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Extrait "Plutopia" de Kate Brown

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questions de société

plutopia

une histoire des premières villes atomiques

traduit de l’anglais (États-Unis) par Cédric Weis

KATE BROWN ACTES SUD

PLUTOPIA

“Questions de société”

DE LA MÊME AUTRICE

TCHERNOBYL PAR LA PREUVE. VIVRE AVEC LE DÉSASTRE ET APRÈS, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cédric Weis et Marie-Anne de Béru, Actes Sud, “Questions de société”, 2021.

Titre original : Plutopia: Nuclear Families, Atomic Cities, and the Great Soviet and American Plutonium Disasters Éditeur original :

Oxford University Press

© Kate Brown, 2013

© ACTES SUD, 2024 pour la traduction française

ISBN 978-2-330-18945-7

Kate Brown PLUTOPIA

UNE HISTOIRE DES PREMIÈRES VILLES ATOMIQUES

Traduit de l’anglais (États-Unis)

par Cédric Weis

À Nancy Bernkopf Tucker, qui est partie trop tôt.

PROLOGUE À L’ÉDITION FRANÇAISE

Plus d’une décennie s’est écoulée depuis la parution de Plutopia en langue anglaise. Entre-temps, bien des choses ont changé ; d’autres, hélas, non…

Pour commencer, il ne serait plus possible aujourd’hui, en 2024, en Russie, d’effectuer les recherches que j’y ai menées entre 2006 et 2012. À l’époque, j’ai pu contourner les interdictions d’accès aux installations nucléaires ; j’ai pu discuter avec d’anciens employés, qui avaient juré, sous l’ère soviétique, de ne jamais divulguer les secrets d’État qu’ils détenaient. J’ai passé des jours entiers à suivre des militants écologistes engagés auprès de victimes de la contamination radioactive induite par la production de plutonium. J’ai aussi pu travailler dans des fonds d’archives désormais inaccessibles aux chercheurs. Pour ce faire, j’ai bénéficié de subventions américaines, ce qui me vaudrait aujourd’hui d’être taxée d’“agent étranger”, à l’instar de ce journaliste américain du Wall Street Journal, Evan Gershkovich, arrêté pour “espionnage” le 29 mars 2023 dans la ville ouralienne d’Iekaterinbourg. Gershkovich était en reportage. Il disposait d’une accréditation presse délivrée par le ministère russe des Affaires étrangères. Le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie (FSB) n’a fourni aucune preuve justifiant son accusation. À l’heure où j’écris ces lignes, ce fils d’émigrés russes et ukrainiens, né aux États-Unis, passe 90 % de son temps à l’isolement, dans une petite cellule de la tristement célèbre prison de Lefortovo, à Moscou. Dans un tel contexte, je n’aurais évidemment pas obtenu de visa ; et si j’en avais obtenu un, je n’aurais pas eu le courage d’entreprendre ce projet.

À cela s’ajoute que les personnes dont je dépendais pour obtenir des accès et des informations ne vivent plus en Russie ou ne sont plus libres de me parler. À partir de 2014, les autorités russes ont exigé que les organisations à but non lucratif recevant des fonds d’un autre pays soient enregistrées comme “agents étrangers”. Ecodefense!, organisation russe de protection de l’environnement, a été l’une des premières à en payer le prix. De même l’ONG Planète de l’espoir, de l’avocate autodidacte Nadezhda Kutepova, qui avait gagné plus de soixante-dix procès en défendant des victimes de l’usine de Mayak, la première usine soviétique de plutonium. Dans les deux cas, Nadezhda Kutepova a porté l’affaire en appel jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme (Strasbourg). Les services secrets russes s’en sont alors pris aux dirigeantes de ces deux organisations et les ont poursuivies en justice. En 2016, après une décennie de harcèlement judiciaire, Nadezhda Kutepova, dont il est question dans les derniers chapitres de ce livre, a été accusée d’espionnage industriel et a dû fuir la Russie pour la France. Elle est partie juste après qu’un journaliste de la principale chaîne de télévision nationale, Pervy Kanal, est venu devant son immeuble, à Ozersk, a donné son adresse en direct et l’a accusée de haute trahison. Une manière, pour le gouvernement russe, d’annoncer l’ouverture de la chasse et de désigner sa proie.

Nadezhda Kutepova a pris enfants et bagages et est montée dans le premier vol pour l’étranger. Arrivée à Paris, elle a d’abord connu le sort des réfugiés, déménageant d’un endroit à l’autre et passant de longues heures dans les files d’attente des services sociaux. Par chance, de nombreux Parisiens l’ont aidée, et elle est parvenue à obtenir une carte de résidente et à s’inscrire à l’École de droit de la Sorbonne. Cette militante des droits de l’homme est aujourd’hui titulaire d’un diplôme de droit, mais elle ne peut plus s’approcher de la Russie poutinienne, au risque d’être arrêtée. D’autres citoyens russes qui m’avaient aidée ont fui le pays quand le FSB s’en est pris aux défenseurs de l’environnement, puis à toute personne remettant en cause les autorités, la politique du Kremlin ou, depuis 2014, le processus d’occupation de l’Ukraine, devenu en 2022 la guerre totale que nous connaissons.

Aux États-Unis aussi le climat a changé, et j’aurais beaucoup plus de mal aujourd’hui à mener de telles recherches. Au début

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PROLOGUE À L’ÉDITION FRANÇAISE III

des années 2000, j’ai eu accès à des documents d’archives déclassifiés dans les années 1990, époque triomphale de la fin de la guerre froide, la fin de la course aux armements nucléaires et la fin de l’affrontement à grande échelle entre l’Est et l’Ouest. Mais après les attentats du 11 Septembre, le département américain de l’Énergie (DoE) a récupéré des documents déclassifiés pour les soumettre à un processus de “vérification”, ce qui en a de nouveau interdit l’accès. Parallèlement, des coupes budgétaires ont réduit le personnel des Archives nationales, et la vérification de ces documents s’est pérennisée. Certains d’entre eux sont toujours indisponibles1.

Mais les sources se sont raréfiées de bien d’autres façons. Les journalistes qui ont creusé l’histoire de Hanford en temps réel sont partis à la retraite ou ont été licenciés quand les journaux américains, par souci d’économie, ont décidé de réduire le personnel des bureaux d’enquête locaux. Tom Folds, l’un des principaux avocats de la cause des travailleurs irradiés de Hanford, a connu des difficultés financières après vingt-cinq ans d’ajournements judiciaires et mis la clé sous la porte en 2015. Ses plaignants ont dû se contenter de compensations dérisoires. Tom Bailie, l’un de mes principaux interlocuteurs dans l’est de l’État de Washington, est décédé en janvier 2024 à l’âge de soixante-seize ans, après avoir souffert de la maladie de Parkinson, d’anémie et de leucémie myéloïde aiguë. Comme Nadezhda Kutepova en Russie, il m’a servi de guide dans la vallée du plutonium, ce paysage aride du bassin du Columbia qui l’a vu naître.

En revanche, d’autres aspects de l’histoire du plutonium demeurent. Le processus d’assainissement des sites hautement contaminés de Mayak, en Russie, et de Hanford, aux ÉtatsUnis, est en grande partie resté au point mort, voire a régressé. L’Agence de protection de l’environnement (EPA) des États-Unis avait pourtant intégré le site de Hanford à la liste des “priorités nationales” en 19882. Au cours des vingt-cinq dernières années,

1. Toutefois, l’accès en ligne aux dossiers du projet Manhattan du DoE laisse une porte ouverte aux futures recherches (www.osti.gov/opennet/searchresults?page=1).

2. “Hanford 100-Area ( USDOE ) Site Profile”, https://cumulis.epa.gov/ supercpad/SiteProfiles/index.cfm?fuseaction=second.cleanup&id=1001114 (consulté le 25 janvier 2024).

les partenaires du DoE ont construit une usine de traitement des déchets de faible activité radioactive. Des ingénieurs ont également conçu une usine télé-opérée censée vitrifier 204 millions de litres de boues hautement radioactives, avant leur stockage dans des cavernes du Nevada. Toutefois, malgré un investissement de 4 milliards de dollars, tout s’est arrêté en 2012. En cause : des vices de conception et des failles de sécurité. Depuis, l’usine désaffectée n’a cessé de se dégrader. En 2013, l’année de la publication de Plutopia en anglais, Gary Brunson, l’ingénieur en chef du DoE à Hanford, a porté plainte contre l’entreprise Bechtel pour les défauts de construction dont elle s’était rendue coupable et pour son lobbying illégal en vue d’accroître ses financements. Bechtel a dû s’acquitter de 125 millions de dollars de dommages et intérêts, soit une infime partie des bénéfices qu’elle avait récoltés en bâclant le projet. Gary Brunson a qualifié le processus d’assainissement de Hanford de “fiasco1”. Il a déjà coûté plus de 100 milliards de dollars aux contribuables américains. Les boues hautement radioactives ont été déposées dans des conteneurs souterrains construits dans les années 1940 et 1950 pour une durée de stockage de dix ans. Les contaminants radioactifs qui s’en échappent et pénètrent dans les sols risquent fort de finir dans le fleuve Columbia. Les experts et les ingénieurs continuent de débattre du problème, mais n’ont à ce jour aucune solution.

L’usine de Mayak, dans le sud de l’Oural, reste également une source de contamination radioactive. À l’automne 2017, l’Agence internationale de l’énergie atomique (IAEA) a découvert la présence de ruthénium-106 dans l’atmosphère de la majorité des pays européens. Ses experts l’ont attribuée à des rejets en provenance de Mayak, ce que les Russes ont nié, sans pour autant fournir d’explication convaincante2. De son côté, l’agence russe de l’énergie atomique (Rosatom) construit des réacteurs nucléaires et vend de plus en plus d’uranium à travers le monde. Un certain

1. Ralph Vartabedian, “A poisonous cold war legacy that defies a solution”, NYT, 31 mai 2023.

2. Richard Wakeford, “Atmospheric contamination with ruthenium-106 detected in Europe in autumn 2017 – IOP science”, Journal of Radiological Protection, vol. 40, n° 1, 2020.

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nombre de pays africains, par exemple, comptent en grande partie sur la technologie, les prêts et l’uranium russes pour se doter de l’énergie nucléaire1. Les contrats passés avec Rosatom comprennent la récupération des déchets radioactifs et leur élimination en Russie. En 2019, des écologistes ont signalé que de l’hexafluorure d’uranium allemand, issu du processus d’enrichissement de l’uranium, traversait l’Allemagne, entrait dans le port d’Amsterdam et continuait vers la Russie, avant, la plupart du temps, d’être envoyé dans l’Oural, vers les dépôts de Sverdlovsk ou l’usine de retraitement de Mayak2.

On le voit, les problèmes posés par la production de plutonium – cet isotope radioactif dont la demi-vie est de 24 000 ans –semblent insolubles. Et notre réponse, typiquement humaine, est de laisser à la prochaine génération le soin de gérer comme il se doit le problème des déchets radioactifs.

À présent, Plutopia paraît en langue française, et j’en suis très heureuse. J’ai allégé cette version de nombreux détails sur la politique intérieure et l’histoire des États-Unis et de la Russie dont la plupart des lecteurs hors de ces pays n’auraient pas tiré profit, tout en préservant complètement la substance du texte original.

1. “Unleashing Africa’s nuclear potential: A new horizon for investors”, Nuclear Business Platform, octobre 2020, https://www.nuclearbusinessplatform.com/media/insights/south-africa-nuclear-power-program-pavingthe-way-for-sustainable-energy-in-africa-jsrnx (consulté le 25 janvier 2024).

2. Tatyana Pautova, “Anti-nuclear resistance in Russia: Problems, protests, reprisals”, Russian Social-Ecological Union, Saint-Pétersbourg, 2020, p. 10, https://rusecounion.ru/sites/default/files/inline/files/rosatomresistancepaper.pdf.

“C’est l’histoire d’une utopie, à deux extrémités du monde. L’histoire d’un rêve tragique au cœur de la guerre froide. L’histoire de deux ennemis hantés par la Bombe. L’histoire de deux villes fermées, reflets l’une de l’autre, unies par la peur de l’apocalypse, par leur haine réciproque et par une même obsession, la production effrénée de plutonium : Richland et son usine de Hanford, aux États‐Unis ; Ozersk et son usine de Mayak, en urss.”

plutopia

une histoire des premières villes atomiques

Premiers sites de production de plutonium au monde, Hanford (1943) et Mayak (1946) ont été créés pour alimenter en ogives et en missiles les arsenaux nucléaires des deux blocs. Kate Brown révèle comment le complexe militaro-industriel des deux plus grandes puissances a manœuvré pour imposer un tel projet scientifique et technologique ; comment, pour préserver le secret, elles ont bâti une société ségréguée, hiérarchisée, surveillée, liberticide, mais offrant une garantie à ses employés : la sécurité matérielle et financière.

Kate Brown a passé des années à explorer les archives longtemps inaccessibles de Hanford et de Mayak. Elle est parvenue à gagner la confiance de nombreux témoins directs et à détricoter le tissu de secrets et de mensonges qui recouvre la course aux armements à partir des années 1940. Elle montre comment ces usines ont joué un rôle quatre à cinq fois plus destructeur que Tchernobyl en dévastant, dans le plus grand silence, d’immenses territoires et la santé des populations sur plusieurs générations.

Richland et Ozersk semblaient tenir les promesses du rêve américain et du communisme soviétique. En réalité, elles ont dissimulé des désastres qui menacent toujours.

Historienne, spécialiste d’histoire environnementale, professeure de science, technologie et société au Massachusetts Institute of Technology (MIT, Boston), Kate Brown est l’autrice de plusieurs ouvrages primés dont Tchernobyl par la preuve. Vivre avec le désastre et après (Actes Sud, 2021).

questions de société ACTES SUD www.actes-sud.fr photographie de couverture : © The John Ball grade school in North Richland, Washington, May 24, 1949. AP Photo/Portland Oregonian. D É P. L É G. : mars 2024 / 25 € TTC France ISBN 978-2-330-18945-7 9:HSMDNA=V]^YZ\:
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