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Extrait "Feu saint Antoine" de Bruno Messina

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Feu saint Antoine Bruno Messina

roman

un endroit où aller

FEU SAINT ANTOINE

DU MÊME AUTEUR

BERLIOZ , Actes Sud, 2018.

43 FEUILLETS , Actes Sud, “un endroit où aller”, 2022.

© ACTES SUD, 2024

ISBN 978-2-330-18955-6

BRUNO MESSINA

Feu saint Antoine roman

un endroit où aller

un endroit où aller

C’est ainsi qu’il se détourna durant trois jours, de la route de la Grande Chartreuse, la montagne de Dieu, pour s’arrêter à la montagne de saint Antoine : là visiblement s’éteint la lueur ardente du feu infernal ; là, il est continuellement limité par un effet invisible de sa propre nature.

Là d’un seul regard, nous vîmes, ni un ou deux, ni une centaine, mais d’innombrables miracles, tous plus étonnants que tous ceux que nous avions vus auparavant. Nous vîmes, en effet, des jeunes gens et des jeunes filles, des vieillards et des plus jeunes, sauvés du feu sacré par saint Antoine, le saint de Dieu ; les chairs à demi brûlées, les os calcinés, ils présentaient des assemblages variés de membres amputés ; de sorte que vivant dans des corps mutilés, ils étaient aussi à leur aise que s’ils étaient valides.

“Vie de saint Hugues par son secrétaire, an 1200”, traduit du latin par Guy Darodes, Statuts de l’Hôpital des démembrés de Saint Antoine.

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Et lorsque , par malchance, j’enlevais mon masque devant une glace, je ne me reconnaissais plus. Alors je décidai de quitter la ville, trop usé pour y rester désormais. Après tout j’avais fait ma part et plutôt deux fois qu’une. Le virus était encore là mais on le contrôlait. Il reviendrait plus méchamment, lui ou un autre, comme toujours. Certains disaient que l’humanité finirait ainsi. Je n’ai aucun goût pour ces débats. Virus ou pas, de toute façon, elle finira.

Le feu couvait depuis longtemps, avant l’épidémie on connaissait déjà les urgences bondées, des gens souffrants couchés sur des brancards, casés dans les couloirs comme on pouvait, quand on trouvait de la place. Certains malades étaient déplacés puis perdus au mauvais étage. D’autres carrément oubliés. J’ai trouvé un patient sur un lit dans un local de stockage. Un confrère y avait cherché un peu d’intimité, quelques mètres carrés pour un doppler en ambulatoire entre des étagères de

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papier-toilette et de produits ménagers. Après l’examen du malade, il avait dit en refermant la porte :

“Désolé pour ces conditions déplorables, reposezvous, j’envoie un infirmier vous chercher…” Avant qu’un alité l’attrape par la blouse, dans le couloir, au passage, comme un miséreux s’accroche à un touriste. Il y a tant à faire, comment penser à tout ?

L’oublié était resté ainsi, durant des heures, dans son pipi, subissant l’humiliation sans un cri. De peur d’être puni sans doute, et laissé dans le noir. Il pleurait comme un môme lorsque je l’ai trouvé. J’ai tenté de le consoler.

Pendant l’épidémie j’ai vu des gens s’éteindre lentement, tel un feu sur lequel on essaie en vain de souffler. Rien d’autre à faire, juste souffler et avaler les cendres.

Une vieille dame m’a tenu la main en m’appelant Vincent, le nom de son fils peut-être, qui n’avait pas le droit d’être là selon les règles improvisées par l’État. J’ai alors fait semblant de m’appeler Vincent en repensant à mes parents, partis trop tôt mais dignement, leurs enfants auprès d’eux. J’aurais été reconnaissant mais triste qu’un autre ait dû jouer ce jeu, faire semblant d’être moi. J’aurais été furieux que l’arbitraire d’une règle qui changerait quelques semaines après m’empêche de les embrasser.

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J’ai mille autres souvenirs aussi tristes, aussi laids, dans notre pays riche il paraît, en temps de paix. Je ne vais pas y revenir. D’autres l’ont fait et d’autres le feront puisqu’il faut témoigner. Courage à eux. Tout le monde est déjà témoin mais ça ne change rien.

Je n’en pouvais plus de tout cela. Et des fiches, des codes, des justifications à remplir jusqu’à l’absurdité. Il y a suffisamment de douleur et d’injustice dans la maladie ou l’accident pour que l’intendance n’en ajoute pas. Notre système était épuisé, comme nous tous. Ma vocation en avait pris un coup. Je décidai de m’en aller.

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Certains départements aidaient des médecins à s’installer dans les zones rurales. Subventions qui pouvaient s’ajouter à des incitations fiscales. J’avais reçu des dépliants de collectivités qui se vantaient d’offrir tout ce qu’on trouve en ville, sauf des médecins. Tout pareil mais au soleil, entre les papillons et les abeilles. Je sais bien qu’on exagérait mais après réflexion, ça m’allait bien, moi, la campagne, pour le peu que j’en connaissais. Je voulais m’éloigner de tout. C’est ainsi que j’ai commencé à chercher un désert médical.

Paris ne m’intéressait plus. Je n’avais pas repris à la reprise, j’étais resté fermé aux autres, fermé comme l’avaient été les salles de spectacle qui ne l’étaient plus. La magie avait fui, je voyais tous les artifices désormais. Une fourmilière insensée, une masse grouillante occupée à manger puis à se divertir, chacun dans sa case, sa cage, pour se définir. Sans la vie culturelle et ses restaurants, Paris m’avait

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déplu. Comme une star revue sans fard, dans la lumière crue d’un hôpital ou d’un commissariat. Quand on perçoit la couperose, les dents gâtées et l’imbécillité de l’icône adorée. Paris n’est pas une fête mais une salle des fêtes, les touristes et les écrivains confondent. Il faut voir sa gueule au matin, il faut la voir avant, après, à l’heure des éboueurs et des transports en commun, au moment des séparations, quand la maquerelle réclame son loyer.

On avait assigné la culture dans le champ des activités non essentielles. L’État contraignant les artistes à l’arrêt, ajoutant l’humiliation à la ruine. Peu importent ensuite les aides et les compensations. Damnatio memoriae ! comme on disait à Rome. Il n’y a pas de réhabilitation possible après un tel procès. Le mal est fait, l’État peut s’excuser, il n’effacera pas ce marquage au fer rouge. Désormais inscrit sur le front : inutile à la cité.

On en parlait tous les jours à la maison, moi essentiel, elle pas. Mais j’aurais préféré que ce soit le contraire, ou alors rien du tout, aucune distinction, plutôt que l’arbitraire encore. D’ailleurs on n’avait pas attendu l’épidémie pour classer, préférer, distinguer. Depuis quelques années déjà l’essentialisation gagnait toute la société : le sexe, les origines, les professions, les opinions et les idées.

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Une division cellulaire sans fin, comme un cancer du corps social.

Il me fallait partir. Paris n’est rien sans la culture qui n’est rien sans la vie. Des mots, du vent, des monuments aux morts et aux mourants. La ville est remplie comme un théâtre. J’ai été aux premières loges. Une fois tiré le rideau, néant. La vie n’est qu’un théâtre, mon cul. Le théâtre n’est qu’un théâtre et c’est beaucoup moins puissant que la vie. Jamais vu un camé préférer la méthadone à l’héroïne. La culture est un substitut. Mon ressort était cassé, je n’avais plus envie. Ma tête, mon cœur, mon métier, tout cassé.

Je devais m’enfuir au plus vite, abandonner le peu qu’il me restait, déserter – c’est le mot juste –, trouver ma thébaïde – mais ce mot m’est venu après, je ne le connaissais pas encore. Il m’est venu plus tard, dans le désert, avec Antoine.

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C’est triste mais je ne l’aimais plus. Le confinement de ma compagne dans notre appartement me l’avait définitivement rendue insupportable. Malgré la punition de passer mes journées à l’hôpital, délaissant mon cabinet pour aider mes collègues, je n’en pouvais plus de la voir lorsque je rentrais. Même belle, même nue, je n’en pouvais plus. Ni ses livres, ni ses projets, ni ses névroses, ni ses postures ne m’intéressaient plus. Des mots, du vent elle aussi. Comment un être aimé peut nous devenir à ce point haïssable ? J’en avais assez de ses discours, de ses avis sur tout et même sur mon métier. Qu’est-ce qu’elle savait de mon métier ? J’en avais assez d’elle et de ses amis qu’elle me semblait envisager selon des initiales et des couleurs, dans une folle obstination taxinomique, manifestation de son amour des particularismes, témoignant si on la suivait de son hétéroclite et cosmopolite générosité.

— Es-tu cinglée ? lui disais-je. Bientôt il nous faudra adapter la table de Mendeleïev pour réussir un dîner entre amis !

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« un endroit où aller »

Feu saint Antoine

Je devais m’enfuir au plus vite, abandonner le peu qu’il me restait, déserter – c’est le mot juste –, trouver ma thébaïde – mais ce mot m’est venu après, je ne le connaissais pas encore. Il m’est venu plus tard, dans le désert, avec Antoine.

Bruno Messina a longtemps été musicien intermittent du spectacle, avant de devenir professeur d’ethnomusicologie puis directeur artistique de festivals. Chez Actes Sud, il est l’auteur d’une biographie de Berlioz (2018) et d’un roman, 43 feuillets (2022).

DÉP. LÉG. : AVRIL 2024

22,50 € TTC France

www.actes-sud.fr

ISBN 978-2-330-18955-6

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