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Extrait "Nature et préjugés" de Marc-André Selosse

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MARC-ANDRÉ SELOSSE

Illustrations d’Arnaud Rafaelian

NATURE ET PRÉJUGÉS

Convier l’humanité dans l’histoire naturelle

Préface d’Erik Orsenna

NATURE ET PRÉJUGÉS

DU MÊME AUTEUR

LA SYMBIOSE. STRUCTURES ET FONCTIONS, RÔLE ÉCOLOGIQUE ET ÉVOLUTIF , Vuibert, 2000.

JAMAIS SEUL. CES MICROBES QUI CONSTRUISENT LES PLANTES, LES ANIMAUX ET LES CIVILISATIONS , Actes Sud, 2017.

LES GOÛTS ET LES COULEURS DU MONDE. UNE HISTOIRE NATURELLE DES TANNINS, DE L’ÉCOLOGIE À LA SANTÉ (avec des dessins d’Arnaud Rafaelian), Actes Sud, 2019.

PETITES HISTOIRES NATURELLES (avec des dessins d’Arnaud Rafaelian), Actes Sud, 2021.

L’ORIGINE DU MONDE (avec des dessins d’Arnaud Rafaelian), Actes Sud, 2021.

SOUS TERRE (avec Mathieu Burniat), Dargaud, 2021.

© Actes Sud, 2024

ISBN 978‑2 330 19034 7 www.actes sud.fr

MARC-ANDRÉ SELOSSE NATURE ET PRÉJUGÉS

Convier l’humanité dans l’histoire naturelle

Illustrations d’Arnaud Rafaelian

À Maman, le premier de mes livres qu’elle n’aura pas lu, à Jean-Paul Capitani, dont la confiance a consolidé mes écrits, et à Alicja, sans qui personne ne verrait ces lignes.

Felix qui potuit rerum cognoscere causas, Atque metus omnes et inexorabile fatum Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari.

Virgile, Géorgiques (II, 490‑492)

SOMMAIRE Une odyssée au cœur de la nature, préface d’Erik Orsenna .................... 13 Prélude chatoyant et sombre : Épargner l’interlocuteur ou lui parler vrai ? 15 Personnalités citées ou mentionnées dans l’ouvrage ................................ 25 I. La nature est bien faite Survive qui peut, à tout prix ! ......................... 29 II. Il nous faut une transition Notre évolution, culturelle et biologique, doit être continue 57 III. Vivre c’est être autonome Nous sommes au cœur de dépendances ............................................................................................ 97 IV. Nous déséquilibrons les écosystèmes et la biodiversité Nos sociétés surfent sur une nature dynamique ....................................... 131 V. L’entraide est une loi naturelle Construisons l’entraide et encadrons la compétition ....................................................................... 173 VI. Les plantes sont intelligentes Considérons les êtres vivants en eux‑mêmes .............................................................................................. 211 VII. L’humain est le seul animal qui accumule des déchets Trions nos déchets, en discernant toxicités et opportunités .................... 251 VIII. La femme est faite pour l’homme (et vice‑versa) Considérons les racines biologiques de l’autre sexe 291 IX. L’homme et la femme sont égaux Construisons une équité par dessus les différences entre sexes.......................................................... 331 X. On peut douter des faits scientifiques Utilisons la science, construction collective et perpétuelle ........................................................ 365 Conclusion. Un avenir chatoyant ou sombre ? ........................................ 403
Glossaire ....................................................................................................... 421 Notes............................................................................................................. 429 Remerciements ............................................................................................ 437 12

UNE ODYSSÉE AU CŒUR DE LA NATURE

Vous qui, conscients, comme moi, des dangers que font courir les avions à notre climat, vous qui, comme moi, vous désolez tout de même de ne plus, comme autrefois, parcourir innocemment le monde, vous, mes frères et sœurs de la Curiosité, je vous apporte une bonne nouvelle : le dernier livre de monsieur Selosse va panser vos regrets.

Attachez vos ceintures ! Sans bouger ni fabriquer le moindre gramme de CO2, je vous promets cent voyages ! Un incroyable périple vous attend dans l’Histoire, immédiate et millénaire, la Géographie, proche et lointaine, la Biologie, géante ou micro, l’Agronomie, dévo rée par ses contradictions, la Chimie, trop puissante pour être hon‑ nête. Bienvenue au plus beau et plus divers pays qui soit, celui des Sciences naturelles !

Je connais une grande dame, plus toute jeune, longtemps ortho phoniste à l’hôpital psychiatrique Sainte‑Anne. Plutôt que courir après les médicaments, elle s’était donné pour mission de trouver le récit ou le conte qui réparerait le mieux l’âme des enfants cassés. L’Odyssée d’Homère s’est vite imposée. Marc‑André Selosse est notre Ulysse. Sa navigation dans l’archipel du Savoir nous répare. Car c’est un savant fraternel. Pas question, pour lui, de toiser, de haut, les ignorants que nous sommes. Il nous prend par la main.

D’accord, je suis de parti pris. Ce monsieur Selosse est l’une des plus riches rencontres de mes dernières années. Figurez vous qu’assez bon connaisseur de l’eau, je ne savais rien, la honte !, de ce partenaire essentiel : le sol, dont il est l’un des spécialistes mondialement recon nus. Il a bien voulu m’enseigner. Grâce à lui, je n’ignore plus que, sous

PRÉFACE

nos surfaces bétonnées, la vie grouille. Grouille encore. Mais pour combien de temps ?

Alors vous pensez si, élève insatiable, je me suis jeté sur Nature et préjugés ! Bien, grand bien m’en a pris. Car en suivant cet Ulysse, j’ai tantôt clarifié ma pensée sur ce que je croyais connaître (l’Évolution ; qu’est ce qu’un écosystème ? ; les dépendances et la solidarité…) et tan tôt, le plus souvent, abordé des univers, pourtant essentiels, mais dont je n’avais jusqu’alors pas eu le moindre vent (les folles capacités d’adap tation et de communication des plantes, les vraies conséquences de la Toxicité, la dynamique de la Nature…).

Ce formidable livre refermé, vous allez, je vous le jure, vous sentir autre. Plus vivant car relié. Ce livre sera celui de vos retrouvailles. Il va retisser des relations rompues. Comme moi, j’en suis sûr, vous n’êtes pas de celles et ceux qui aiment entonner la morne et paresseuse chan son du c’était mieux avant. Et pourtant… Au fil des pages, on dirait que des amitiés vous viennent, ou vous reviennent. D’autres bras vous poussent pour étreindre plus, d’autres jambes pour marcher plus loin et plus longtemps. Vous n’aimez pas trop vous admirer dans la glace, mais il est certain que de nouveaux yeux vous sont venus, pour regar der mieux, et d’autres oreilles, qui ne croient pas au silence.

Pourquoi nous étions nous tant coupés ? Coupés du Monde et de la Vie ?

Il est des ouvrages qui vous enfantent, ou vous réenfantent. Celui que vous avez entre les mains est de cette sorte rare.

Erik Orsenna

Écrivain et membre de l’Académie française

Ambassadeur de l’Institut Pasteur

Auteur, entre autres, de La terre a soif.

Petit précis de mondialisation VII (Fayard, 2022)

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PRÉLUDE CHATOYANT ET SOMBRE

ÉPARGNER L’INTERLOCUTEUR OU LUI PARLER VRAI ?

Où une brume matinale masque les couleurs et la joie du paysage de la veille ; où des non-dits troublent l’auteur ; où raconter la science, c’est rencontrer autrui ; où “croire en l’homme” conduit parfois à le brusquer en esprit ; et où l’auteur veut peindre la réalité crue, tantôt étonnante, tantôt triste, de la nature en nous et autour de nous.

FACE CHATOYANTE

Quand je suis arrivé dans ce village du Beaujolais, un après midi d’oc tobre, tout rutilait. Dans le vignoble, les pampres avaient mis leur livrée d’automne et, aussi loin que portaient les yeux, les collines rougeoyaient des couleurs de la vigne. Touches de contrastes, les notes jaunes des feuillus ponctuaient le paysage sur le fond vert glauque des résineux des monts à l’arrière plan. Les maisons rayonnaient de la couleur ocre du calcaire local, la fameuse pierre dorée du Beaujolais.

Les organisateurs de ma conférence du soir m’offrirent la visite d’une exploitation viticole en biodynamie : la discussion roula sur le respect des écosystèmes. “Il nous faut une transition”, me dit l’exploitant, très engagé, car “nous déséquilibrons les écosystèmes et la biodiversité”. J’acquiesçai sans entrer dans le détail… et me fis admiratif des travaux viticoles et œnologiques. Interrogé sur mon sentiment quant à la bio dynamie en général, je répondis que ses avantages méritaient encore d’être examinés scientifiquement, en prenant en compte différents ter‑ roirs. Mais, me fit on remarquer en lançant la dégustation, “on peut douter des faits scientifiques”… Le vin était de couleur rubis, avec ces beaux arômes de violette typiques des vins peu sulfités : cela se passait de commentaires.

Il restait un temps pour se balader entre les vignes. Un peu plus loin, un sac poubelle éventré attira notre attention de sa tache bleutée, heurtant les rutilances du vignoble : “L’humain est le seul animal qui accumule des déchets”, acta l’un d’entre nous, un peu amer… Je pro fitai du reste du paysage sans répondre.

Comme l’heure avançait, nous nous rendîmes en ville pour préparer ma conférence sur les microbiotes, ces communautés de microbes vitales pour les plantes et les animaux qui les hébergent, dont les humains. L’auditoire fut très attentif et, après mon exposé, il y eut une longue séance de questions, chaleureuse et animée, sur la santé humaine et la gestion des écosystèmes. Un auditeur, séduit par les symbioses entre plantes et microbes, parla d’“intelligence des plantes” et d’agroécolo gie… Je lui répondis essentiellement sur le second aspect. Quelqu’un lança pour conclure avec enthousiasme que, décidément, “la nature est bien faite !”…

Après que j’eus signé quelques livres, nous ressortîmes dans la nuit tombée. La lumière des éclairages de la ville avivait les ors de la pierre et prolongeait les diaprures du jour. Avec les organisateurs et quelques irréductibles qui voulaient bavarder, nous prîmes plusieurs “derniers” verres en papotant. Une dame m’entreprit sur le fait que “l’entraide est une loi naturelle”… Je savourais mon verre en silence, alors que la discussion prenait un tour plus philosophique : “vivre, c’est être auto‑ nome”, disait quelqu’un sans que je comprenne s’il parlait de consom‑ mation locale ou d’un principe général.

On en arriva, je ne sais comment car la fatigue montait en moi, aux vicissitudes que nos sociétés réservent aux femmes, qui faisaient déjà alors l’actualité. Je fis remarquer que, hélas, on ne voyait sans doute là que le sommet d’un iceberg, dont je peinais (dans tous les sens du verbe) à comprendre qu’il ait pu être si bien dissimulé. “Pourtant, rebon‑ dit quelqu’un, la femme est faite pour l’homme, et vice‑versa”… “En tout cas, s’empressa d’ajouter une convive qui semblait réservée sur le propos précédent, on doit se souvenir que l’homme et la femme sont égaux…” Je n’intervins pas trop car je devais partir tôt le lendemain. Je fis valoir ma fatigue et on me raccompagna à mon logement, non loin de la ville. Là, je m’enfonçai dans le sommeil, fermant les yeux sur une journée chatoyante et riche de rencontres humaines.

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FACE SOMBRE

5 heures, le réveil sonne. Dans la pénombre, en me hissant hors du lit, je maudis les derniers verres d’hier. Je saisis mon bagage et je sors dans la nuit encore noire. Là, posté au bord de la route, pestant contre la froidure, j’attends le taxi qui doit venir me chercher : pour présenter mon dernier livre à la fête du Livre de Saint Étienne, il me faut prendre un train loin de là. La voiture arrive enfin.

Entourés des nappes d’une brume épaisse, déjà hivernale, nous pro gressons lentement : je regarde l’heure de temps à autre, avec inquiétude. Dans l’obscurité, je repense à la veille et une amertume songeuse monte en moi. J’ai un peu l’impression d’être parti comme un voleur, d’avoir menti par omission. Ce que j’ai entendu dire n’est pas faux, mais pour autant, on pourrait reformuler certains propos avec plus d’exactitude, à la lueur des connaissances qu’offrent la biologie et l’écologie. Elles nous disent beaucoup de la façon dont les humains s’insèrent dans le monde naturel. Or, une formulation inexacte des constats peut mener à des gestes inutiles ou inadéquats.

Trop souvent, dans le débat public, concentré sur la captatio benevolentiae et l’envie d’être agréable à mon auditoire, je renonce à prendre la discussion à la racine ; je ne commente qu’étroitement la question ou j’enchaîne sur autre chose, comme je l’ai fait hier. Je veux être efficace, sans décevoir ni trop bousculer… mais est‑ce là une bonne façon de partager la science ? Peut on conter des his toires, sans y faire germer une vision globale du monde et de l’hu‑ manité ? Alors, ce matin là, au fond du taxi, en me remémorant la journée passée, mon état d’esprit est à l’unisson du paysage : froid et sombre.

Pendant que nous zigzaguons trop lentement entre les nappes de brouillard, je songe au sens de mon action de vulgarisation… Souvent enivré par sa face chatoyante, suis je assez soucieux de dépeindre sa face sombre, pourtant si utile ?

LES COULEURS ET LES OMBRES DU PARTAGE DE LA SCIENCE…

Raconter la science, c’est rencontrer quelqu’un là où il est, avec sa vision du monde, et lui proposer un cheminement offrant des points de vue différents, par des données, des images ou des histoires… C’est lui

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PRÉLUDE

proposer, avec empathie, des perspectives pour envisager son monde différemment. Une vision scientifique du monde issue de la recherche s’ajoute à tout ce qui, venu d’autres disciplines, aide à évaluer les enjeux. Or, la vraie liberté n’est pas dans l’acte de choix lui même, mais dans la compréhension de ce qu’il implique. Ce livre, d’ailleurs, ne vise qu’à libérer ses lecteurs des idées reçues.

Être auteur permet des contacts avec les lecteurs par les dédi caces, les participations aux tables rondes et autres conférences que les ouvrages suscitent : entre 2022 et 2023, j’ai été de plus de cinq cents événements de ce genre ! Or, rencontrer le public et écouter ses questions enseigne des faits qu’on ignorait, corrige des erreurs et offre des interrogations nouvelles. C’est de tels contacts régénéra teurs qu’est né l’ouvrage que vous allez lire : il fait écho à des ques‑ tions qu’on m’a posées ; il comporte des réponses que j’ai données, mais aussi celles que je n’ai pas assez osées, on l’a vu plus haut. Oui, la communication scientifique modifie le vulgarisateur… et l’éclaire au point de provoquer un livre qu’il n’aurait pas imaginé auparavant. Les rencontres et les cheminements qu’elle induit sont le côté cha‑ toyant de ce travail.

Mais il y a moins radieux dans ce que nous enseigne la science : tout n’y est pas toujours attendu ou agréable. Certains faits peuvent déplaire, être contre‑intuitifs, nier ce qu’on croit sincèrement, voire choquer. C’est précisément là, au sein de cette ombre, qu’on croise la science. Gaston Bachelard écrivait que “face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir. […] Accéder à la science, c’est, spirituellement, rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé”. Brusque, certes oui : ceux qui trouvent que la nature est bien faite, qui croient que l’autono mie est la vie ou que les plantes sont intelligentes se sentiront peut‑ être brusqués…

La découverte de la nouveauté peut perturber et c’est le côté sombre et inconfortable du travail scientifique et de sa divulgation. Mais chaque fois qu’une idée reçue est simplement confortée, alors… d’une part, on n’a rien appris de neuf, c’est dommage !, et, d’autre part, en s’épar‑ gnant la contradiction, on s’engage sur la pente dangereuse de l’assu‑ rance. Je veux offrir une histoire naturelle actuelle rejetant ces idées reçues qui nous empêchent de voir le monde et d’y agir efficacement. Oui, je veux infléchir la weltanschauung de mes lecteurs ! Mais avec humilité, pour deux raisons.

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Premièrement, la science ne sait pas tout de tout : elle n’offre qu’un éclairage, quoique sans doute le meilleur disponible (on y reviendra à la fin de cet ouvrage). Je n’apporterai pas de vérités absolues, mais un point de vue issu de l’expérience scientifique. Oscar Wilde écrit que “l’expé rience est le nom que nous donnons à l’ensemble de nos erreurs” : je vais partager avec vous, lecteurs, l’expérience que j’ai moi‑même tirée du ren‑ versement de mes anciennes convictions et de mes propres idées reçues.

Deuxièmement, je dois cette humilité à ceux que je vais peut‑être offenser dans leurs ressentis. Qu’ils sachent que je ne veux pas simple ment détruire des idées reçues, mais que je souhaite en faire un point de départ vers un enrichissement pour qui voudra les dépasser. L’écriture de ce livre n’est pas née d’une envie personnelle, elle veut répondre à des débats plus ou moins esquissés avec de nombreux interlocuteurs. Je la dois à ceux que j’ai croisés. En écrivant ces lignes, je ne sais pas si elles trouveront leur public, mais une chose est certaine : je frémis d’impa‑ tience à l’idée de vous livrer les histoires naturelles qui suivent. Si vous êtes déjà convaincu de ce que vous lirez bientôt, profitez donc du pay‑ sage que je peins. Si cela renouvelle vos idées ou vous choque, acceptez que je vous dédie ce livre, à vous qui en êtes au fond la raison d’être.

LE PROJET D’UN LIVRE

Revenons à ce matin d’automne brumeux, où mon taxi peine à avancer… Ça y est, il arrive enfin à la gare et, in extremis !, je me jette dans le train alors qu’il va partir. Pris d’un élan soudain, je dois écrire pour chasser mon trouble. Je commence à prendre des notes pour un ouvrage qui revisiterait nos idées reçues sur la nature. Ce que j’aimerais surtout, c’est dessiner de grandes lois du monde naturel en y traçant la place de l’humanité d’une façon réaliste, pour discerner les stratégies humaines qui sont gagnantes mais ignorées, celles qui sont jouables, et les conduites insensées, risquées ou interdites.

Après sept mois de notes et d’ajouts, cette envie née entre ombres et lumières colorées a pris la forme d’une progression en dix essais, que j’ai entrepris d’écrire au premier jour de l’été 2022. Chaque essai part d’un préjugé courant et le reformule :

– “La nature est bien faite” : elle est constituée de ce qui survit, notamment face à la sélection naturelle ; la nature n’est rien moins

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que le produit pas toujours parfait des lois de l’évolution. Survive qui peut, à tout prix !

– “Il nous faut une transition” : il ne nous suffit pas d’un saut pour atteindre une panacée ; il nous faut perpétuellement évoluer, surtout culturellement, et enchaîner les transitions élémentaires. Notre évo lution, culturelle et biologique, doit être continue.

– “Vivre c’est être autonome” : tous les êtres vivants dépendent les uns des autres et nous‑mêmes dépendons vitalement de multi‑ ples autres espèces, hors de nous et en nous. Nous sommes au cœur de dépendances.

– “Nous déséquilibrons les écosystèmes et la biodiversité” : écosys‑ tèmes et biodiversité sont des équilibres dynamiques, changeants par essence, que nous modifions avec des conséquences positives ou néga‑ tives pour l’humanité. Nos sociétés surfent sur une nature dynamique.

– “L’entraide est une loi naturelle” : hélas, la réalité est avant tout celle de la compétition, au coût parfois très lourd ; toutefois, dans la nature comme dans nos sociétés, on peut la minimiser et, de là, bâtir des entraides. Construisons l’entraide et encadrons la compétition.

– “Les plantes sont intelligentes” : les plantes sont bien plus que cela et, plus généralement, nous devrions concevoir les autres êtres vivants pour ce qu’ils sont et non pas en ce qu’ils nous ressemblent ; nous pourrons ainsi mieux vivre avec eux. Considérons les êtres vivants en eux‑mêmes.

– “L’humain est le seul animal qui accumule des déchets” : toutes les espèces font et dispersent des déchets ; nous devons évaluer les nôtres en fonction de la nature qui nous entoure et de notre propre nature. Trions nos déchets, en discernant toxicités et opportunités.

– “La femme est faite pour l’homme (et vice versa)” : les sexes mâle et femelle ont chacun leur logique évolutive, qui peut abîmer l’autre sexe ; sans nier la dimension culturelle de la sexualité humaine, com‑ prenons les forces biologiques qui l’ont bâtie pour mieux les gérer. Considérons les racines biologiques de l’autre sexe.

– “L’homme et la femme sont égaux” : hommes et femmes se dessinent entre similitudes et différences, dans la sexualité et bien au‑delà ; les particularités féminines sont souvent moins étudiées et peu prises en compte. Construisons une équité par dessus les diffé rences entre sexes.

– “On peut douter des faits scientifiques” : les connaissances scienti fiques évoluent perpétuellement ; la façon dont elles le font doit inspirer

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confiance et contribuer à notre avenir. Utilisons la science, construction collective et perpétuelle.

Bienvenue dans ces dix essais, bâtis sur mes regrets et mes silences, mais aussi nourris d’enthousiasmes, d’anecdotes révélatrices et de convic tions. Bienvenue dans ce cheminement que j’ai pensé pour vous, en fonction de ce que je crois le plus pertinent… Et même si, déjà, vous ne partagez pas certaines idées reçues, je tenterai de vous donner de quoi les revisiter plus efficacement. Construisons ensemble !

PRÉLUDE 21

UN LIVRE POUR ET SUR L’HUMANITÉ

Cet ouvrage poursuit un triple objectif.

Le premier est d’étonner et d’émerveiller sur le vivant : je vous racon terai des histoires, parfois picaresques, qui, je l’espère, vous distrairont et vous enrichiront du sens qu’elles donnent au monde. Je souhaite vous faire découvrir des faits que vous ignorez et reconstruire ainsi l’atten tion que vous portez à la nature. D’autres épisodes seront plus com‑ plexes ou tristes : chaque fois que la potion sera amère, je tenterai au moins de vous la servir dans un verre en cristal, c’est promis. Je pro‑ mets de toujours solacier mon lecteur.

Mon deuxième objectif est, en transcendant des idées reçues, d’éclai rer notre avenir. Le livre passera par des points d’actualité qu’il veut clarifier et, au delà, il offrira une histoire naturelle où trouver les règles du jeu et rafler des atouts. La connaissance aide, nous l’avons dit, à la liberté de choix.

Enfin, mon troisième objectif est de dessiner l’humanité en fili‑ grane de la nature. Nos sociétés, même occidentalisées, entretiennent des liens étroits et nombreux avec celle ci, pour le meilleur et pour le pire. En positionnant les humains dans la biosphère actuelle (grâce à l’écologie) et dans les temps passés et à venir (grâce à l’évolution biologique), je conterai donc une histoire naturelle qui nous enra‑ cine étroitement dans le monde vivant. Je veux montrer comment l’humanité est née en nature et combien cela donne un sens à nos existences.

Cette dernière ambition ajoute ma contribution aux nombreux tra vaux déjà publiés qui “reconnectent” l’humain à la nature. Mon humble spécificité sera de montrer le cambouis et les aspects concrets ou natu ralistes sous‑jacents à la pensée d’auteurs comme Dominique Bourg, Philippe Descola, Bruno Latour ou Baptiste Morizot. Ce dernier a écrit très justement qu’il nous faut maintenant “décale[r] l’attention, non pas sur la « nature » ou la « culture » comme des blocs séparés, mais sur les relations qu’on entretient avec les êtres de nature, et celles qu’on entre tient avec les êtres humains1”. En pourfendant certaines idées reçues, je n’aurai pas d’autre but.

Comme ce livre voudrait inspirer nos actions collectives futures, j’ai choisi une épigraphe ambitieuse et optimiste, tirée des Géorgiques de Virgile :

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Heureux qui a pu connaître les causes des choses et qui a jeté sous ses pieds toutes les craintes, et l’inexorable destin, et le fracas de l’avare Achéron !

Elle commence comme une ode à la connaissance et elle s’achève en célébrant ce que cette connaissance nous permet. Piétiner l’Achéron, c’est éviter cet affluent du Styx, avare sinon avide de vies, où la barque de Charon transporte les âmes des défunts vers les Enfers. Ouvrir ses yeux à la compréhension du monde, nous dit Virgile, offre l’espoir de vivre sans peur, de vivre plus et surtout de vivre mieux.

POUR LIRE CE LIVRE…

Un glossaire situé en fin d’ouvrage vous aidera si certains termes vous paraissent obscurs. Les notes contenant des références sont regroupées après le texte. Les sous‑titres des dix essais, “où” l’on annonce des aspects humoristiques, sont un clin d’œil au contenu qui suit. Après une narra‑ tion introductive, l’ambition de l’essai et sa progression sont annoncées en fin d’introduction, en italique. À la fin, les grandes lignes parcou‑ rues sont récapitulées dans une section “Pour conclure…”. Même s’ils progressent vers une conclusion finale commune, les différents essais sont indépendants les uns des autres : si l’un d’entre eux vous ennuie excessivement, passez au paragraphe “Pour conclure…”, puis à l’essai suivant. Des renvois, ici et là, vous convaincront peut‑être de revenir en arrière ; sinon, et comme toujours, allez de l’avant !

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PRÉLUDE

PERSONNALITÉS CITÉES OU MENTIONNÉES DANS L’OUVRAGE

Alizée, dont on ignore le vrai nom (née en 2000), militante écologiste devenue célèbre le 3 juin 2022

Alphonse Allais (1854‑1905), journaliste et humoriste français

Elizabeth Anderson (née en 1959), philosophe états‑unienne

Louis Aragon (1897‑1982), poète et journaliste français

Aristote (384‑322 avant notre ère), philosophe et polymathe grec

Gaston Bachelard (1884‑1962), philosophe des sciences et de l’édu‑ cation français

Honoré de Balzac (1799‑1850), écrivain français

Jerome H. Barkow (né en 1944), anthropologue canadien

Anton de Bary (1831‑1888), botaniste et microbiologiste allemand

Frédéric Bastiat (1801‑1850), économiste et homme politique français

Simone de Beauvoir (1908‑1986), philosophe et essayiste française

Henri Becquerel (1852‑1908), physicien français

Martinus Beijerinck (1851‑1931), botaniste et microbiologiste néerlandais

Pierre‑Joseph Van Beneden (1809‑1894), zoologiste belge

Henri Bergson (1859‑1941), philosophe français

Paul Bert (1833‑1886), médecin, physiologiste et homme politique français

Dominique Bourg (né en 1953), philosophe et homme politique franco suisse

Georges Louis Buffon (1707‑1788), naturaliste, philosophe et écrivain français

Rachel Louise Carson (1907‑1964), biologiste marine et essayiste états‑ unienne

Gaspar de Carvajal (1500?‑1584), missionnaire dominicain espagnol

Charles II d’Espagne (1661‑1700), roi d’Espagne de la dynastie des Bourbons

Marian Chertow (née en 1955), spécialiste de l’environnement indus‑ triel états unienne

Charles Darwin (1809‑1882), naturaliste anglais

Louis Jean Marie d’Aubenton, dit Daubenton (1716‑1800), natura liste français

Bruno David (né en 1954), paléontologue français et ancien président du Muséum national d’histoire naturelle

Richard Dawkins (né en 1941), biologiste de l’évolution anglais

René Descartes (1596‑1650), philosophe français

Philippe Descola (né en 1949), anthropologue français

Jared Diamond (né en 1937), biologiste et historien états‑unien

Denis Diderot (1713‑1784), écrivain, philosophe et encyclopédiste français

Walt Disney (1901‑1966), producteur de films états unien

Theodosius Dobzhansky (1900‑1975), biologiste de l’évolution états‑ unien d’origine russe

Douanier Rousseau, de son vrai nom Henri Rousseau (1844‑1910), douanier et peintre français

Émile Durkheim (1858 1917), sociologue français

Constantin Fahlberg (1850‑1910), chimiste russe

Enrico Fermi (1901‑1954), physicien italo états unien

Alexander Fleming (1881‑1955), médecin anglais

Pape François, de son vrai nom Jorge Mario Bergoglio (né en 1936), 266e pape

Milton Friedman (1912‑2006), économiste états‑unien

Francis Fukuyama (né en 1952), chercheur en sciences politiques états‑unien

Vincent Giret (né en 1961), journaliste politique français

Stephen Jay Gould (1941‑2002), paléontologue et biologiste de l’évo‑ lution états‑unien

Samuel Hahnemann (1755‑1843), médecin allemand

John Haldane (1892‑1964), écologue anglais

William Hamilton (1936‑2000), biologiste anglais

Garrett Hardin (1915‑2003), écologue états‑unien

Héraclite d’Éphèse (vie siècle avant notre ère), philosophe grec

Félix d’Hérelle (1873‑1949), biologiste français

Lorenz Hiltner (1862‑1923), agronome et microbiologiste allemand

Albert Hofmann (1906‑2008), chimiste suisse

Robert Hooke (1635‑1703), scientifique anglais

NATURE ET PRÉJUGÉS 26

Victor Hugo (1802‑1885), écrivain français

Alexander von Humboldt (1769‑1859), naturaliste et explorateur allemand

Moulay Ismaïl (1645‑1727), sultan du Maroc

Hans Jonas (1903‑1993), philosophe allemand

Bernard de Jussieu (1699‑1777), botaniste français

Emmanuel Kant (1724‑1804), philosophe prussien

Gengis Khan (1155?‑1227), chef de guerre et empereur mongol

Pierre Kropotkine (1842‑1921), naturaliste, puis théoricien du commu nisme russe

Thomas Kuhn (1922‑1996), philosophe états‑unien

Bernard Lahire (né en 1963), sociologue français

Jean‑Baptiste de Lamarck (1744‑1829), naturaliste français fondateur de la théorie de l’évolution

Bruno Latour (1947‑2022), sociologue et philosophe français

Claude Lévi-Strauss (1908‑2009), anthropologue français

Carl von Linné (1707‑1778), naturaliste suédois

Alfred Lotka (1880‑1949), mathématicien états‑unien

James Lovelock (1919‑2022), penseur et spécialiste de l’atmosphère anglais

Lynn Margulis (1938‑2011), microbiologiste états unienne

Virginie Maris (née en 1978), philosophe de l’environnement française

John Maynard Smith (1920‑2004), biologiste de l’évolution anglais

Barbara McClintock (1902‑1992), biologiste et cytologiste états unienne

Edgar Morin, de son vrai nom Nahoum (né en 1921), sociologue et philosophe français

Gregor Mendel (1822‑1884), moine, généticien et botaniste autrichien

Adolf Meyer-Abich (1893‑1971), biologiste allemand

Henry Miller (1891‑1980), écrivain états‑unien

Baptiste Morizot (né en 1983), philosophe du vivant français

René Passet (né en 1926), économiste français

Louis Pasteur (1822‑1895), microbiologiste français

Pierre‑Joseph Proudhon (1809‑1865), philosophe politique français

Michel Raymond (né en 1959), biologiste de l’évolution français

Hartmut Rosa (né en 1965), philosophe et sociologue allemand

Jean‑Baptiste Say (1767‑1832), économiste libéral classique français

Caster Semenya (née en 1991), athlète sud africaine

Michel Serres (1930‑2019), philosophe et historien des sciences français

PERSONNALITÉS 27

Rudolf Steiner (1861‑1925), philosophe spécialiste des sciences occultes allemand

Gustave Thuret (1817‑1875), diplomate et botaniste français

John Ronald Reuel Tolkien (1892‑1973), écrivain britannique

Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1896‑1957), écrivain italien

Leigh Van Valen (1935‑2010), biologiste de l’évolution états‑unien

Virgile, de son vrai nom Publius Vergilius Maro (70‑19 avant notre ère), poète latin

Voltaire, de son vrai nom François Marie Arouet (1694‑1778), écrivain et philosophe français

Vito Volterra (1860‑1940), mathématicien italien

Hugo Marie de Vries (1848‑1935), botaniste néerlandais

Richard Wrangham (né en 1948), anthropologue anglais

Julius Wagner-Jauregg (1857‑1940), médecin autrichien

Oscar Wilde (1854‑1900), écrivain irlandais

Edward Wilson (1929‑2021), entomologiste états unien

Émile Zola (1840‑1902), écrivain français

… il nous faudra bien l’essai IX pour commenter une liste à 93 % masculine !

NATURE ET PRÉJUGÉS 28

ESSAI I

LA NATURE EST BIEN FAITE

SURVIVE QUI PEUT, À TOUT PRIX !

Où une herbe à tisane manipule des insectes ; où l’on entrevoit que rien n’est tout noir, ni rien tout blanc ; où l’on nourrit des canards avec profit ; où Alice nous aide à décrire un pays pas si merveilleux qu’on le croit ; où les parents comprendront pourquoi leurs enfants les surprennent ; où les dinosaures s’envolent au moment où ils paraissent s’éteindre ; où la carie, la mort et le cancer s’installent sans que l’auteur perde sa sérénité ; et où l’on prend une leçon d’évolution biologique.

BUTINAGE

C’est le printemps et les insectes bruissent autour des fleurs, attirés par leur parfum. La floraison est la promesse des fruits, et donc des graines et des descendants des plantes. La plupart des fleurs possèdent du pollen et des ovules, ces structures du cœur de la fleur qui donneront les graines et elles pourraient donc se féconder elles‑mêmes. Mais le plus souvent, elles ne le font pas : pollen et ovules ne sont pas mûrs en même temps sur la fleur et de plus, des mécanismes génétiques empêchent l’auto‑ fécondation, qui serait une forme extrême de consanguinité. Attirer les insectes permet donc d’assurer une fécondation croisée entre fleurs diffé rentes : pour la plante, le nectar, les couleurs et les odeurs florales qui ali‑ mentent et attirent les insectes sont en fait le prix du transport du pollen. Observons cette sauge, aux colonnes de fleurs bleues où un dispositif remarquable accompagne la visite des insectes. La fleur est en double tube : les sépales sont soudés en une courte collerette verte d’où sort un second tube bleuté et plus long, la corolle, faite de pétales également soudés entre eux. L’extrémité de la corolle forme un plateau élargi vers le bas, où s’ouvre la gorge de la fleur, surmonté par un casque étroit.

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Les êtres humains ont longtemps survécu sur Terre en bricolant avec les connaissances du moment. Monocultures, pesticides, combustibles fossiles... Nous comprenons aujourd’hui que nous devons faire autrement. L’idée de ce livre brillant est simple : la notice pour mieux habiter notre monde se trouve sous nos yeux. Il su t d’observer le vivant.

Avec humour et bienveillance, le biologiste et naturaliste Marc-André Selosse déconstruit les préjugés qui nous ont empêchés de comprendre la nature (y compris humaine) et d’ajuster nos actions en conséquence. Il nous montre de plus près ce monde que nous pensions connaître, en contant les histoires des microbes, des plantes et des animaux qui nous entourent depuis fort longtemps. Intelligence des plantes, compétition naturelle, autonomie, équilibres naturels, séductions humaines et parades animales... Le lecteur ressort enthousiaste de ces explorations, parfois troublé dans ses convictions quotidiennes, et en n relié à cette nature qu’il pensait éloignée de lui.

Au l de cette odyssée, profondément humaniste, se dessinent avec clarté l’essence et l’espoir de nos vies : notre lien aux vivants, qui pourrait nous sauver de nos errements.

“Pourquoi nous étions-nous tant coupés ? Coupés du Monde et de la Vie ? Il est des ouvrages qui vous enfantent, ou vous réenfantent. Celui que vous avez entre les mains est de cette sorte rare.”

Professeur du Muséum national d’histoire naturelle, Marc-André Selosse enseigne dans plusieurs universités en France et à l’étranger. Ses recherches portent sur les associations à béné ces mutuels (symbioses). Éditeur de revues scienti ques internationales et d’ Espèces, une revue dédiée aux sciences naturelles, il est aussi l’auteur, chez Actes Sud, de Jamais seul (2017), Les Goûts et les couleurs du monde (2019) et de L’Origine du monde (2021).

LÉG. : MARS 2024
DÉP.
TTC France
978-2-330-19034-7 9:HSMDNA=V^UXY\:
25 €
www.actes-sud.fr ISBN
de couverture : © Deposit Photos, 2024
Photographie
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