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Extrait "Histoires simples" de Lionel Trouillot

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LYONEL TROUILLOT Histoires simples

HISTOIRES SIMPLES

“Domaine français”

© ACTES SUD, 2024

ISBN 978-2-330-19253-2

LYONEL TROUILLOT

Histoires simples

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un clin d’œil à Yanick, Syto, Evelyne, Gary qui excellent dans le texte court, à mes amis de l’AJS , à Maïté, Manoa, Matys

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Enfants des corridors

Enfants des courants d’air

Le monde nous a foutus dehors

La vie nous a foutus en l’air

Jacques Prévert

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PROLOGUE

Ce peut être dans ma vingtaine, quand j’errais seul dans le quartier de Saint-Antoine vidé de ses anciennes familles de notables et habité désormais par des personnes sans pedigree ni patronyme, que j’ai le plus appris sur les défaites ordinaires que sont les vies des humbles. J’entends par humble, en économie comme en sentiments, celles et ceux qui ont aspiré à des choses courantes, un amour, de l’eau fraîche, qui pour eux furent inaccessibles au point de laisser des marques qui ont éteint à jamais quelque chose dans leur regard.

Chercher une étoile éteinte, la revendiquer comme la plus belle des hypothèses, c’est un peu une constante dans ces histoires. La dictature revient souvent. Elle a marqué mon enfance et mon adolescence. Mais aussi les relations amoureuses et les relations familiales. J’en ai tant vu, dans ce Port-au-Prince où j’ai appris à regarder, qui étaient des fabriques de malheur, voire

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d’horreurs pourtant passées inaperçues, noyées dans un trop-plein de tristesses ordinaires. Il y a dans ce livre beaucoup de cette tristesse et, de temps en temps, la victoire d’une tendresse, d’un sourire.

Le profit, la puissance, les bienheureux pleurnichards qui s’apitoient sur eux-mêmes quand la vie contrarie leurs caprices, les couples, les aimés, les branchés, les beaux, ceux qui ont le pouvoir de faire, de choisir, de refuser, d’exclure, ont déjà le réel pour eux. J’ignore s’ils ont en plus besoin d’écrivains et de littérature qui vantent leurs triomphes. Je dédie ce livre aux blessés et laissés-pour-compte qui auraient droit à une revanche, et la prennent quelquefois, ne seraitce que par les mots.

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LES VIVANTS ET LES MORTS

Ma mère avait un cousin borgne. Cet homme extraordinaire nous apportait chaque soir des nouvelles des morts. Il ne sortait pas sans escorte. Les morts étaient son monde. Il entretenait avec eux un commerce incessant, une amitié sans faille. Dans la fraîcheur de l’eau des cruches, dans les couloirs du Palais de justice (il était avocat), dans les gradins du stade, dans les salons, sous les tonnelles, les morts faisaient appel à lui pour passer leurs histoires. Il fréquentait tous les héros. À ses dires, il avait maintes fois vu Dessalines en songe, devisé avec lui sur les affaires publiques. De sa salle de travail, il avait, par sa science, interpellé Baal et saint Michel Archange ; il fréquentait aussi des spectres plus récents, des morts sans importance qu’on avait empilés dans de vagues cimetières, mais qui avaient encore beaucoup de choses à dire.

Le soir, Roger arrivait, ma mère lui offrait une chaise, et commençait le grand récit de tous les décédés qui avaient acquis dans l’au-delà la sagesse

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qui leur avait manqué de leur vivant. Vu le nombre de personnes qui parlaient par la bouche du cousin Roger, je conclus que mourir ne devait pas être bien grave, puisqu’on ne partait pas vraiment, que l’on restait en relation avec les vivants. Tel ancêtre avait prédit les événements politiques imminents. Tel autre avait des conseils à donner sur l’éducation des filles et les plans de carrière des membres de la famille.

Puis, contre toute attente, Roger lui-même mourut. L’événement eut sur ma pensée un effet dérangeant. Tous les morts étaient morts avec lui. D’autres personnes ont essayé de poursuivre l’œuvre du cousin Roger, mais pas une ne possédait son talent. Sa mort a tué les morts, et son silence m’a condamné à ne vivre qu’avec les vivants.

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Le point de vue des éditeurs

“Chercher une étoile éteinte, la revendiquer comme la plus belle des hypothèses, c’est un peu une constante dans ces histoires. La dictature revient souvent. Elle a marqué mon enfance et mon adolescence. Mais aussi les relations amoureuses et les relations familiales. J’en ai tant vu, dans ce Port-au-Prince où j’ai appris à regarder, qui étaient des fabriques de malheur, voire d’horreurs pourtant passées inaperçues, noyées dans un trop-plein de tristesses ordinaires. Il y a dans ce livre beaucoup de cette tristesse et, de temps en temps, la victoire d’une tendresse, d’un sourire.”

En préambule à ce recueil d’histoires simples, ces quelques lignes disent l’humilité, mais aussi l’amour avec lequel cet écrivain majeur ne cesse de donner sa voix à son peuple haïtien.

Poète, romancier, nouvelliste, éditorialiste, dramaturge, scénariste, Lyonel Trouillot est professeur et codirecteur de la revue Cahiers du vendredi, cofondateur et directeur de l’Atelier Jeudi soir. Il a publié treize romans aux éditions Actes Sud.

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : MAI 2024 / 13,80 € TTC France

ISBN 978-2-330-19253-2

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Illustration de couverture : © Essam Marouf
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