’Europa medievale », BOSCHIERO G., MOLINA B., éd.,
Politiche del credito. Investimento, consumo, solidarietà, Atti del Congresso internazionale (Asti, 2022 marzo 2003), Asti, 2004, p. 141-161 ; GIANSANTE M., L’usuraio onorato. Credito e potere a Bologna
in età comunale, Bologne, Il Mulino, 2008 ; ALBERTANI G., Città, cittadini, denaro. Il prestito cristiano a
Bologna fra Due e Trecento, Bologne, CLUEB, 2011 ; PALERMO L., La banca e il credito nel Medioevo,
Milan, Mondadori, 2008 ; KUSMAN D., Usuriers publics et banquiers du prince. Le rôle économique des
financiers piémontais dans les villes du duché de Brabant ( XIIIe -XIVe siècle), Turnhout, Brepols (Studies in
European Urban History (1100-1800), 28), 2013.
172 THOMAS DE CHOBHAM, Summa de commendatione virtutum et extirpatione vitiorum, éd.
MORENZONI F., Turnhout, Brepols (Corpus Christianorum Continuatio mediaevalis, 82B), 1997,
p. 222 : Avaros etiam manifestos vocat ecclesia feneratores, quia ipsi quasi publice prostant in
avariciis suis et non negant se esse tales. Et precipue pestiferi sunt inter pauperes et inmisericordes,
excoriantes eos usque ad ossa.
173 CECCARELLI G., « Notai », cit.
170
171
41
Le lien entre usura et fama conjoint à la plasticité de l’usure, dans la
procédure
et
dans
les
réflexions
des
théologiens,
a
donc
plusieurs conséquences qui peuvent être rapportées aux transformations du
champ politique à la fin du Moyen Âge. Contrairement à ce que l’on pourrait
imaginer, les réflexions des théologiens et des juristes ne sont en rien
déconnectées des réalités procédurales et judiciaires ni des conflits politiques
qui marquent la vie des cités. En premier lieu parce que, comme cela vient
d’être évoqué, elles s’appuient sur les transformations concrètes de la
procédure au tournant du
XIIIe
siècle. Par ailleurs, les archives issues de la
pratique des justices ecclésiatiques confirment l’effectivité, ou du moins, la
correspondance des discours scolastiques avec ces réalités. Dans le diocèse
d’Asti au
XIIIe
et au
XIVe
siècle, par exemple, les registres des notaires de la
chancellerie épiscopale analysés par Ezio Claudio Pia montrent bien que la
recherche des usures dissimulées et le contrôle de la restitution des biens mal
acquis par le tribunal est l’un des piliers, non de la lutte acharnée contre le prêt
à intérêt, mais de la construction d’une économie d’échanges entre l’évêché, le
chapitre et les grandes familles de la pars guelfa qui passe par le contrôle du
[147] crédit et des transactions immobilières 174. Un phénomène comparable a
été
observé
à Sienne
par Julien Théry :
l’enquête
contre
l’évêque
Donosdeo de’ Malavolti révèle un circuit d’échanges et d’alliances au cœur
duquel se trouvent les taxes prélevées par l’évêque sur le revenu des usures175.
Cet aspect politique et social, visant au contrôle du petit crédit, est encore bien
présent dans les enquêtes que lance la papauté contre les usuriers à la fin du
XIVe
et au début du
XVe siècle176.
Il en va de même en Brabant dans les années
1280-1330, où les tables de prêt lombardes sont contrôlées par le prince et par
des établissements religieux comme le chapitre Saint-Servais de Maastricht :
l’endettement régulier des seigneurs frontaliers envers les prêteurs astésans
assure des liens de sujétion et de fidélité au pouvoir princier à travers les
garanties et la protection que celui-ci accorde aux lombards177. Le crédit et la
capacité d’un individu à l’obtenir entretiennent donc un rapport étroit avec son
appartenance à la communauté, la place qu’il peut aspirer y occuper et les liens
politiques auquel il est attaché. Et le contrôle de l’usure et du crédit par l’Église
ainsi que par les gouvernements urbains et princiers joue un rôle central dans
cette dynamique178.
PIA E. C., op. cit., en particulier p. 37 suiv., 91 suiv. et 155 suiv.
THERY J., « Faide », art. cit.
176 GABAUDE E., L’usure, cit.
177 KUSMAN D., op. cit., p. 171 et suiv.
178 LENOBLE C., TODESCHINI G., éd., Cittadinanza e disuguaglianze economiche. Le origini storiche di un
problema europeo (XIII-XVI secolo), dossier publié dans Mélanges de l’École française de Rome –
Moyen Âge, n°125-2, 2013 ; TODESCHINI G., « Morale economica ed esclusione nelle città di
mercato europee alla fine del Medioevo (XIII-XV secolo) », SABATE I CURULL F., PEDROL M., éd.,
El mercat : un mòn de contactes i intercanvis, Lleida, Pagès, 2014, p. 43-56 ; PIA E. C., op. cit. ; ID., éd.,
op. cit. ; KUSMAN D., op. cit.
174
175
42
D’autre part, le lien entre usura et fama ainsi que la réflexion des
scolastiques sur l’usure en assouplissent la définition, qui ne peut plus être
reconduite en tant que simple infraction d’une règle interdisant la prise
d’intérêt ou fixant une limite morale à celle-ci. Mais cela ne signifie pas que
l’Église devient plus conciliante avec ceux qu’elle considère comme des
usuriers. Cet assouplissement relève plutôt d’un élargissement du champ de
l’usure à d’autres types d’activités, à d’autres critères, sociaux, religieux et
politiques, et pas seulement économiques au sens où nous pourrions l’entendre
aujourd’hui. Thomas de Chobham, dès les années 1220, affirme que les
usuriers manifestes sont pestilentiels, infestent l’Église (on reconnaît le
vocabulaire classique employé pour les hérétiques) et lui désobéissent – raison
pour laquelle ils doivent être excommuniés. Ils sont presque hérétiques,
continue-t-il, et ils errent dans la foi parce qu’ils prétendent que l’usure n’est
pas un péché179. On reconnaît cette fois les arguments d’Ex gravi et de la glose
de Giovanni d’Andrea. Comme l’exprime très clairement Thomas de
Chobham, l’usure manifeste est donc devenue de façon très concrète un
problème d’obéissance à l’Église, une question de lien politique, comme nous
avons déjà pu le constater à propos de la simonie et du schisme au moment où
les constructions politiques de la papauté visaient à affirmer sa souveraineté.
Cette tendance de l’usure à s’élargir et à s’agréger à d’autres types de
péchés, de délits et de crimes qui peuvent être rapportés à la désobéissance et à
la défense de la souveraineté est apparente dans d’autres domaines et chez
d’autres auteurs. Le dominicain florentin Remigio de’ Girolami (vers 12401319) écrit, dans les dernières décennies du
XIIIe siècle,
un traité intitulé [148]
De peccato usure dans lequel il déclare ceci : « tout usurier commet un péché et en
même temps tout pécheur est un usurier »180. Il définit par ailleurs le péché
comme un acte contra naturam, dont le caractère stérile est particulièrement bien
représenté par le péché de sodomie181. Il dépeint donc les usuriers suivant ce
stéréotype du péché contra naturam. Cette construction est indissociable de
l’évolution, dont elle est le pendant, des conceptions monétaires et de la
définition de l’usure selon des critères géométriques en lien avec les
transformations que la philosophie naturelle opère dans les représentations du
179 THOMAS DE CHOBHAM, Loc. cit. : Et in hoc quasi infestant ecclesiam et inobedientes sunt
ecclesie, erecta fronte contra ecclesiam dicentes: non omittemus fenerari propter vos. Et ideo recte
excommunicantur. Sunt etiam quasi heretici et errantes in fide, quia (dicunt quod) fenerari non est
peccatum (…).
180 REMIGIO DE’ GIROLAMI, De peccato usure, cap. XI, éd. CAPITANI O., « Il De peccato usure di
Remigio de’ Girolami », Studi medievali, s. 3, n° 6, 1965, p. 537-662, ici p. 628 : Ostensa perversitate
status hominum mundanorum, consequenter videndum est de perversitate actus eorum, qui est actus peccatorum,
idest actus peccati, qui notatur in hoc quod fenerari, idest mutuare ad usuram dicuntur. Quod quidem potest
dupliciter intelligi. Uno modo quod omnis fenerans peccet, alio modo quod omnis peccator sit fenerator.
181 Ibid., I, éd. cit., p. 611-612 : Notandum enim omne peccatum videtur esse contra naturam, cum
speciale vitium scilicet sodomiticum dicatur peccatum contra naturam. (…) Et dicendum quod
omne peccatum est contra naturam hominis aliqualiter, quod est contra naturalem inclinationem
ad virtutem et felicitatem, unde est contra naturam hominis, in quantum homo est, unde glossa
Lc. X “Peccatis humane nature integritas violatur”. (…) Set peccatum sodomiticum est contra
naturam hominis totaliter, non solum in quantum est homo, set etiam in quantum est animal, quia
quodlibet animal naturaliter appetit conservare speciem suam, ut apparet ex II De anima.
43
monde naturel. Remigio de’ Girolami n’est pas le seul à établir ce lien entre
usure, stérilité dérivant non seulement de la stérilité de la monnaie selon la
conception aristotélicienne mais aussi de l’absence de réinvestissement dans le
commerce par l’usurier, et acte contra naturam. Dès la fin du
XIIIe
siècle et
surtout au siècle suivant, sans que soit nécessairement établie une relation de
filiation entre les textes et les auteurs, un lien étroit est noué par plusieurs
d’entre eux, à commencer par Dante Alighieri, entre l’usure, la stérilité et la
sodomie 182 . L’auteur anonyme de la Lezenda de fra Rainero Faxano écrite à
Bologne au
XIVe
siècle mais relatant des faits survenus dans les années 1260-
1280 environ affirme que le monde était alors au bord du gouffre « à cause des
péchés innombrables des hommes, c’est-à-dire ceux de sodomie, d’usure et à
cause de la corruption de la foi chrétienne, c’est-à-dire de l’incrédulité des
patarins, des sorciers, des pauvres de Lyon et de beaucoup d’autres 183 ». Au
siècle suivant, Panormitain reprend Jean Lemoine, qui écrivait à peu près à la
même époque que Remigio, pour affirmer que les usuriers pêchent contra
naturam en tentant de faire germer l’argent qui ne germe pas naturaliter 184 .
L’absence de réinvestissement du profit usuraire dans des opérations
commerciales – l’usurier n’ayant pour motivation que d’accumuler les intérêts
avec avarice au-delà de toute mesure – octroie à cette activité une forme de
stérilité, de nulllité, celle de l’argent immobilisé ou mal employé, qui revient
souvent parmi les considérations des théologiens et des juristes qui la
condamnent. Certains auteurs comparent une telle stérilité à la sodomie, à
l’alchimie, à la magie et à la génération des corps sans âme, autrement dit à un
acte contra naturam qui subsume en quelque sorte et permet de qualifier les
« déviances » des hérétiques et des ennemis de l’Église 185 . Le recours à la
catégorie aristotélicienne de la stérilité [149] de l’argent ne vient donc ici qu’en
renfort d’une construction politique de la contre nature et de l’assimilation de
l’usure à celle-ci, en défense de la souveraineté et de la toute puissance
divine186.
TODESCHINI G., « ‘Sodoma e Caorsa’ : natura e sterilità del peccato alla fine del medioevo
cristiano », GRASSI U., MARCOCCI G., éd., Le trasgressioni della carne. Il desiderio omosessuale nel mondo
islamico e cristiano, secc. XII-XX, Rome, Viella (La storia. Temi, 46), 2015, p. 53-80 ; ID., La banca,
p. 91. KAYE J., « Changing definitions of money, nature, and equality c. 1140-1270 reflected in
Thomas Aquinas' questions on usury », QUAGLIONI D., TODESCHINI G., VARANINI G. M., éd.,
op. cit., p. 25-55 fait remonter le lien entre usure et contra naturam au Décret, même si celui-ci ne
qualifie pas explicitement ainsi l’usure. Il montre que l’évolution de l’usure vers le contra naturam
relève d’une transformation des conceptions de la nature au cours du XIIIe siècle.
183 Lezenda de fra Rainero Faxano, éd. ARDU E., « Frater Raynerius Faxanus de Perusio »,
SCARAMUCCI L., éd., Il movimento dei Disciplinati nel VII centenario dal suo inizio, Atti del convegno
internazionale, Perugia 25-28 settembre 1960, Pérouse, Deputazione di Storia Patria per l’Umbria,
vol. 1, 1962, p. 84-98 ; cité par GIANSANTE M., art. cit., p. 193.
184 PANORMITAIN, Commentaria in Quintum Decretalium Librum, Venise, 1642, vol. 7, f° 180 ;
CHIFFOLEAU J., « Contra naturam. Une approche casuistique de la nature aux XIIe-XIVe siècles »,
Micrologus. Nature, Sciences and Medieval Societies, n° 4, 1996 : The Theatre of Nature, p. 265-312, ici
p. 306.
185 Ibid. sur la qualification contra naturam caractéristique de l’hérésie, de la rébellion et des atteintes
à la toute puissance ; THERY-ASTRUC J., « ‘Excès’, ‘affaires d’enquêtes’ », cit., p. 165, 191-192.
186 CHIFFOLEAU J., « Contra naturam », cit., p. 306.
182
44
Ces évolutions font bien davantage que rapprocher l’usure et l’hérésie,
elles les placent sur un même plan. En retour, si tout pécheur, comme le dit
Remigio de’ Girolami, tout infâme comme l’affirme Raymond de Peñafort,
tout hérétique ou coupable de crime contra naturam, tout ennemi de l’Église ou
encore tout étranger, comme l’établissent le droit canonique et en particulier le
second concile de Lyon, est un usurier, alors l’usure n’est plus le seul fait de
prêter à intérêt mais toute opération économique pratiquée par un tel individu
ou par quelqu’un dont la réputation est incertaine. Au tournant du
XIVe
siècle,
un long processus a donc élargi considérablement le champ d’application de
l’accusation d’usure tout en rapprochant l’usurier de l’hérétique au point de les
identifier quasiment, au point de qualifier d’usuraire toute activité économique
exécutée par un individu soupçonné d’hérésie. Cet élargissement est le résultat
d’une part de ces rapprochements de définitions et de qualifications et d’autre
part des réflexions sur l’usure, les prix et les contrats établissant que la prise
d’intérêt usuraire n’est plus seulement le dépassement d’un taux moralement
acceptable mais que l’usure s’évalue, se mesure, dans une latitude aux critères
complexes, non arithmétiques mais géométriques, dont les paramètres
économiques, sociaux, religieux et politiques sont indexés à une notion de
bonum commune définie et maniée par l’Église et par les gouvernements
marchands des cités 187 . Par conséquent tout sujet tenu pour dangereux ou
rebelle au regard de ce bonum commune est un usurier, comme en témoignent à la
fois les accusations des inquisiteurs et les peintures infamantes des palais
communaux italiens représentant avec la bourse au cou les ennemis de la cité –
ou de la faction qui y détient le pouvoir188. Ce sujet se rend en outre coupable
d’un péché ou d’un crime contra naturam dont on sait qu’il est assimilable à
l’hérésie et porte atteinte à la toute puissance189. La condamnation de l’usure et
la lutte contre celle-ci s’inscrit pleinement dans un mouvement que
Mario Sbriccoli a qualifié d’« avènement du pénal hégémonique » et qui passe à
la fois par « un usage pénétrant de la justice », par la crainte des pratiques
cachées qui lèsent le Bien commun dès lors qu’elles deviennent publiques,
manifestes et notoires, ainsi que par l’extension de procédures et de
qualification forgées dans le champ politique à toutes sortes de crimes et de
délits190.
187 BALDWIN J. W., The Medieval Theories, cit., p. 54-57 ; TODESCHINI G., « Eccezioni e usura », cit. ;
KAYE J., A History of Balance, cit., p. 20 et suiv.
188 MILANI G., art. cit. ; sur les accusations d’hérésie et d’usure à caractère politique, voir
VARANINI G. M., art. cit.
189 CHIFFOLEAU J., « Contra naturam », cit.
190 SBRICCOLI M., « Vidi comuniter observari : l’emersione di un ordine penale pubblico nelle città
italiane del secolo XIII », Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico moderno, n° 27, 1998, p. 231268 ; ID., « Giustizia negoziata, giustizia egemonica. Riflessioni su una nuova fase di studi della
storia della giustizia criminale », BELLABARBA M., SCHWERHOFF G., ZORZI A., éd., Criminalità e
giustizia in Germania e in Italia. Pratiche giudiziarie e linguaggi giuridici tra tardo Medioevo ed età moderna,
Bologne, Il mulino, 2001, p. 345-364.
45
À Malines, en 1308, un procès est intenté contre un clerc lombard du
nom de Giovanni della Porta, descendant d’une famille gibeline d’Asti, accusé
de pratiquer l’usure, d’être adultère, bigame, et rebelle. On lui reproche aussi
d’avoir usurpé l’habit clérical. Cette affaire mêle donc de façon assez classique à
cette date les accusations d’usure, rébellion, luxure, rejet des sacrements,
indignité à la cléricature et désobéis- [150] sance, selon des schémas désormais
connus et en puisant dans les traditions juridiques, procédurales et
théologiques que nous avons rencontrées. L’insistance sur l’indignité de
Giovanni et sur l’usurpation de la cléricature semble devoir être rapportée au
fait qu’il a profité de son statut pour échapper à la justice temporelle à plusieurs
reprises. La cour ayant établi son statut d’usurier notoire et manifeste, puisqu’il
est avéré qu’il a pratiqué le prêt à intérêt de façon officieuse et itinérante en se
déplaçant de ville en ville, il est finalement pendu sans supplément d’enquête.
Cette affaire vise donc surtout une pratique officieuse du prêt par certains
Lombards de la région. Les argentiers bruxellois semblent d’ailleurs agir en
sous-main, dans un contexte de rivalité ancienne entre eux et les Italiens – si
l’on suit le raisonnement de David Kusman qui a étudié cette affaire – pour
tirer parti de la condamnation de Giovanni en obtenant de l’évêque de Cambrai
qu’il jette l’interdit sur Malines, afin de porter un coup contre les prêteurs
astésans de cette ville191.
En 1311, au moment où le concile de Vienne adopte le canon Ex Gravi,
l’usure et le fait d’affirmer que celle-ci n’est pas un péché constituent donc bien
plus que l’infraction d’une doctrine, d’un dogme ou de canons ecclésiastiques
interdisant la prise d’un intérêt. Le processus qui fait passer l’usure du statut de
péché à celui de crime potentiel en élargit la signification et contribue à la
distinguer des profits tirés d’opérations de crédit en l’assimilant à des catégories
en expansion comme l’hérésie, et les actes contra naturam. L’Église, comme pour
les hérétiques, ne peut sans doute aisément tolérer que les laïcs entreprennent
de déterminer qui est usurier surtout à partir du moment où l’accusé
soutiendrait que l’usure n’est pas un péché et prétendrait, de la sorte, décider de
la nature d’un profit usuraire. Ainsi, le concile affirme que « certaines
communautés approuvent d’une certaine façon la dépravation des usures en
violation des lois humaines et divines », ajoutant immédiatement que « par
leurs statuts, confirmés par serment, elles concèdent non seulement que des
usures soient exigées et payées mais elles contraignent sciemment les débiteurs
à les payer (…) », et il déclare que ces communautés seront excommuniées si
de tels statuts ne sont pas retirés de leurs livres dans les trois mois192.
En février 1318, quelques mois après la publication de la décrétale ???
(le 25 octobre 1316), la ville de Marseille décide, par un décret intitulé
191
192
KUSMAN D., op. cit., p. 320 et suiv. a étudié ce cas et je reprends ici son analyse.
Clem. 5, 5, 1 (Fr. 1184).
46
« révocation des statuts concernant l’usure », de supprimer de ses statuts le
paragraphe intitulé pro qua quantitate usure adjudicentur, en justifiant cette mesure
par la menace d’excommunication et en citant longuement le canon Ex gravi193.
Le problème que pose ce statut est bien, d’un point de vue technique, celui de
la quantité, du seuil, à partir desquels une usure peut être considérée comme
réprouvable. Car c’est bien là ce que font très souvent les statuts des cités et
des communes en matière d’hérésie : fixer des taux comme des seuils au-delà
desquels l’intérêt est jugé injuste et immoral 194. Les logiques géométriques et
plastiques qu’impliquent les critères incommensurables, inquantifiables que
l’Église entend prendre en compte dans la définition des revenus usuraires
[151] s’opposent à la législation des cités qui fixent des taux d’intérêts à la
logique arithmétique. Parce qu’il demande aux inquisiteurs de se comporter
avec ceux qui affirmeraient que l’usure n’est pas un péché comme s’ils étaient
hérétiques après avoir affirmé que les cités étaient trop indulgentes avec les
usuriers, le canon Ex gravi du concile de Vienne garantit avant tout le
monopole de l’Église sur la définition et la qualification de l’usure ainsi que sur
le lien étroit qui existe désormais entre usure et hérésie. Pour le dire avec les
mots de Sylvain Piron, « en proclamant un dogme, assorti de menaces de
poursuites inquisitoriales, le canon exonérait les théologiens d’avoir à fournir
une argumentation rationnelle (…) 195 » – les théologiens et les juges, faudrait-il
ajouter.
Autre illustration célèbre des conséquences du canon Ex gravi qui tend
à confirmer cette analyse, les autorités bruxelloises demandent, vers la fin de
l’année 1318, une consultation à l’Université de Paris au sujet des lettres
échevinales qu’elles émettent pour authentifier les contrats de prêt lombards.
Les échanges entre les juristes parisiens et les échevins montrent que le cœur
de cette consultation et des préoccupations qui l’ont motivée reste la valeur
juridique des lettres d’authentification et, de fait, le contrôle de l’oligarchie
bruxelloise sur le crédit dans la région196. D. Kusman a bien montré comment
cet épisode intervenait dans le cadre des rivalités et des conflits entre
l’oligarchie et les prêteurs lombards, le canon du concile de Vienne donnant
finalement à la première les moyens de mener une campagne contre les bancs
de prêt des seconds à Louvain et à Malines 197.
Éd. PERNOUD R., Les statuts municipaux de Marseille, Monaco-Paris, 1949, p. 232-233 ;
SHATZMILLER J., Shylock revu et corrigé. Les juifs, les chrétiens et le prêt d’argent dans la société
médiévale, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 166-167 et 275 n. 34.
194 CRISTIANI E., art. cit., passim ; LUZZATO G., art. cit., passim ; SAPORI A., « L’interesse del denaro
a Firenze nel Trecento. Dal testamento di un usuraio », ID., Studi di storia economica medievale
(secoli XIII, XIV, XV), vol. 1, Florence, Sansoni, 1982, p. 223-243.
195 PIRON S., « Contexte, situation, conjoncture », BRAYARD F., éd., Des contextes en histoire, actes du
forum du CRH (juin 2011), Paris, Jouve, 2014 (Bibliothèque du Centre de recherches historiques),
p. 27-65 (p. 58). L’ajout en italique est de mon fait.
196 KUSMAN D., « Textes concernant une consultation de l’Université de Paris par le duc de
Brabant et la ville de Bruxelles en 1318-1319 : Lombards et pouvoirs en Brabant au début du
XIVe siècle », Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, n° 161, 1995, p. 171-225 ; et surtout l’analyse
faite dans ID., op. cit., p. 322 et suiv.
197 Ibid., pp. 326 et suiv.
193
47
L’association de l’usure et de l’hérésie n’est donc pas tant un moyen de
mieux lutter contre le prêt à intérêt ou de mieux éradiquer l’hérésie des élites
citadines de certaines régions en s’attaquant à leurs bases économiques, qu’une
façon de s’attaquer aux ennemis politiques de l’Eglise, et de garantir le contrôle
de celle-ci sur les échanges, l’usure étant au fond davantage un crime politique
que l’infraction d’une règle économique ou d’une doctrine éthico-économique
de l’Église. Toutefois, l’enjeu essentiel [à ce moment-là] semble être le contrôle
par l’Église de ce qu’est l’usure ainsi que la maîtrise du marché du crédit et de la
circulation des biens avec ses alliés, cet enjeu s’insérant alors dans les
constructions politiques de la papauté et la défense des libertés de l’Église. Et
de fait, l’élasticité ou la plasticité de la qualification de l’usure et de la figure
infame de l’usurier, avec ses critères sociaux et politiques, fait porter la menace
de l’accusation sur un grand nombre de pécheurs et d’opérations économiques
privées.
Il en va donc de l’usure comme de l’hérésie et l’on pourrait presque
parler d’un rapport d’homologie. L’usure est protéiforme, labile, incertaine.
L’accusation de la défendre l’usure est rendue équivalente à l’accusation
d’hérésie, et celle de l’exercer est adéquate aux intérêts de ceux qui la manient
en l’insérant dans des « chaînes d’accusations198 ». Elle est analogue à l’infamie
et à l’énormité, qui peuvent être utilisées de façon tout aussi malléable pour
[152] qualifier des crimes ou des délits divers qui, dans d’autres situations ne
sont pas considérés comme tels199. L’association de l’usure à l’hérésie ainsi que
les transformations de la définition de l’usure et de la figure de l’usurier
s’inscrivent par conséquent, en partie, dans la logique d’inculpation généralisée
décrite par Robert I. Moore et dont on voit plus en détail et techniquement
comment elle s’est développée pour produire un « état permanent d’exception
potentielle
200
». Néanmoins, la présence de l’usure dans ces logiques
englobantes en précise les particularités à travers les mécanismes spécifiques de
l’exclusion qu’elle fait jouer : protection et défense des grands marchands
travaillant en societates ainsi que des prélats, des grands circuits commerciaux et
bancaires, et de l’économie de l’institution ecclésiale.
PROVOST A., op. cit., p. 211 ; CURSENTE B., « Une affaire de non-hérésie en Gascogne, en
l’année 1208 », ZERNER M., éd., Inventer, cit., p. 257-263 analyse un cas particulièrement éloquent
où toutes les conditions étant réunies pour une accusation d’hérésie, la papauté et le roi décident de
ne pas donner suite pour des raisons politiques.
199 THERY J., « Fama », cit. ; ID., « Atrocitas/enormitas. Esquisse pour une histoire de la catégorie de
‘crime énorme’ du Moyen Âge à l’époque moderne », Clio@Thémis. Revue électronique d’histoire du droit,
n° 4, 2011 ; THERY-ASTRUC J., « ‘Excès’ », cit.
200 ID., « Atrocitas », § 73-75 pour la citation ; MOORE R. I., La persécution, cit., ad indicem qui
mentionne, sans lui accorder toutefois beaucoup d’importance, l’accusation d’usure.
198
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