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Extrait "Allée des Immortelles" de Florian Préclaire

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Allée des Immortelles

Florian Préclaire

roman

un endroit où aller

ALLÉE DES IMMORTELLES

DU MÊME AUTEUR

LE CAVALIER DE SAUMUR , Actes Sud, 2023.

© ACTES SUD, 2024

ISBN 978-2-330-19326-3

Allée des Immortelles

roman

un endroit où aller un endroit où aller

FLORIAN PRÉCLAIRE

Là-dessus, au fond des forêts

Le loup l’emporte et puis le mange, Sans autre forme de procès.

Jean de L a Fontaine

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Le soir qui tombe sur la forêt domaniale de Phalempin allonge les ombres des troncs de la chênaie. Massifs et noueux, boursoufflés de gourmands, les vieux fûts sont nourris de longues racines qui drainent dans des profondeurs souterraines l’humidité manquante en surface par cette fin de juillet chaude et sèche. Envoyés par le vicomte, les deux hommes quittent rapidement les allées larges pour des chemins étroits qui serpentent et disparaissent au cœur du bois. Le bûcheron et son aide cherchent des yeux un arbre remarquable. Étrangement, quoiqu’ils s’engagent dans des zones inexplorées, où les sentes le cèdent à des pistes de cerfs et des trouées de sangliers, ils ont la prescience de suivre un itinéraire précis. Un instinct les conduit, qui leur donne la certitude qu’ils s’aventurent dans la bonne direction. Comme ils pénètrent des espaces sauvages, de nombreux chablis couverts de lichens entravent leur progression. Conscients qu’à chaque obstacle qu’ils franchissent la forêt se

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referme un peu plus derrière eux, cernés par une obscurité croissante, ils n’envisagent cependant pas de rebrousser chemin. Une force les pousse à continuer d’avancer. La rumeur du vent dans les feuillages les enveloppe. Une puissante odeur d’humus s’élève du sous-bois. Ils sentent qu’ils sont observés. Au-dessus d’eux, les disques faciaux des chouettes nichées parmi les branches se fendent sur de grandes pupilles noires entourées d’un anneau orangé frangé d’or. Bientôt un arbre au port plus noble que les autres se dresse devant eux, et ils savent qu’ils sont arrivés.

Tandis que l’aide allume la lampe-tempête, le bûcheron retire la hache de son étui. La première fois qu’il frappe l’écorce, la lame tressaute. L’idée lui vient que c’est un signal par lequel l’arbre lui défend de poursuivre, mais il s’exhorte à se sortir cette pensée bizarre de l’esprit, et il continue. Il élargit l’entaille. À chaque coup porté, il sent la secousse se propager le long de ses bras. Pendant qu’il travaille, à cause de la transpiration, des plaques rouges se forment derrière ses genoux, sous ses aisselles et au creux de ses coudes. Ses gestes perdent peu à peu en force et en amplitude, car les irritations le gênent. Des fourmis grimpent sur ses mollets et des araignées tombent depuis les branches dans ses cheveux. Puis l’air poisseux chargé de poussières de bois lui brûle la gorge. Il

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sent que quelque chose est sur le point de mal tourner, comme si un ensorcellement protégeait l’arbre et pouvait punir celui qui tenterait de l’abattre. Enfin il fend le cœur. Alors la mince section vierge sur laquelle repose tout le poids se déchire et l’arbre tombe au sol : un bruit de craquement s’élève, qui retombe en un silence lourd. Saisis par l’énormité de leur acte, les deux hommes frissonnent. Il leur faudra revenir le lendemain avec un cheval, tailler les branchages, débiter le tronc en plusieurs sections, puis harnacher celles-ci à l’animal pour charrier le bois hors de la forêt ; mais dans l’immédiat, ils sont pressés de repartir. Ils retournent par où ils étaient venus. Le bras tendu en avant avec la lampe à la main, le bûcheron précède son aide. Ils peinent à discerner les indices qu’ils avaient pris pour repères à l’aller, et mettent plus longtemps qu’ils n’auraient voulu pour retrouver le chemin tracé qui traverse des bosquets de troènes et de sureaux, avant de déboucher hors du bois. Ils prennent à travers champ jusqu’au mur d’enceinte qui ouvre sur l’arrière du domaine par un portail d’accès. Les allées rectilignes du jardin à la française sont bordées de haies de buis qui rehaussent des parterres fleuris. Alors qu’ils rejoignent le logis de service, ils aperçoivent dans l’encadrement d’une des fenêtres de l’étage la flamme d’une chandelle qui se détache dans la nuit. Vacillante, sa forme

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élancée se défend, tandis que la marquise s’agite entre ses draps froissés sur un lit trop profond pour le travail.

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Au pied du lit de Marie-Émeline, un baquet de cuivre est rempli d’eau claire, dans lequel une jeune fille replonge régulièrement un linge qu’elle essore, plie, puis dispose sur le front de la marquise de Butron y Muxica afin de la rafraîchir. En fin d’après-midi, lorsqu’il est devenu certain que celle-ci allait accoucher, sa domestique s’est rendue au puits. Après l’avoir fait descendre jusqu’au fond, elle a remonté à la hâte le seau rempli d’eau fraîche. Remuée par le spectacle de sa maîtresse sur son lit d’accouchée, elle est revenue précipitamment. De sa démarche empressée elle a dérangé les graviers de l’allée, puis elle a monté quatre à quatre les marches de l’escalier central du château. Dans son emportement, elle a laissé échapper des giclées qui ont maculé les tapis et formé des marbrures sur les parquets.

Les chandelles répandent sur la figure de MarieÉmeline une lumière fragile et mouvante. Sa chevelure est défaite. Les boucles châtains régulières

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qui d’ordinaire encadrent son visage à l’ovale doux s’emmêlent sans discipline, des mèches sont collées sur son front par la sueur qui y perle. Ses traits accusent une grande fatigue. Des cernes gris soulignent ses yeux. Lorsque les contractions arrivent, plutôt que de se répandre en cris, elle serre entre ses dents une épaisse lanière de cuir sur laquelle elle imprime l’empreinte de sa mâchoire ; en même temps elle se redresse, les mains crispées sur les genoux. Comme la délivrance n’est pas loin, les spasmes se rapprochent. Elle sent les mouvements de l’enfant à naître qui cherche le jour et appuie de son crâne sur le col mais continue de puiser l’oxygène à la source de l’ombilic.

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« un endroit où aller » Allée des Immortelles

La vaste maison ne ressemble à aucune autre. Avec ses sculptures majestueuses de part et d’autre de la porte d’entrée, et ses chambres en enfilade où dorment trois jeunes filles si proches par leur âge et leur fonction qu’elles se fondent en une présence unique au visage sans cesse changeant, on ne saurait dire si ce qui est sur le point de s’y produire va verser dans les noirceurs des récits fantastiques ou dans les enchantements des fantaisies enfantines.

F. P.

Florian Préclaire est écrivain et enseigne la littérature. Son premier roman, Le Cavalier de Saumur, a paru chez Actes Sud en 2023.

DÉP. LÉG. : MAI 2024

19 € TTC France www.actes-sud.fr

ISBN 978-2-330-19326-3

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