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EXTRAIT du roman « Brocélia » de Jean-Marc Dhainaut

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Jean-Marc Dhainaut

Extrait de

Brocélia

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2 e et 3e a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple ou d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

© 2022, Taurnada Éditions


Prologue Elena détestait la neige qui tombait en ce soir de décembre, au crépuscule des années soixante-dix. Mais il n’en avait pas toujours été ainsi… Enfant, avec son petit frère, elle s’amusait à compter les flocons qui virevoltaient sous le vent du nord. Elle se mettait alors à danser sous ce tourbillon infernal et si rare dans sa Bretagne natale, le laissant s’engouffrer dans ses longs cheveux blonds de petite fille sage. Le manteau blanc était toujours une bonne raison de se balader, en écoutant et en regardant les enfants émerveillés qui s’amusaient autour d’elle. La neige, qui a cet étrange pouvoir de faire retomber en enfance, même le plus grincheux des hommes. Elena aimait s’endormir le soir en sachant qu’il faisait froid dehors, mais toujours avec une pensée pour tous ceux qui n’avaient pas la chance, comme elle, d’être bien au chaud sous une couverture. Curieuse de tout, elle adorait la peinture. Et elle peignait, et peignait encore, jusqu’à ce que sa mère finisse par la gronder parce qu’il était temps de se mettre au lit. Chaque dimanche, à la messe, Elena souriait à tous les saints du pays, d’un sourire d’ange capable de se faire pardonner toutes les bêtises. Et Elena aimait parler, aimait raconter des tas d’histoires qu’elle inventait à qui voulait bien lui prêter une oreille. Des récits d’enfants disaient certains, mais personne ne se moquait de ses talents de conteuse à l’imagination si fertile. Les années passèrent, et la petite fille qu’elle était devint une enseignante et une épouse qui rêvait d’être maman. Une maman qui, par-dessus tout, aimait sa Bretagne lorsque le parfum de l’été se glisse entre les -2-


arbres, recouvre les landes, caresse le sable et embrasse les côtes sauvages. Ce n’est que lorsque le soleil réchauffe cette terre de légendes, qu’elle se met à briller si fort, que l’on raconte la percevoir bien au-delà de l’horizon de sel. Alors, les cormorans se mettent à chanter au-dessus des vagues. Ils chantent ses siècles d’Histoire, à la mémoire des âmes des marins qui en étaient si fiers, qu’ils en périrent dans l’océan. Mais le ciel bleu resplendissant au fond d’elle se couvrit bientôt d’un voile sombre, comme l’annonce d’un orage si redoutable qu’aucun marin ne sortirait du port. Pourtant, Elena, qui n’arrivait pas à tomber enceinte, se sentait prête à affronter toutes les tempêtes sans renoncer. Si cette page de sa vie pouvait sonner, pour qui la raconterait, comme une histoire contée autour d’un feu, un soir, dans un coin de Brocéliande à la façon d’un « il était une fois », la suite ferait probablement passer l’envie de dormir à quiconque serait un peu trop curieux. Une suite qui éloignerait chacun de cet endroit où le mal en personne avait élu domicile bien des années plus tôt : le Manoir Brocélia. Le domaine, construit sur une colline de la lande jadis dénudée, se trouvait à l’écart d’une bourgade de la forêt de Paimpont. Sa toiture d’ardoise, portée par de solides murs de granit, flirtait avec le vent et la cime des arbres, mais peut-être aussi avec le diable… Chaque craquement de sa charpente berçait les nuits agitées, et chacune de ses fenêtres s’ouvrait sur toutes les légendes du pays de Brocéliande, comme un appel à la découverte, ou qui sait… à la prudence. Ce fut sans regret que Claude et Elena, alors jeunes mariés, achetèrent ce lieu envoûtant et délabré pour une bouchée de pain. Claude était bon bricoleur ; Elena, une excellente jardinière et décoratrice. Les coups de main des amis et de la famille étaient nombreux, -3-


heureusement. Et lorsqu’il le fallut, ils démissionnèrent de l’enseignement afin de se consacrer pleinement à cette nouvelle vie qui s’offrait à eux. Leur projet ? Faire de cet endroit un havre de paix ; un joli domaine et des chambres d’hôtes. Le pari était risqué et c’était beaucoup de labeur, mais à deux, ils réussiraient. Un soir, avec un sourire radieux, Elena annonça la bonne nouvelle à Claude : il allait être papa. Ils y étaient enfin arrivés… Mais cette femme vêtue de noir et aux longs cheveux blancs qu’ils aperçurent une nuit, penchée au-dessus du berceau, n’était que le premier signe d’une longue série d’angoisses à venir. Surtout pour Claude, dont l’épouse s’était mise à vivre dans une sorte de déni. Mais le déni de quoi, au juste ? Un soir de décembre, tandis que quatorze interminables années s’étaient écoulées depuis la naissance du petit Kristen, Elena, dans sa chemise de nuit, regardait par la fenêtre la neige recouvrir le jardin. Comme elle aimait le faire jadis, elle fixait chaque flocon avant qu’il ne touche le sol, isolée dans un instant hors du temps… À quelques mètres seulement, son mari tenait le canon de son fusil de chasse braqué sur la tête de leur fils, ligoté dans un fauteuil. Un fils qui riait sous la menace, comme il n’avait jamais ri. Claude, ravagé par le chagrin, suppliait sa femme de lui pardonner : ils n’avaient pas le choix, ils n’avaient plus le choix. Et alors qu’Elena, sous un flot de larmes, fixait son attention sur la neige, un coup de feu avait retenti à travers toute la forêt de Brocéliande. Deux autres avaient suivi… Chaque korrigan, chaque arbre, chaque buisson, chaque animal s’était mis à trembler. Non pas de -4-


froid, mais parce que le mal en personne venait d’être libéré. Nous étions le 14 décembre 1979.

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1 Vingt-trois ans plus tard. Vendredi 25 octobre 2002, Lannion, Côtes-d’Armor. « Meghan Grayford ! Dans mon bureau, et tout de suite ! » Meghan, ou « Meg », comme chacun aimait l’appeler, était journaliste pour Insolite Magazine : une revue bimestrielle spécialisée dans les mystères de Bretagne et d’ailleurs, où étaient racontées des histoires frissonnantes à souhait, et qui collectait pour ses articles des témoignages saisissants. Mais ce matin-là, Dany le Coz (ou « le boss », comme on le surnommait), rédacteur en chef dudit magazine et bientôt en retraite à l’aube de ses 60 ans, était de très mauvaise humeur. Comme un peu tous les jours, d’ailleurs, tant qu’il n’avait pas eu sa dose de dix tasses de café avant que l’horloge de son bureau n’affiche 11 heures. Dany avait de bonnes raisons, pensait-il, d’être furieux. Le bouclage du prochain numéro approchait, et l’article qu’il tenait dans les mains, signé Meghan Grayford, le mettait dans tous ses états. Cette dernière, assise devant son ordinateur, et perdue comme toujours dans ses rêveries, regardait par la fenêtre la pluie qui ruisselait contre les carreaux en faisant tourner entre ses doigts son pendentif triskèle en or. Les branches d’un arbre s’agitaient sous la tempête qui rugissait dehors, et ses yeux alternaient vers son paquet de bonbons gélifiés dont elle raffolait depuis toute petite. -6-


Ce que lui avait raconté un jour un marin de Paimpol lui revint en mémoire : « La nuit, porté par le vent du large, on entend l’écho des noyés qui s’appellent entre eux. » Elle saisit machinalement son stylo et se mit à griffonner une feuille posée près du clavier, tout en se forçant à laisser vagabonder ses pensées pour chasser cet air agaçant qu’elle avait dans la tête depuis son réveil : Le Temps des cerises. Où pouvait-elle l’avoir entendu pour qu’il l’envahisse à ce point ? Elle ne sursauta même pas lorsque Dany cria une nouvelle fois son nom. Elle en avait l’habitude, mais ses yeux verts croisèrent ceux de son meilleur ami et collègue, Janis, qui lui faisait « ouh là là » avec la main. Meghan et Janis se connaissaient depuis longtemps. Ils avaient partagé plusieurs cours au collège, et ce fut avec quelques coups de pouce mutuels qu’ils s’étaient tous deux retrouvés chez Insolite Magazine. Janis n’investiguait pas pour le journal. Ce grand fan du groupe Kyo en était le webmaster, mais il ne pouvait s’empêcher de prêter main-forte dans les histoires qui le passionnaient. Pour Meghan, il était un peu le « trouve tout » de l’équipe, et elle s’était déjà prise de beaucoup d’amitié et d’affection, à l’époque, pour ce garçon craintif au strabisme dont tout le monde se moquait. Le binoclard : un sobriquet qui lui avait fait courber le dos, fuir les regards, et qu’il subissait encore aujourd’hui. Il lui avait fallu des années et son amie Meghan pour retrouver plus d’assurance et de confiance en lui. Janis était plutôt du genre poissard et maladroit avec une fâcheuse tendance à briser tout ce qu’il touchait. Et c’était sans compter les fientes d’oiseaux qui le choisissaient souvent comme terrain d’atterrissage. S’il y avait un endroit où il ne fallait pas se trouver, on pouvait être certain que Janis y était. -7-


Tous les deux se souvenaient parfaitement de la première fois où ils s’étaient parlé au collège, c’était durant le cours de sport : la classe en était à sa troisième séance de basket, et comme à chaque fois, lorsque les copains formaient leurs équipes, à la fin, il ne restait plus que Janis. Alors qu’elle avait le ballon, Meghan avait raté une passe, et c’est la tête de Janis qui avait fait office de panier. Il n’avait jamais oublié cet instant où elle s’était approchée de lui, lui avait dit « pardon », avait rajusté ses lunettes et l’avait aidé à se relever. Leur complicité était née ce jour-là. Meghan se leva de sa chaise, réajusta son jean et ses cheveux roux mi-longs et ondulés, puis, avant de pousser la porte du bureau du rédacteur en chef, elle posa une main sur l’épaule de son ami en lui disant « t’inquiète ! ». « Asseyez-vous », fit le boss, quelques feuilles dans les mains. « Le lutin taquin ? Meghan, vous vous moquez de moi ? C’est ça votre article ? – Ben quoi ? Les employés qui travaillaient dans cet ancien garage jusqu’à ce qu’il ferme et soit abandonné rapportaient la même chose : une petite ombre furtive s’amusait à les taquiner, à égarer leurs outils. Ils l’entendaient ricaner lorsqu’ils étaient désemparés et énervés. – Non, non, non et non, mademoiselle Grayford. On ne donne pas dans le folklore ici. Et pourquoi ne pas parler des fées et des korrigans tant que vous y êtes ? Y êtes-vous allée, au moins, dans ce garage ? » Meghan émit un soupir en dévisageant le rédacteur en chef. Lorsqu’il était de cette humeur, qu’est-ce qu’il l’agaçait derrière sa paire de lunettes qui lui grossissait les yeux ! Sa barbe grise dissimulait des dents qui avaient jeté leurs armes face aux cigarettes roulées et cigares bon marché avec lesquels il s’intoxiquait depuis plus de trente ans. Il portait toujours des chemises claires à carreaux, et le teint de sa peau était si terne -8-


que même un moustique n’osait s’en approcher. Mais son caractère lui donnait un petit air de capitaine Haddock, car au final, chacun savait que Dany le Coz était un type au cœur tendre, qui s’efforçait de jouer parfois les durs afin de rappeler qu’il était le chef. « Oui, bien sûr. J’ai exploré cet endroit, mais… – Et y avez-vous été témoin de phénomènes particuliers ? En avez-vous au moins rapporté quelque chose ? – Euh… Non. – Je m’en doutais. Il n’y a rien dans votre article, seulement des ragots. Cela fait un peu plus d’un an que vous travaillez ici, et vous m’avez habitué à mieux. Nous devons boucler le numéro de l’année prochaine avant Noël, et puisque Halloween devient à la mode, j’espère que la période vous inspirera. Alors, trouvezmoi autre chose, et vite. » Après avoir hoché la tête, s’être levée de sa chaise et avoir quitté le bureau du boss, Meghan se retrouva nez à nez avec Melvin, un autre de ses collègues. Melvin Lorand avait rejoint l’équipe d’Insolite Magazine depuis déjà trois ans. Ce Parisien de 29 ans, aux allures de jeune cadre dynamique, brun à la peau basanée, n’était pas insensible au charme de sa collègue. Les yeux verts, la chevelure cuivrée, les taches de rousseur, la jolie silhouette et le charmant petit nez de Meghan lui avaient tapé dans l’œil dès le premier jour. Un nez retroussé, ou « en trompette » comme disait sa mère, lui donnant un visage rayonnant. Meghan l’avait cerné dès le début : Melvin était ce genre de personne fourbe à la jalousie maquillée, qui se plaît à arborer en votre présence des sourires éclatants pleins de bienveillance, mais qui vous regarde ensuite de loin avec méfiance quand elle réalise, qu’avec vous, ça n’a pas marché. -9-


Il s’appuya contre le mur pour lui barrer le passage, un gobelet de café à la main et les yeux plongés dans le corsage de la jeune femme. « Salut, Meg. Il y a un fest-noz sympa demain soir à Trébeurden. Ça te dit de m’accompagner ? – Parce que tu connais les danses bretonnes, toi, maintenant ? – Non, mais je comptais justement sur toi pour me les apprendre. » Meghan glissa un regard vers Janis, qui, rivé sur son écran, faisait mine de ne pas écouter. « Je regrette, Melvin, j’ai autre chose de prévu. Je dois bosser sur mon article et je suis super en retard. En fait, j’ai même tout foiré. – Vraiment ? Alors je peux t’aider. – Laisse tomber, je me débrouille toujours toute seule, et tu le sais. » Elle chassa la main de son collègue qui lui caressait l’épaule. Frustré, il frotta sa barbe de trois jours, la fixa droit dans les yeux avec un sourire crispé, puis frappa à la porte du bureau de Dany. Lorsqu’il entra, Meghan l’entendit proposer au rédacteur en chef un petit café et lui demander s’il n’avait besoin de rien d’autre. Elle et Janis savaient à quel point la gentillesse de Melvin n’avait rien de naturel. Il était une véritable anguille voulant se faire aimer de tout le monde, surtout du boss. Elle regagna son bureau, côte à côte avec celui de Janis, et replongea dans ses pensées, Le Temps des cerises, toujours en tête. Son regard se posa sur le dessin qu’elle avait griffonné quelques instants plus tôt sans s’en rendre véritablement compte : une rose des vents aussi parfaite que si elle avait utilisé un compas. « Alors ? lui demanda Janis en pivotant sur sa chaise. Qu’est-ce qu’il te voulait, Dany ? - 10 -


– À ton avis ? Je n’ai rien à proposer pour le prochain numéro et ça m’énerve. » Janis lui adressa un large sourire. « Heureusement que tu m’as, lui fit-il. Je suis tombé sur quelque chose qui va t’intéresser. – Ah ouais ? Vas-y… – Une nuit de décembre 1869, à quelques jours de Noël, le passeur de Lézardrieux a fait traverser le Trieux, dans sa barque, à douze marins qui voulaient rejoindre Paimpol d’où ils étaient originaires. Ces douze hommes faisaient partie des quatre-vingt-treize membres d’équipage ayant perdu la vie au large d’Ouessant dans une terrible tempête. Leur navire avait chaviré alors qu’il faisait route vers Cherbourg. – Il a fait traverser douze fantômes ? – Oui, exactement. Il y a de quoi faire avec cette histoire, non ? » Meghan gonfla ses joues et souffla longuement. « C’est une légende, Janis. Ça ne m’intéresse pas… – O.K… Et cette histoire de manoir que tu m’as racontée l’an dernier, pourquoi ne t’en sers-tu pas ? Je n’ai pas arrêté de me le demander. Comment s’appelait-il, déjà ? – Brocélia. C’était le Manoir Brocélia. – Ah oui, Brocélia… Les récits de fantômes, c’est pas mon trip, mais je peux peut-être t’aider à chercher tout ce qu’il y a à son sujet. – Il n’y a rien, justement. J’ai fouiné partout sur le Net. Tout ce que j’ai trouvé, c’est le message d’un type sur un forum qui racontait y avoir pris une chambre d’hôte en décembre 1978 et ne plus jamais y avoir mis les pieds tant c’était sordide. Il disait y avoir vécu un horrible cauchemar. Je l’ai contacté, mais il ne m’a jamais répondu. – Tu devrais y retourner, alors. Et peut-être que cette fois je pourrais t’accompagner. » - 11 -


Meghan baissa la tête. Elle avait toujours été attirée par les maisons abandonnées. Que ce soit sur le chemin du collège ou au détour d’une route lorsqu’elle était en voiture avec ses parents, ses yeux se comportaient comme des radars, à l’affût de la plus petite toile d’araignée derrière une fenêtre, du moindre carreau cassé ou façade décrépite lui laissant supposer une habitation délaissée. Armée de son appareil photo, elle se faufilait alors loin des regards, gravissant un mur, rampant sous des branches ou se glissant par une ouverture. Meghan pratiquait l’exploration urbaine : une passion se répandant aux quatre coins du monde et qui consiste à pénétrer dans un lieu abandonné, mais à la seule condition de ne jamais y entrer par effraction. Ne rien dégrader, ne rien voler, ne laisser rien d’autre que des traces de pas, c’est la règle. L’objectif étant de s’imprégner de chaque endroit jadis plein de vie (maison, usine, hôpital…) et désormais envahi par la poussière et le lierre, pour immortaliser toute l’émotion qui s’en dégage en figeant artistiquement chaque recoin, chaque objet, chaque souvenir. Mais être téméraire ne l’empêchait pas toujours d’avoir peur face à certaines situations… En témoignaient les photos qu’elle prenait parfois, dont celles de la vieille ferme près de Bégard. Rien que d’y repenser, Meghan en frissonnait d’horreur… L’intérêt pour elle n’était pas simplement d’explorer ou de photographier un lieu, mais aussi de dénicher des documents (factures, relevés de banque…), des albums de famille, des lettres, bref, tout un tas de détails et d’indices lui permettant d’obtenir des identités sur lesquelles elle pouvait ensuite enquêter. Avec émotion, elle parcourait lentement chaque pièce, ses yeux auscultant le moindre recoin, consciente qu’elle foulait des pierres qui n’avaient probablement jamais - 12 -


oublié les petits pas d’enfants qui les avaient martelées. C’étaient ces émotions, presque mélancoliques, qui transportaient son imagination lorsqu’elle se trouvait dans ce genre de lieu. Des émotions communicatives : les réactions de ceux qui contemplaient les photos qu’elle exposait ou vendait parlaient d’elles-mêmes. Meghan cherchait toujours l’angle parfait, l’éclat de lumière ou le jeu d’ombres capable de transmettre l’émotion d’un lieu délaissé. C’était souvent glauque, mais c’était cela qui fascinait, car chacun de ses clichés racontait une histoire. Une histoire à laquelle Meghan vouait toujours un grand respect en mémoire de ceux qui l’avaient écrite. Mais quel serait l’intérêt d’afficher un passé, aussi triste et tourmenté soit-il, dans un magazine dédié à l’étrange ? La raison était simple : en plus de se trouver au beau milieu de souvenirs qui ne lui appartenaient pas, Meghan était parfois témoin de phénomènes troublants, voire même effrayants. Fuir ? Elle ? Possible… Affirmer que Meghan n’ait jamais eu peur serait mentir, mais ces phénomènes étaient ce qu’elle recherchait. Ce qu’elle espérait à chaque fois. Cette jeune femme espiègle, qui aimait explorer le plus souvent seule ces endroits sinistres, au grand dam de ses parents et de ses amis, était avant tout une passionnée d’adrénaline. Des émotions fortes qui la fascinaient, parce qu’elles la terrorisaient aussi. Sa curiosité, si souvent mauvaise conseillère, et tout ce dont elle était témoin, l’avait poussée à s’intéresser davantage à ceux que l’on nommait singulièrement « les fantômes ». Loin d’en devenir une spécialiste, si elle pou vait lever les doutes à leur sujet au travers de ses articles, alors c’était comme faire d’une pierre deux coups. La manifestation de phénomènes étranges dans un lieu abandonné n’était toutefois pas aussi fréquente que - 13 -


l’on pouvait le supposer. C’était une sorte de quête perpétuelle pour Meghan, de défis excitants, masquant son inconscience du danger. Combien de fois avait-elle failli passer à travers un plancher pourri, tomber d’un mur qu’elle escaladait, sans que quiconque sache où elle se trouvait ? Mais ce jour-là, dans cette vieille ferme abandonnée près de Bégard, alors qu’elle était dans le salon et qu’elle dépliait le trépied de son appareil photo, elle avait entendu des pas juste derrière elle… Il s’était soudain mis à faire très froid. Cette chute de température lui était familière comme autant d’autres phénomènes caractéristiques alertant l’imprudent qu’il n’est plus seul… Parfois, certaines choses lui rappelaient que le courage pouvait s’effondrer lorsqu’une présence que l’on ne voit pas nous fait brusquement comprendre à quel point la curiosité est un vilain défaut… Meghan rêvait de photographier un esprit, et ce défi qu’elle n’avait jamais réussi à relever l’obsédait. Cela lui faisait peur, mais paradoxalement, cette peur, elle adorait non seulement la ressentir, mais surtout l’affronter. Et Meghan, qui allait fêter ses 27 ans dans deux mois, le jour de Noël, ignorait encore qu’elle allait être comblée au-delà de ses espérances…

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2 « Tu penses encore à lui ? » lui demanda Janis. Meghan, encore dans ses souvenirs, releva la tête en consultant sa montre. « Hein ? – Lucas. Il t’envoie toujours des textos ? – Arrête de me parler de ce gros naze, tu veux ? – Excuse-moi, Meg, je… – Allez, laisse tomber. À lundi. » Frustrée de n’avoir rien à proposer pour le prochain numéro et irritée par la question de Janis, elle se leva, enfila son manteau, attrapa son sac et quitta le bureau. La journée s’achevait sous un temps épouvantable. Les feuilles mortes roulaient sur le bitume, emportées par les bourrasques. La Bretagne frissonnait déjà en cette fin d’octobre. Après avoir traversé le trottoir en courant tout en retenant sa capuche, Meghan monta dans sa voiture et tourna la clé de contact. Les essuie-glaces commencèrent aussitôt à balayer le pare-brise et le fanion breton accroché au rétroviseur intérieur se mit à trembler. Il tombait des cordes. Elle pesta contre la file de véhicules qui attendait au feu rouge à la sortie de Lannion. Inconsciemment, pour patienter, elle sifflota cet air du Temps des cerises qui ne l’avait pas quittée de toute la journée. Elle s’arrêta quelques secondes plus tard, agacée par sa propre et lancinante mélodie puis alluma la radio qui diffusait le titre Parle-moi, d’Isabelle Boulay. Décidément, le sort s’acharnait. La question de Janis lui revint en mémoire : … Tu penses encore à lui ?… - 15 -


Meghan s’efforçait d’oublier Lucas Diwen ; un passionné d’exploration de lieux mystérieux dont elle était tombée amoureuse, mais aussi un manipulateur comme l’était son père, Erwan, un médium escroc de la pire espèce. Et c’était justement avec cette chanson qui passait à la radio qu’il avait essayé de la reconquérir, en vain. Elle pressa le bouton du lecteur CD pour faire place à l’artiste dont elle était une fan inconditionnelle depuis bien longtemps : Mylène Farmer. Le titre Tristana lui remit immédiatement de l’ordre dans les idées et l’aida surtout à chasser cet air stupide qui lui tournait dans la tête. Comme tous les vendredis soir, Meghan souperait chez Edward, son père, à Ploumanac’h, là où elle avait grandi, mais elle avait encore le temps de passer à son appartement, à Trégastel, pour se détendre sous une bonne douche et se changer. Elle ne voulait surtout pas rater une occasion de taquiner Ashton, son « p’tit frère », comme elle adorait l’appeler. Meghan l’ignorait, mais son frère aimait passer de longs moments dans son ancienne chambre, comme au temps où ils s’échangeaient leurs secrets. Là où ils aimaient tant confectionner des tentes à l’aide de couvertures tendues, là où étaient encore accrochés les posters de Mylène Farmer. Avant de retrouver ses proches, Meghan rendait toujours visite à sa grand-mère qui répondait au charmant prénom irlandais de Kathleen. Une grand-mère née à Wicklow, qui, du haut de ses 82 ans, guettait chaque fois avec impatience son arrivée. Ses vieilles mains caressaient alors celles de sa petite-fille dont elle était si fière et qu’elle avait tant fait sauter sur ses genoux en lui chantant de vieux airs du pays. - 16 -


Depuis qu’elle était veuve, Kathleen vivait chez l’oncle et la tante de Meghan, près du cimetière de Perros-Guirec. Chacun veillait sur elle avec beaucoup d’amour et d’attention. Loin de son Irlande natale, la naissance de Meghan l’avait fait rajeunir de cinquante ans. Elle était ce genre de grand-mère qui, jadis, approuvait la colère des parents de Meghan lorsqu’ils découvraient qu’elle avait encore ramené des bonbons à la gélatine de l’épicerie, mais qui n’hésitait pas à lui glisser une pièce de dix francs discrètement dans la poche pour qu’elle puisse s’en acheter. Et Meghan n’oubliait jamais de revenir avec un sachet de nougats dont sa grandmère raffolait, malgré le peu de dents qui lui restaient. Mais ce vendredi soir, assise à table, le nez dans son assiette, Meghan était trop silencieuse. Lorsque son père lui demanda ce qui n’allait pas, elle lui donna comme seule excuse d’être en retard pour son article, ce qui, en soi, n’était pas faux. Outre cet air maudit du Temps des cerises qui lui martelait toujours la tête, elle se répétait en boucle la question que lui avait posée Janis : … cette histoire de manoir que tu m’as racontée l’an dernier, pourquoi ne t’en sers-tu pas ? Je n’ai pas arrêté de me le demander… En octobre, un an plus tôt, Meghan avait repéré sur la vue aérienne d’une carte postale de Brocéliande une toiture sombre et isolée qui se distinguait parmi la cime des arbres. Il pouvait s’agir de n’importe quoi (un abri forestier, un ancien gîte de chasse…), mais, sa curiosité étant la plus forte, quelques jours plus tard, son sac à dos sur les épaules et son appareil photo pendu au cou, elle s’était rendue sur place en plein aprèsmidi. Après avoir laissé sa voiture près du Val sans retour et marché durant plus d’une demi-heure dans la - 17 -


forêt, aidée de sa boussole et de sa carte de randonnée, elle s’était faufilée dans la vieille demeure. Le voisin le plus proche était suffisamment éloigné pour lui avoir permis d’accéder au lieu sans se faire remarquer. Aucun chemin praticable n’y menait. Elle se rappelait encore du portail derrière lequel pourrissait la carcasse d’une vieille voiture des années soixante et de l’arcade métallique qui le surplombait, avec « Le Manoir Brocélia », écrit en lettres forgées. Elle avait photographié le vieil écriteau de mise en vente. Le bois avait gonflé, pourri, et l’inscription était à peine lisible, mais elle avait néanmoins décrypté le nom de l’agence : Varelle Immobilier. La demeure se situait au beau milieu d’un vaste domaine boisé et entouré d’une enceinte en pierre. Meghan avait craint de devoir escalader le mur de deux mètres de haut à défaut d’y trouver une brèche, mais la chaîne et le cadenas rouillés sur le portail avaient été maladroitement fermés et avaient laissé assez de jeu pour l’entrouvrir dans un grincement. Mais ce dont elle se souvenait surtout, c’était d’avoir sursauté en filant vers la bâtisse. Quelqu’un lui avait jeté une pierre. Elle s’était arrêtée dans son élan en se tenant l’épaule de douleur. Elle avait vu retomber le caillou, l’avait ramassé et avait été très étonnée de le trouver étrangement chaud, presque brûlant. Elle s’était alors cachée derrière un arbre, persuadée de voir surgir le propriétaire des lieux, mais elle était seule. Totalement seule. Ces souvenirs revenaient la hanter, comme cette terreur qui l’avait frappée à peine avait-elle franchi le seuil de la porte vermoulue et effondrée à l’arrière du manoir. Du bruit venant de l’étage l’avait figée sur place : deux personnes se disputaient… Pour elle, ce ne pouvait être que les propriétaires. Plutôt tomber sur eux que sur des squatteurs… - 18 -


Elle avait réfléchi à des excuses pour expliquer sa présence et avait emprunté l’escalier en chêne. Une femme s’était soudain mise à crier si fort que Meghan en avait reculé. Un coup de feu avait aussitôt éclaté dans la maison. Elle aurait pu s’enfuir immédiatement, mais au lieu de ça, elle s’était précipitée pour porter secours, persuadée que quelque chose de grave s’était produit… Mais il n’y avait personne à l’étage. En entrant dans la première chambre, son sang n’avait fait qu’un tour en voyant la forme d’un fessier s’enfoncer sur la couverture en faisant grincer le matelas. Elle avait soudain senti une main lui caresser les cheveux et elle s’était précipitée vers l’escalier pour quitter les lieux. Elle dévalait les marches quatre à quatre lorsqu’un bruit sec, suivi par son prénom que l’on criait, l’avait fait se retourner. Cela n’avait duré que quelques secondes à peine : un homme au visage couvert de sang s’était tenu debout, immobile, sur la première marche en haut de l’escalier, un fusil de chasse dans les bras. Jamais elle n’avait oublié ce regard qui l’avait transpercée. Le temps d’un battement de cils, celui-ci avait disparu pour réapparaître juste devant elle, comme pour la saisir. Le cri glaçant qu’elle avait poussé avait résonné au-delà des murs du Manoir Brocélia… Jamais Meghan Grayford n’avait eu peur à ce point. Jamais elle ne retournerait dans cet endroit ! s’étaitelle juré après avoir traversé la forêt à toutes jambes pour regagner sa voiture. Mais, en ce vendredi soir, alors que son père et son frère se demandaient où ses pensées vagabondaient encore, les yeux dans son assiette toujours pleine, Meghan, en manque d’inspiration pour son prochain article, prit la décision de passer de nouveau le seuil - 19 -


du Manoir Brocélia avec la ferme intention de découvrir son histoire. Où se trouvaient, à ce moment-là, le gai rossignol et le merle moqueur qui auraient dû l’en dissuader ?

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3 Après avoir passé la journée du samedi à planifier son exploration, toujours avec cet air vieillot en tête, qu’elle finissait par maudire et dont elle ne connaissait finalement qu’un seul couplet, Meghan eut du mal à s’endormir. Les minutes défilaient, et elle ne pouvait s’empêcher de s’imaginer ce qui pouvait bien se passer à l’instant précis dans les pièces du manoir. Le ciel était maussade lorsqu’elle ouvrit les yeux en ce dimanche 27 octobre 2002. Se réveiller ainsi, seule dans son appartement, la déprimait souvent. Si elle avait longtemps caressé le rêve de devenir policière, de mener des enquêtes palpitantes, découvrir le cadavre en décomposition de cette pauvre Lucienne à la vieille ferme de Bégard lui avait fait réaliser à quel point elle avait bien fait de se tourner plutôt vers le journalisme. Meghan aimait son travail, et c’était une chance de pouvoir concilier ses deux passions. Et dans le fond, des enquêtes, elle en effectuait à sa manière. Les cernes qu’elle découvrit dans le miroir de la salle de bains la firent grimacer. Sous la douche, et pendant son petit déjeuner, elle ne cessa de réfléchir à ce qui l’attendait là-bas, dans le Manoir Brocélia. Elle avait toujours eu la chance, jusqu’à présent, de ne jamais tomber sur une bande de junkies, de squatteurs, qui verraient en cette jolie jeune femme seule une proie facile et l’occasion d’assouvir leurs fantasmes les plus odieux. Combien de fois ses parents, son frère, ses amis, et surtout Janis, avaient tenté de la - 21 -


raisonner ? Mais c’était Meghan Grayford, plus têtue que dix mules. Aujourd’hui, elle avait rendez-vous avec la peur, et l’article qu’elle rédigerait sur ses découvertes serait l’un des meilleurs qu’elle ait jamais faits. C’est en tout cas ce à quoi elle s’efforçait de penser pour ne pas reculer. Elle posa ses clés de voiture sur la table de la cuisine et prépara son sac à dos. Elle y rangea deux bouteilles d’eau, son appareil photo, des batteries de rechange, une lampe torche, des piles, des mouchoirs en papier ainsi qu’une trousse de premiers secours et d’autres accessoires dont elle pourrait avoir besoin. Et bien entendu, elle n’avait pas manqué d’ajouter un petit sachet de bonbons gélifiés. Elle était une excellente cliente de l’épicerie, toujours la même depuis qu’elle était petite fille. Rien ou presque n’y avait changé, seuls les cheveux de monsieur et madame Morvan étaient devenus blancs. La même clochette à la porte annonçait son entrée et elle choisissait ses bonbons, comme elle l’avait toujours fait : six comme ça, dix comme ça, et cinq autres comme ceux-là, jusqu’à ce que le paquet soit plein. Les propriétaires du magasin n’avaient jamais voulu que ce soit les clients qui se servent eux-mêmes. C’était long, et comme à chaque fois, M. Morvan, qui manquait de patience, laissait son épouse s’occuper de Meghan et cela la faisait sourire. C’est dans le tiroir de la table basse du salon qu’elle avait rangé la vue aérienne de la forêt qui lui avait permis de localiser le manoir, ainsi qu’une carte de randonnée sur laquelle elle avait tracé le chemin à travers bois. Le tiroir était vide. Mais où sont-elles ? - 22 -


Elle pesta de rage et fouilla tous les endroits possibles sans les retrouver. Elle retourna même le contenu de son sac à dos. Mais où étaient donc ces maudites cartes ? Qu’à cela ne tienne, elle se débrouillerait sur place. Après quelques minutes de réflexion, elle décida d’envoyer un e-mail à Janis avec la photo de l’écriteau « À VENDRE », qu’elle avait capturé la première fois sur le portail. Peut-être que l’agence Varelle Immobilier existait encore, et si tel était le cas, Janis, très doué pour lui dégotter les meilleurs tuyaux pour ses investigations, ne manquerait pas de lui apporter des détails croustillants. Elle hésita à envoyer un texto à son père en précisant l’endroit où elle se rendait. Elle ne l’informait que rarement au sujet des lieux qu’elle explorait, tant elle le savait inquiet. À chaque fois, elle avait droit aux mêmes leçons de morale qui la fatiguaient et l’énervaient. Elle rangea son téléphone dans la poche de son anorak. Elle fit un dernier câlin à Irusan, son chat de 18 ans. Irusan, un nom que lui avait murmuré son père alors qu’elle n’était encore qu’une petite fille, en lui racontant cette vieille légende irlandaise : celle du roi des chats, aussi gros qu’une vache, tué par un dieu ou un paysan selon les différentes versions. Elle pensait avoir parfaitement tout calculé. Elle estimait avoir largement le temps, avant qu’il ne fasse nuit, de fouiner dans le manoir afin de comprendre peut-être les raisons de son abandon. Un abandon vraisemblablement précipité, selon elle. Elle savait que Janis l’aiderait ensuite à chercher dans les archives journalistiques tout ce qui pourrait se rapporter à cette histoire qu’elle espérait juteuse. Bref, son meilleur article. Rien qu’avec l’apparition dont - 23 -


elle avait été témoin dans l’escalier, elle avait déjà de quoi l’alimenter d’une couche frissonnante dont raffolaient les lecteurs d’Insolite Magazine. « Mais c’est pas vrai ! » s’énerva-t-elle soudain en enfilant son sac à dos. Ses clés de voiture, qu’elle était pourtant certaine d’avoir posées sur la table, avaient disparu. Elle les chercha sous les chaises, dans ses poches, dans son sac tout en répétant une série de « merde, merde, merde !! »… Mais aucune trace. Résignée, agacée à l’idée de perdre ainsi la tête, elle récupéra son double dans un pot en verre posé sur une étagère. Après deux heures de route sous un ciel de plomb et Mylène Farmer toujours en fond sonore, la forêt de Brocéliande se dessinait sous un manteau de brume se dissipant lentement. Meghan se maudissait d’avoir égaré ses cartes. Elle allait devoir faire confiance à ses souvenirs et à son sens de l’orientation. Où les avait-elle rangées ? Et comment avait-elle pu perdre ses clés pourtant sous ses yeux quelques secondes plus tôt ? Garée sur le bas-côté de la départementale 40, près d’un chemin forestier, elle n’était plus certaine de retrouver le manoir. Elle chassa la pensée absurde qu’il puisse s’agir d’un signe pour qu’elle renonce et se rendit à l’office de tourisme afin de se procurer une autre carte de la forêt de Brocéliande. Toutes celles qu’on lui proposa manquaient de détails, de chemins, et n’indiquaient que les lieux les plus connus à visiter tels que le tombeau de Merlin ou la fontaine de Barenton. Et pas l’ombre d’une vue aérienne. Elle repartit avec celle qui lui parut la plus précise. - 24 -


Elle se concentra sur les éléments dont elle se souvenait : le manoir se situait dans la partie ouest de la forêt. Lors de sa visite, un an plus tôt, elle avait coupé à travers bois en longeant un ruisseau et se rappelait être tombée sur ce qu’il subsistait de l’allée pavée qui menait jusqu’au portail du domaine de Brocélia. Mais ses souvenirs étaient bien maigres… Il tombait une pluie fine et il ferait nuit dans moins de sept heures. Le pari était risqué. Trop risqué. À l’office, Meghan était allée droit au but. Elle avait expliqué qu’elle était journaliste et souhaitait mener une enquête sur une vieille bâtisse abandonnée qui se trouvait près du Val sans retour. Si les jeunes de l’accueil savaient tout des lieux mythiques de cette mystérieuse forêt, ils ignoraient tout autant l’existence d’un manoir répondant au nom de Brocélia. Peut-être auraitelle plus de chance avec les anciens du coin, lui avaiton conseillé. Elle se gara près de l’église, décidée à marcher un peu dans le village. Confiante, Meghan était persuadée qu’elle ne tarderait pas à tomber sur quelqu’un qui la renseignerait au sujet du manoir, elle ne réalisait pas qu’elle était en train de siffloter l’air du Temps des cerises. Au moment même où elle se retournait après avoir refermé son coffre, elle reçut une gifle si violente qu’elle se retrouva le dos plaqué contre la vitre arrière de sa Clio. Elle eut à peine le temps de reprendre ses esprits qu’un crachat s’étala sur sa figure. Face à elle, une vieille femme. « Mais vous êtes dingue ?! » s’emporta Meghan, complètement décontenancé, la main sur son visage marqué de cinq doigts. Elle vit l’inconnue, exprimant autant de peur que de mépris, se signer en levant les yeux vers le ciel avant de s’éloigner. Elle l’entendit crier « sale garce ! ». - 25 -


Abasourdie, Meghan enfila son sac à dos. Elle sentait son cœur battre dans sa joue. La mairie était fermée, et à part cette vieille détraquée, les rues semblaient désertes. Lorsqu’elle entra dans le seul café ouvert, elle croisa le regard obscur de deux hommes qui la fixaient depuis l’instant où elle avait passé le seuil de la porte. Elle s’approcha du patron en train d’essuyer un verre derrière le comptoir. Il la dévisageait comme si Meghan le répugnait. « C’est fermé ! On ne sert plus personne. Fichez le camp ! – Pardon, mais… – J’ai dit que c’était fermé. » Les deux autres hommes attablés ne la quittaient toujours pas des yeux. Au même instant, l’épouse du cafetier, qui venait juste de pousser une porte derrière le comptoir, recula d’un pas en apercevant Meghan. Elle lança à son mari un « qu’est-ce qu’elle veut ? », puis se signa comme l’avait fait la vieille quelques minutes plus tôt. Sans un mot, Meghan échangea un dernier regard perplexe avec le patron, sa femme et les deux hommes, puis sortit du bar-tabac. Bien décidée à se débrouiller sans l’aide de ces gens complètement barjots, elle regagna sa voiture en consultant l’heure sur son téléphone. La carte de l’office sur laquelle elle posa les yeux et ses souvenirs trop vagues la firent néanmoins douter. Elle se résigna finalement à marcher un peu et réfléchir à cette étrange succession de mésaventures. Elle aperçut une femme sur le trottoir d’en face. Meghan traversa avec l’intention de la questionner, mais celle-ci pressa le pas comme pour la fuir. Elle voulut l’interpeller, mais l’inconnue accéléra encore en se retournant sans cesse pour s’assurer de ne pas - 26 -


être rattrapée. Elle la vit s’enfermer chez elle et entendit sa porte se verrouiller à double tour. Elle n’insista pas. Meghan soupira, dubitative face à l’attitude de ces gens. Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous à se comporter ainsi ? Elle descendit la rue à pied jusqu’à longer l’enceinte en pierre du cimetière. Elle avançait, la tête baissée sur ses baskets. En observant par-dessus le muret, elle vit un homme marcher entre les tombes, un bouquet de roses dans les mains. Elle poussa la grille pour le rejoindre, mais elle s’immobilisa à quelques mètres de lui : il était en train de fredonner Le Temps des cerises. Troublée, elle s’adressa à lui : « Bonjour, monsieur. » Il l’ignora en continuant à arranger ses fleurs dans un vase en grès tout en chantonnant. « Je m’excuse de vous déranger, mais… – Tu es de retour ? Sale peste ! » Meghan, étonnée, marqua quelques secondes de silence. L’homme ne l’avait pourtant toujours pas regardée. « Je cherche des informations sur le Manoir Brocélia. C’est un ancien domaine de chambres d’hôtes. – Tu ne retrouves plus ton chemin après tout ce temps ? – Pardon ? J’aimerais écrire un article sur son histoire. Je sais qu’il se trouve quelque part dans cette partie de la forêt. Pourriez-vous me l’indiquer ? » Meghan sentait bien que cet individu n’avait pas tous ses esprits. « Vous êtes le gardien du cimetière ? » lui demandat-elle. L’homme acquiesça en lui tournant toujours le dos, concentré sur son travail. - 27 -


« Tu le sais bien, non, Luna ? – Je m’appelle Meghan. Meghan Grayford. Je suis journaliste. Vous êtes tous comme ça ici ? On me fuit alors que je veux juste me renseigner. » Le gardien se retourna enfin. Il semblait n’avoir qu’une cinquantaine d’années, mais son visage était marqué de mille tracas. Il parlait d’une voix sourde, portait une salopette verte, des gants et des bottes de jardinier, et un mégot éteint pendait à sa lèvre inférieure en s’agitant à chacune de ses paroles. « Oh, je vois… Il ne faut pas nous en vouloir, Mamzelle. Vous lui ressemblez tellement… – À qui ? » Le gardien soupira. « Le Manoir Brocélia, vous disiez ? fit-il en baissant la tête. – Oui, c’est bien ça. J’aimerais beaucoup que vous me l’indiquiez. – Ce maudit manoir… » Un stylo à la main, Meghan s’approcha de lui et lui montra la carte que l’office de tourisme lui avait donnée. L’homme considéra Meghan d’un regard froid. « Vous ne devriez pas y aller. Y fourrer son nez est fortement déconseillé. Ici, qui sème le vent récolte la tempête, et il n’y est arrivé que de bien vilaines choses. – C’est justement pour ça que je suis là. J’aimerais les découvrir, les raconter. – Elle ne vous laissera pas faire. C’est de sa faute aussi, tout ça. – Mais qui ça, elle ? » Devant l’absence de réponse, Meghan agita la carte de manière insistante. Le gardien indiqua de l’index un endroit qu’elle marqua aussitôt d’une croix avec son crayon. - 28 -


« Merci beaucoup, monsieur. Pourriez-vous me parler un peu du manoir ? Pourquoi est-il abandonné, que s’y est-il passé ? » Il leva les yeux comme pour puiser ses souvenirs dans les nuages. « De bien vilaines choses, j’vous dis. De bien vilaines choses… Et si vous êtes trop curieuse, vous finirez comme eux… » Meghan lui fit un sourire crispé. « O.K… Merci, et navrée de vous avoir dérangé. – Pensez-vous, Mamzelle, j’ai tout mon temps. » Meghan s’éloignait déjà lorsque la voix du gardien l’interpella : « Mamzelle, mon vase est trop petit, il me reste cette rose et ça me ferait plaisir de vous l’offrir. » Meghan le remercia, mais refusa le geste en invoquant qu’elle n’avait rien pour prendre soin de la fleur. Le gardien renifla, se frotta le nez d’un revers de main et se remit à siffler Le Temps des cerises penché sur son vase. Tout en marchant vers la grille, Meghan se retourna plusieurs fois, mais l’homme vaquait à ses occupations sans se soucier d’elle. En laissant sa voiture garée près de l’église, cela l’obligerait à parcourir quelques kilomètres à pied et le temps jouait contre elle. Il était déjà midi passé. Marcher jusqu’au manoir lui prendrait presque une heure et autant pour rentrer avant la tombée de la nuit. Elle n’avait pas le choix, elle devrait faire comme la première fois : se garer au Val sans retour et se rendre à pied jusqu’à l’endroit indiqué par le gardien. Lorsqu’elle coupa le contact, elle ferma les yeux pour se concentrer quelques instants puis attrapa son sac à dos et verrouilla les portières. - 29 -


Elle longea la chaussée sur environ cinq cents mètres, puis prit à droite en suivant un chemin forestier totalement détrempé, les yeux rivés sur sa carte et sa boussole. Perturbée par les propos du gardien du cimetière, elle s’efforçait de rester concentrée. Lassée de marcher dans la boue et d’éviter des ornières remplies d’eau, elle finit par s’engouffrer dans la forêt en se rapprochant de ce qui l’avait terrorisée un an plus tôt… Fin de l’extrait

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