www.fgks.org   »   [go: up one dir, main page]

Extrait "Anatomie d'un drame" de Gert Loschütz

Page 1

GERT LOSCHÜTZ

ANATOMIE D’UN DRAME

roman traduit de l’allemand par Jacqueline Chambon

ANATOMIE D’UN DRAME

“Lettres allemandes”

Ce livre a reçu une aide à la traduction du Goethe-Institut.

Titre original : Besichtigung eines Unglücks

Éditeur original : Schöffling & Co., Francfort-sur-le-Main © Schöffling & Co. Verlagsbuchhandlung GmbH, Francfort-sur-le-Main, 2021

© ACTES SUD, 2024 pour la traduction française

ISBN 978-2-330-18947-1

GERT LOSCHÜTZ

Anatomie d’un drame

roman traduit de l’allemand par Jacqueline Chambon

D’où je le sais. D’où puis-je le savoir. […] Ce n’est pas parce que j’ai besoin que ça se soit passé ainsi, c’est seulement parce que je ne l’ai pas vu autrement.

Uwe

Johnson, Heute neunzig Jahr

QUATRE SECONDES

1

1

“Pas de ton temps.”

Non, ce n’est pas de mon temps, a dit Yps alors que j’avais déjà commencé le livre, elle s’est penchée, a repêché son pull-over qui avait glissé du fauteuil, l’a levé d’un geste brusque au-dessus de sa tête. Ses vêtements étaient éparpillés dans toute la chambre, le pantalon en tas par terre, la veste pendue à la chaise, les souliers abandonnés près de la porte. Elle a ramassé le tout, gagné la salle de bains et peu après j’ai entendu ses pas dans l’escalier et le bruit de la porte qui se refermait.

Début de soirée, pas encore nuit, dans la cour, la lumière est allumée. J’ai enfilé mon peignoir de bain et gagné la pièce de devant. De l’autre côté du parc le ciel était d’un rouge profond, entre les arbres un scintillement et des rayons. La porte du balcon était ouverte… je suis sorti et j’ai aperçu Yps sur le chemin de halage. Une heure avant, en allant à un rendez-vous, elle était passée en coup de vent (comme elle dit) et avait surgi dans l’appartement. Comme je revenais du balcon dans la pièce, je l’avais surprise près du bureau, penchée sur les notes, récits, dossiers, articles, photos qui y étaient entassés, et elle avait dit : 11

“Pas de ton temps.”

Alors que nous étions déjà au lit, elle a répété la phrase. Y, Yps ou Ypsilon. Abréviation liée au fait qu’elle est mariée et heureuse de l’être et que son mari ne doit en aucun cas savoir qu’elle vient le tromper chez moi… Ce serait sa mort, a-t-elle affirmé, un jour que nous en parlions, et elle a pris un air si tragique que je m’étais demandé si elle était sérieuse ou si c’était encore une de ses plaisanteries pince-sans-rire… ce serait sa mort… n’ayant pu ni ne pouvant mettre fin à la tromperie, elle passe quand elle en a l’occasion. Et quand elle sait que je suis en voyage, elle en amène d’autres aussi.

Avant de disparaître derrière les buissons, elle s’est retournée et a levé la main. Je lui ai rendu son salut.

Pas de mon temps mais à ma portée, car (à l’encontre de Yps, plus jeune) lorsque je lis les dossiers je vois aussitôt le chemin de terre qui passe devant la maison de Lisa, les prés tout autour, les voitures pétaradantes, les rues presque vides à cette heure de l’après-midi et les charrettes pas encore complètement hors service. J’entends le grincement des roues cerclées de fer et je sens l’odeur chaude des ballots de paille, entassés plus haut que les ridelles. Et aussi l’odeur noire du canal. Je m’arrête sur le pont et regarde les trains de péniches chargées de charbon, de sable ou de gravier qui tirent derrière elles une petite barque, j’entends les coups de trompe, les battements de la cloche.

Tout réapparaît : les cartouches trouvées dans le tunnel de l’usine souterraine de munitions et, sur les rails du petit train, les hommes émaciés, les jambes de leurs pantalons roulés et retenus sous 12

le moignon avec une épingle de sûreté, le claquement des béquilles sur le trottoir… la joie de faire du vélo en été et la peur du noir en hiver. La peur d’être abandonné.

Ne m’avait-elle pas levé à bout de bras dans le chaos du quai pour me tendre par la fenêtre à des mains d’inconnus, sans doute parce que c’était plus facile de se faufiler sans moi jusqu’à la porte du wagon ? Ne l’avais-je pas vue sombrer dans le tournoiement des têtes et des épaules haussées, si bien que lorsque le train s’était mis en marche, j’avais cru qu’elle était restée en arrière pendant que je m’éloignais d’elle inexorablement ? Et mon cœur n’a-t-il pas bondi de joie quand je l’ai vue apparaître dans le couloir ? Se frayer un chemin à travers la foule avec une rudesse inhabituelle que seule la peur qu’elle avait de me perdre pouvait expliquer ? Allions-nous à Magdebourg ? À Berlin ? Chez le Talentueux ? Ou chez la tante au bras de cuir ?

Les images viennent de loin et elles font partie du stock d’angoisses qui foncent sur moi la bouche grande ouverte… une fois c’est le cylindre noir de la locomotive toujours luisante d’humidité qui surgit de l’obscurité, une fois ce sont les roues à hauteur d’hommes, propulsées par les pistons, leurs phares qui percent à travers des nuages de fumée et de vapeur, les sifflements, les craquements et le martèlement dans des jaillissements d’étincelles, le grincement du fer, les cliquetis, les battements qui me hantent après de tels voyages, qui me poursuivent dans un fracas des roues jusque dans mon sommeil.

Et puis le lieu, la gare, celle… que j’ai si souvent vue et si souvent photographiée qu’avec le contenu

13

de mes tiroirs, des caisses et des cartons, on aurait pu monter une exposition ; sans arrêt je braquais ma caméra d’un geste presque automatique et prenais deux, trois photos chaque fois que je venais, au début de l’été quand le bâtiment m’apparaissait à demi recouvert par les châtaigniers en fleurs, en automne quand les feuilles sur les branches se tachaient déjà de brun, en hiver, sous la pluie, sous la neige, et pas seulement du parvis ou de la route bordée d’arbres mais aussi des plateformes et même du train en marche ; quand il traversait la gare sans s’y arrêter comme le font les trains interzones (et alors que c’était interdit sous peine de sanction), je braquais chaque fois ma caméra, pressais sur le déclencheur et, même si je me disais, tu l’as depuis longtemps, tu n’en as pas besoin, je ne pouvais pas résister à la tentation, ou plutôt à la compulsion, car oui c’était bien une compulsion. Si les gens d’ici devaient disparaître, l’endroit au moins resterait, et si l’endroit ne pouvait pas rester, le souvenir de son aspect devait être conservé, la scène sur laquelle ils s’étaient déplacés ; il n’était pas exceptionnel à l’époque (celle de mon enfance) ce bâtiment, alors bruissant d’activités jusqu’au toit et aujourd’hui laissé à l’abandon, le dernier qu’on voit de la ville, ce cube peint, pour une raison inexplicable, d’une couleur sang de bœuf qui s’est depuis tellement obscurcie qu’elle paraît presque noire. Le toit est plat et porte un certain nombre de tourelles qui pourraient être des cheminées ou des conduits d’aération ou l’ancienne fortification d’un château, et dans l’obscurité, quand on ne distingue plus que les contours du bâtiment, il a même quelque chose d’arabe, on se croirait devant une 14

maison de la Médina de Tanger sauf qu’il n’est pas d’un blanc aveuglant mais a cette couleur sombre.

Au premier étage de ce cube autrefois peint en rouge foncé se trouvaient les bureaux du personnel (que j’ai eu à affronter pour les dossiers), Jentzsch, le chef de gare, et Kruse le représentant de la Reichsbahn ainsi que leurs employés, sans oublier, dans la salle d’angle mise à leur disposition durant leur enquête, ceux de Magdebourg, comme les appelaient les fonctionnaires de la Reichsbahn autochtones en parlant de Heinze et Wagner, les envoyés de Magdebourg chargés d’élucider les causes de l’accident, ceux de la criminelle…, disait Kruse. Le Gros et la Perche, se moquait Lebrecht, l’homme de l’aiguillage, jusqu’à ce qu’il cesse de plaisanter, en tout cas dans ce bâtiment.

En décembre 1939 s’est produit le pire accident ferroviaire de l’histoire allemande. Deux trains entrent en collision dans la petite ville de Genthin, faisant de nombreuses victimes. Parmi elles, Carla, grièvement blessée, survit. Elle est ancée à un jeune Juif, Richard, mais ce n’est pas lui qui est assis à ses côtés dans le compartiment, c’est un Italien, un certain Giuseppe Buonomo, qui meurt dans l’accident. Lisa, une jeune vendeuse au grand magasin Magnus, est chargée d’apporter des vêtements à la femme blessée qui a tout perdu. Mais contre toute attente Carla choisit d’endosser l’identité de Mme Buonomo…

Des années plus tard, le ls de Lisa, omas Vandersee, découvre cette mystérieuse histoire, en même temps que sa mère lui raconte sa propre histoire d’amour et de malheur. Parviendra-t-il à percer le secret de Carla ? Ce dernier aurait-il un lien avec sa propre famille ?

Enquête envoûtante et déambulation mélancolique dans les brumes du passé, Anatomie d’un drame ravira les lecteurs de Patrick Modiano.

Né en 1946 à Genthin, Gert Loschütz est l’auteur de nombreux romans, pièces de théâtre et scénarios. Auréolé du prix Wilhelm-Raabe, Anatomie d’un drame est son premier roman traduit en français.

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : AVRIL 2024 / 22,80 € TTC France

ISBN 978-2-330-18947-1

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
9:HSMDNA=V]^Y\V:
Photographie de couverture : © Collaboration JS / Arcangel images
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.