Nous pensions avoir tout lu d’Epictète, tout connu de ses maximes si profitables à la conduite de nos vies, quand dans l’expérience du chagrin elles nous servirent souvent de guide, tout entendu de ses Entretiens, ravis par leur style...
moreNous pensions avoir tout lu d’Epictète, tout connu de ses maximes si profitables à la conduite de nos vies, quand dans l’expérience du chagrin elles nous servirent souvent de guide, tout entendu de ses Entretiens, ravis par leur style percutant, n’ayant d’égal que les dialogues du grand Platon. Mais s’il est bien un sort partagé par bon nombre de philosophes antiques, c’est d’être, sinon tout bonnement passés dans l’oubli, du moins résumés au titre d’un seul de leurs livres, quand la loi du marché ne les a pas déjà condamnés pas au rayon des sciences occultes ou du développement personnel. Pourtant, si grave qu’elle puisse être quand il s’agit de celui que l’on doit considérer comme le penseur antique le plus traduit, discuté et imité, cette lacune d’une partie du corpus épictétéen dans notre langue est restée inaperçue. La raison de cette négligence doit peut-être tenir au succès impressionnant du Manuel, dont on compte un nombre incalculable de traductions et d’éditions, et qui occulte déjà partiellement l’existence des Entretiens dont il est l’abrégé. Mais si ces derniers dialogues ont bien souvent été délaissés à cause d’une longueur qu’on imagine propre à décourager le chaland, il n’en sera rien pour les fragments et les sentences. Que le profane se rassure, donc, ces traits ont conservé le style épuré et concis qu’on attendait pas moins du célèbre directeur de conscience. Et c’est bien par mégarde qu’on en eut jamais proposé d’édition française, alors même que les Italiens, les Anglais, les Allemands et les Espagnols peuvent les lire depuis longtemps, tandis qu’on s’étonnera encore de la découverte d’un trésor que rien ne cachait vraiment à nos yeux, sinon le manque de volonté d’aller fouiller, interroger et dénicher dans nos données textuelles, les restes d’une parole aux ressources inépuisables pour la pensée.
Et c’est là l’objectif de la présente édition qui, proposant, pour la grande majorité des fragments, une traduction française inédite, lisible et accessible à tous, chercha à montrer l’intérêt que ceux-ci peuvent encore avoir aujourd’hui pour la réflexion et l’histoire de la philosophie, en disposant à l’usage des lecteurs les plus avancés un appareil de note élaboré. Quant aux problèmes textuels, dont nous avons fait état à la fin de l’introduction, ils ne doivent pas minorer sinon occulter la valeur des fragments. En effet, si de nombreux thèmes connus du stoïcisme d’Epictète s’y retrouvent, ils sont parfois davantage explorés et précisés qu’ils ne pouvaient l’être dans les Entretiens et le Manuel. De ces bouts retrouvés des livres perdus des Entretiens, peut-être quatre ou huit de plus que nous n’en disposons aujourd’hui, nous sommes fondés à croire que, dans l’ensemble, ils réaffirment à leur manière le stoïcisme radical du penseur, tout en proposant, pour certains du moins, des aspects novateurs qui aideront peut-être les spécialistes à approfondir quelques unes de leurs positions. On remarquera, par exemple, une présence très nette du rapport de l’homme au dieu, en ajoutant à la distinction canonique du Manuel entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, une dimension cosmologique essentielle qui ne s’y trouvait pas explicitement dite. Nous laissons le lecteur averti, maîtrisant son Épictète, discerner les variations mélodiques introduites par cette parole parfois obscure, pourvu qu’il ne manque pas de se rappeler la teneur fondamentalement active du discours philosophique, fût-il lacunaire et corrompu.