L’usure, injuste aujourd’hui comme hier
E
n notre époque de financiarisation universelle, l’enseignement de
saint Thomas d’Aquin sur l’usure mérite d’être redécouvert1. Nous
aimerions apporter à ce sujet quelques éclaircissements, ne serait-ce que
pour nourrir les discussions de manière informée. Thomas est éloigné
de nous, nous sommes éloignés de Thomas2 . Son époque, homogène
aux réflexions anciennes sur la chrématistique et le foenus, lui présentait
1. Nous remercions M. Pierre de Lauzun pour l’article qu’il a récemment publié dans
cette revue concernant la pensée économique de l’Aquinate, auquel la présente étude entend
offrir un prolongement, ainsi que P. Branthomme et Fr. de Lacoste Lareymondie pour leurs
remarques.
2. Pour une bibliographie complète et relativement récente concernant la question de
l’usure, cf. Nicola Lorenzo Barile, « Credito, usura, prestito a interesse », Reti Medievali
Rivista 11 (2010), p. 1-31. — Pour le contexte doctrinal, voir notamment Gabriel Le Bras,
art. « Usure : II. La doctrine ecclésiastique de l’usure à l’époque classique (xiie-xve siècle) »,
Dictionnaire de théologie catholique, t. 15, Paris, Letouzey et Ané, 1950, col. 2336-2372 ;
Jacques Melitz, « Some Further Reassessment of the Scholastic Doctrine of Usury »,
Kyklos 24 (1971), p. 473-492 ; Odd Langholm, Economics in the Medieval Schools, Wealth,
Exchange, Value, Money and Usury According to the Paris Theological Tradition, 1200-1350,
« Studien und Texte zur Geistesgeschichte des Mittelalters, 29 », Leiden, Brill, 1992 ; id., The
Legacy of Scholasticism in Economic Thought, Antecedents of Choice and Power, « Historical
perspectives on modern economics », Cambridge, Cambridge University Press, 1998, chap. 4 ;
Nicole Bériou, « L’esprit de lucre entre vice et vertu. Variations sur l’amour de l’argent dans la
prédication du xiiie siècle », dans L’Argent au Moyen Âge, XXVIIIe Congrès de la S.H.M.E.S.
(Clermont-Ferrand, 30 mai-1er juin 1997), Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, p. 267287 ; Credito e usura fra teologia, diritto e amministrazione, Linguaggi a confronto (sec. xiixvi), A cura di D. Quaglioni, G. Todeschini e G. M. Varanini, « Collection de l’École
française de Rome, 346 », Rome, École française de Rome, 2005 ; Joel Kaye, Economy and
Nature in the Fourteenth Century, Money, Market Exchange, and the Emergence of Scientific
Thought, « Cambridge Studies in Medieval Life and Thought, 4th Series, 35 », Cambridge,
Cambridge University Press, 2009 ; Jacques Heers, La Naissance du capitalisme au Moyen
Âge, Changeurs, usuriers et grands financiers, « Tempus », Paris, Perrin, 2014, chap. 3-4 ; Joel
Kaye, Histoire de l’équilibre (1250-1375), L’apparition d’un nouveau modèle d’équilibre et son
impact sur la pensée, « Histoire », Paris, Les Belles Lettres, 2017, chap. 1-2 ; Jacques Le Goff,
RT 121 (2021), p. 113-160
revue thomiste
l’usure comme un échange injuste, objet uniquement de tolérance de la
part des lois positives pour éviter un plus grand mal3. Notre époque,
postérieure à la révolution capitaliste, nous présente l’usure comme un
instrument bénéfique pour autant que l’on reste dans les bornes réglementaires qui proscrivent son mauvais usage. Il nous est ainsi très difficile d’envisager le prêt d’argent à intérêt en faisant abstraction du système financier dans lequel il s’insère. L’exploitation de l’état de nécessité
des plus fragiles était un redoutable fléau dans la société médiévale4 .
Ce souci est aujourd’hui relégué au second plan, occulté par les multiples avantages qu’en retirent les emprunteurs, comme l’accession à la
propriété, l’extension de l’activité des entreprises, le lissage des variations de conjoncture, le refinancement des sociétés commerciales ou des
États, etc.
L’évaluation morale de l’usure est aujourd’hui devenue difficile parce
que l’évaluation technique de l’instrument financier occupe le devant de
la scène5. Or le jugement moral et le jugement technique sont différents.
On évalue l’instrument sur son résultat, et l’on juge son utilisateur à la
maîtrise technique dont il fait preuve. De ce point de vue, le développement économique permis par le prêt à intérêt lui assure une légitimité
irrécusable. L’issue bénéfique et le mutuel avantage parent de bonté le
moyen qui les obtient6 . Si des abus apparaissent, on ne pense pouvoir en
Marchands et banquiers du Moyen Âge, « Que sais-je ?, 699 », Paris, PUF, 2014 ; id., Le Moyen
Âge et l’argent, Essai d’anthropologie historique, « Tempus », Paris, Perrin, 2019.
3. C’est en ce sens, explique Thomas, que l’on doit interpréter la disposition de la loi mosaïque concernant l’usure à l’égard des étrangers (cf. Sum. theol., IIa-IIae, q. 78, a. 1, ad 2 ;
Q. De malo, q. 13, a. 4, ad 1 et 6 ; comparer avec Guillaume d’Auxerre, note 4, infra). Dans ce
qui suit nous utiliserons le terme « échange » pour traduire commutatio, mais dans un sens
large où la réciprocité peut porter sur des choses, des œuvres ou des services.
4. C’est ainsi que l’envisage Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, Lib. III, tract. 48,
cap. I, q. 1 (ed. J. Ribaillier, « Spicilegium bonaventurianum, 18B », Paris-Rome, 1986, p. 910),
dans un texte qui réintègre l’usure dans le champ de la justice : « Il n’est pas vrai que prêter
à usure s’oppose directement et immédiatement à la charité ; cela est plutôt contraire à cette
espèce de la justice (illi speciei iusticie) qui nous oblige à soulager un prochain dans le besoin.
C’est pourquoi cette pratique va directement à l’encontre du précepte de l’Évangile selon
Luc : prêtez sans attendre de retour. » Guillaume peut dès lors invoquer à l’encontre de l’usure
les préceptes de la loi naturelle concernant la propriété commune des biens et l’obligation
qui en découle d’aider les nécessiteux. O. Langholm, Economics in the Medieval Schools…,
p. 77, voit dans ce double mouvement (rattachement à la justice et rôle subséquent de la loi)
une « clé » de la pensée économique scolastique. Thomas d’Aquin se situe dans ce courant.
5. Cf. François de Lacoste Lareymondie, « Le nœud moral de la crise. Une pratique
dévoyée du crédit », dans Moraliser la capitalisme, Liberté Politique 45 (2009), p. 19-44.
6. Tel est l’argument central de Jeremy Bentham dans sa Défense de l’usure, parue en 1790
(il avait déjà été avancé à l’appui des lois de tolérance au xvie siècle ; cf. Laurence Fontaine,
L’Économie morale, Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris,
114
l,usure, injuste aujourd,hui comme hier
attribuer la responsabilité qu’aux mauvais utilisateurs qui n’ont pas su
suivre les normes de l’art. Une crise financière ne paraîtra donc imputable qu’aux mauvaises pratiques des acteurs ou à des normes bancaires
inadaptées. En somme, dès lors que l’on considère l’usure comme un
instrument, on adopte implicitement une morale conséquentialiste7. La
morale se cale sur l’art, elle devient une technique du bon usage des
outils pour produire le résultat le meilleur possible. L’éthique financière ressemble alors à l’éthique du conducteur utilisant sa voiture ou à
l’éthique du journaliste utilisant sa plume.
C’est à ce point précis que l’Aquinate devient intéressant car il présente une analyse non instrumentale, ou plus exactement pré-instrumentale de l’usure, datant de l’époque où l’instrument financier était
balbutiant8 . Il était moins poussé à confondre bien agir (bene agere)
selon la justice et bien faire (bene facere) selon les règles de l’art. Des
effets mutuels bénéfiques ne suffisent pas à rendre bon l’instrument qui
les obtient, parce que d’une manière ou d’une autre il n’y a de bénéfices mutuels que là où il y a justice. Thomas manifeste un aspect de
l’usure qui échappe complètement aux morales conséquentialistes. La
stipulation spécifique de l’usure est que le prêteur prête de l’argent à la
condition que l’emprunteur paye un intérêt en plus de la restitution. Là
réside, selon Thomas, une inégalité qui suffit à constituer l’injustice du
contrat d’usure et qui produit ses effets par l’exécution du contrat. Cette
conclusion distingue la pensée thomasienne : le problème fondamental
que pose l’usure n’est pas à chercher d’abord dans l’esprit de lucre qu’elle
alimente, ni dans la monnaie engendrant la monnaie, ni dans la vente
du temps, ni dans le vol de l’emprunteur, ni dans la perception d’un profit sur les fruits du travail d’un autre, ni dans la création artificielle de
richesse, ni même dans l’exploitation des nécessiteux. Toutes ces raisons
avancées au long des siècles ont leur importance, certaines emportent
même de graves injustices, mais elles ne touchent pas au fond du problème posé par l’usure : dans le contrat usuraire lui-même se trouve
Gallimard, 2008, chap. 7). J. Bentham s’opposait au conséquentialisme tempéré d’Adam
Smith. Sur ce débat, cf. Joseph Persky, « Retrospectives. From Usury To Interest », Journal
of Economic Perspectives 21 (2007), p. 227-236.
7. Nous prenons cette qualification au sens retenu par Jean-Paul II, Encyclique Veritatis
Splendor, 6 août 1993, nos 74-75.
8. L’aspect positif des prêts d’argent à intérêt n’était pas ignoré des médiévaux car les
besoins en financement étaient déjà importants. Guillaume d’Auxerre par exemple le mentionne (Summa aurea, Lib. III, tract. 48, cap. 1, q. 2, p. 915), et il y voyait l’explication pour
laquelle le législateur civil est moins prompt à interdire l’usure que les juges ecclésiastiques,
lesquels considèrent aussi le dommage spirituel causé par l’extension de cette pratique.
115
revue thomiste
une inégalité, et cette inégalité est constitutive d’une injustice. Or cette
injustice demeure une constante du contrat usuraire, indépendante des
contextes historiques. Elle existe au xiiie siècle comme aujourd’hui.
Parce qu’il attire notre attention sur ce point, l’Aquinate mérite d’être
pris au sérieux : est-il vrai que nous avons installé une pratique injuste
au cœur de notre ordre économique ? Pour répondre à cette question, il
nous faut d’abord comprendre l’injustice de l’usure ; puis évaluer dans
quelle mesure cette injustice est installée dans notre ordre économique ;
enfin, nous pourrons en tirer quelques conclusions pour aujourd’hui.
1. Pourquoi l’usure dans les prêts d’argent est-elle injuste ?
Dans l’Écrit sur les Sentences, son premier enseignement sur notre
sujet, saint Thomas retient un nombre réduit d’arguments sélectionnés parmi ceux en circulation à son époque. Il entend ainsi répondre
à la question de l’usure en faisant confluer plusieurs approches9. Il y
a d’abord l’autorité des Écritures qui indiquent à l’homme par quelles
œuvres il doit pratiquer les vertus et vivre des dons divins. On peut
invoquer ici l’interdiction du vol dans le Décalogue comme le faisaient
le concile de Latran II et Pierre Lombard ou bien, habitude prise depuis
la décrétale Consuluit nos d’Urbain III, rappeler le précepte du Christ en
Lc 6, 35 : « Prêtez sans attendre en retour10. » Il y a ensuite deux théories
sur l’usage de la monnaie : celle qui s’attache à sa non-détérioration par
l’usage, que Thomas écarte ; et celle qui souligne l’identité du transfert
de l’usage avec le transfert du pouvoir (dominium), que Thomas juge
passablement convaincante11. Il y a enfin une dernière raison qui met
9. Cf. S. Thomas d’Aquin, In III Sent., dist. 37, exp. text. et a. 6.
10. Thomas ne reprend aucune des cinq raisons pour interdire l’usure fournies par
Hugues de Saint-Cher dans sa Postille sur ce passage (Lc 6, 35). Il ignore aussi une exégèse
anti-mercantile de l’épisode des marchands chassés du Temple, qui avait été initiée par la
Glose ordinaire et dont le point d’orgue était généralement la réprobation de l’usure. Ce
ne sont pas les marchands comme tels qui sont condamnés mais les vices du clergé (cf. In
Ioan., cap. 2, lect. 2, nos 380 s. ; même chose chez Albert le Grand) ou les mauvais marchands
(cf. Sum. theol., IIa-IIae, q. 77, a. 4, ad 1 ; même chose dans la Summa Halensis). On notera
que Thomas enrichira son dossier scripturaire dans la Somme de théologie de références à
l’Ancien Testament, pour montrer tant la contradiction de l’usure avec la loi divine que pour
fonder le principe de tolérance par la loi civile.
11. Thomas suit ici globalement son maître Albert le Grand (cf. In III Sent., dist. 37, a. 13).
La seconde théorie vient des canonistes, qui distinguaient le louage (locatio) du prêt (mutuum) en ce que ce dernier seul implique un transfert à l’emprunteur du pouvoir (dominium)
et des risques sur la chose prêtée. Le fondement de cette distinction reposait, dans le droit
116
revue thomiste
conduit une société qui ne promeut plus l’exercice de la vertu de justice :
les échanges sont écartelés entre profit égoïste et gratuité romantique.
On ne parvient même plus à voir qu’il existe un chemin médian entre
ces deux extrêmes, qui est le chemin naturel de l’échange juste. Il y a là
une maladie de l’altérité, une incapacité à concevoir un rapport d’égalité tel que des personnes s’ajustent l’une à l’autre et sont dans un ordre
l’une à l’égard de l’autre. L’égalité est cantonnée aux formes juridiques
mais sans égalisation par la justice, l’ajustement à autrui se résume à
la rencontre d’intérêts sous l’œil vigilant de la loi, l’ordre social cède la
place à un espace concurrentiel. Voici ce qui est en jeu lorsque Thomas
affirme que l’emprunteur doit en justice (ex debito iustitiae) rendre ce
qu’il a reçu :
Celui qui reçoit un prêt d’argent — ou de quoi que ce soit de semblable
dont l’usage est sa consommation — n’est pas tenu à plus de récompense que
ce qu’il a reçu par le prêt81.
S’il veut donner plus à son bienfaiteur au nom de l’amitié, il est libre
de le faire mais il ne peut y être tenu (ce ne serait plus de l’amitié). En
revanche, s’il est obligé de donner plus à son bienfaiteur, alors il n’y a
ni amitié ni justice, faute d’égalité, et son « bienfaiteur » n’est pas un
bienfaiteur mais un usurier. La justice se tient à mi-chemin de l’amitié et de l’usure parce qu’un échange juste est à soi-même un bienfait.
Il renforce la confiance de l’homme dans son prochain. Au lieu de les
entraîner dans un rapport de domination, il montre à deux personnes
qu’une égalité instaurée les place l’une en face de l’autre pour les unir
dans un bien commun. Lorsque la justice égalise, elle introduit entre le
prêteur et l’emprunteur un accord de l’acte intérieur avec l’acte extérieur
où chacun se fait le bienfaiteur de l’autre dans la limite de ce qui les réunit. Ainsi se fortifie au quotidien l’amitié politique qui est le ciment des
sociétés humaines. Au contraire, chaque acte d’usure vient détériorer
cette amitié, et entretient une maladie de l’altérité qui défait les sociétés
en les réduisant à un espace de rencontres occasionnelles dépendant de
la convergence ponctuelle des intérêts individuels.
b) De l’usure, vous en aurez toujours
Que faire avec l’usure ? Comment doit-on y répondre ? Les attitudes
divergent. Les cyniques font valoir qu’elle a toujours existé et qu’il
81. Sum. theol., IIa-IIae, q. 78, a. 2, ad 2.
154
l,usure, injuste aujourd,hui comme hier
faudrait être fou pour se priver des richesses qu’elle a apportées. Les
utopistes ne voient pas d’autre solution que de l’éradiquer, et avec elle
l’argent ainsi que le système financier si c’est nécessaire. Un troisième
camp, le plus influant, rassemble tous ceux qui sont trop immergés
dans la technique financière pour s’intéresser à la question morale sousjacente. La situation n’apparaît donc pas favorable pour engager une
discussion politique sur l’usure. C’est d’autant plus regrettable qu’en ne
prenant pas la peine de se prémunir à l’avance contre l’injustice qu’elle
répand, les sociétés humaines se condamnent à réagir tardivement, dans
l’amertume d’un monde épuisé, d’un système financier en miettes, et
d’une amitié politique détériorée par l’égoïsme généralisé. En attendant
ce réveil douloureux, elles se contentent d’ajustements techniques. On
traite alors le problème au niveau de l’instrument financier, en pensant
qu’il suffirait de l’optimiser ou d’en améliorer l’usage par un surcroît de
normes et de procédures. Il faudrait maîtriser ou encadrer l’économie
de la dette, interdire les pratiques les plus excessives, compartimenter le
système financier pour réduire les risques, adopter des règles de bonne
gouvernance ou de gouvernance éthique, arrêter de privilégier l’utilisateur de capital82 . Les diagnostics techniques suscitent des solutions
techniques, et il ne fait pas de doute qu’elles soient opportunes dans
leur principe tant l’instrument financier est déterminant. Cependant,
tant que l’on s’en tient à réformer l’instrument ou à remédier aux déséquilibres, on ne traite pas l’injustice qui les alimente, tout au plus en
mitige-t-on pour un temps les conséquences.
Il est heureux que, dans ce contexte, la réflexion morale sur l’usure
se poursuive83. La persistance du prêt d’argent à intérêt à travers l’histoire, depuis les premiers témoignages mésopotamiens, n’a d’égale que
82. Cf. par exemple John Maynard Keynes, The General Theory of Employment, Interest
and Money, London, Macmillan, 1936. Ou, plus récemment, l’intéressant ouvrage de
Massimo Amato and Luca Fantacci, The End of Finance, Cambridge, Polity Press, 2012. La
note du Vatican Oeconomicae et pecuniariae quaestiones, précitée, s’en tient principalement
à cette perspective.
83. Voir C. Marie-Jeanne, « L’interdiction du prêt à intérêt… », qui présente l’actualité
des divers reproches (doctrine musulmane comprise) adressés à l’usure dans l’histoire. Pour
Robert Van de Weyer, Against Usury, Resolving the Economic, Ecological and Welfare
Crisis, London, SPCK, 2010, l’usure est une forme particulière d’injustice contractuelle
consistant à répartir inégalement le risque. Luke Bretherton, « “Love Your Enemies” :
Usury, Citizenship and the Friend-Enemy Distinction », Modern Theology 27 (2011), p. 366394, convoque Carl-Schmitt, Georgio Agamben, Alain Badiou et Jacob Taubes. L’usure poserait avant tout un problème de théologie politique, lié à la distinction entre prochain et
étranger ou entre ami et ennemi. Dans un sens plus radical, Philip Goodchild, Theology of
Money, « New Slant », Durham, Duke University Press, 2009.
155
revue thomiste
la régularité avec laquelle on en a questionné la légitimité ou les conséquences. Sans doute Aristote a-t-il fourni la meilleure explication de ce
double fait lorsqu’il définit la chrématistique : faire produire de l’argent
à l’argent est véritablement un art, mais c’est un art parodique de la fécondité, un art qui contient dans son propos même de quoi le contester,
spécialement lorsqu’il devient l’art par lequel on finance toutes les autres
productions et qui, de ce fait, devient de quelque manière le modèle de
tout art84 . Il y a là de quoi nourrir, sinon une défiance, du moins un
appel au discernement chez tout acteur de la finance : en exerçant cet
art, suis-je, pour reprendre les mots de Dante, en train de mépriser la
nature et de moquer la bonté de Dieu85 ? Tant qu’elle ne vire pas au scrupule, une telle inquiétude est saine, elle aide à maintenir la conscience
hors du sommeil, à garder cette distance de l’homme à l’égard de son
œuvre qui le sépare de l’enfant absorbé dans son jeu86 . Elle ne suffit pas,
cependant, car elle n’apporte les clés ni pour « penser la juste production
et la juste possession » ainsi que le juste échange de l’argent prêté87, ni
pour pratiquer le bien et éviter le mal.
C’est ici que la réflexion de saint Thomas d’Aquin nous semble
prendre le relais. Il est l’un des rares à avoir saisi que l’usure constitue
en elle-même une injustice, en ce qu’elle vend ce qui n’existe pas. Cette
clarification indique la manière d’y répondre. Commettre une injustice
est une faute morale, un péché. Cela signifie que la cause génératrice
de l’usure n’est pas dans des institutions ou dans des organisations,
pas dans des mécanismes ou des structures sociales, mais dans le cœur
humain. Tant qu’il y aura des hommes pécheurs vivant en société, il y
84. Cf. S. Thomas d’Aquin, Sent. Pol., Lib. I, cap. 8, précité note 37. Je remercie Fabrice
Hadjadj qui m’a rendu sensible à cette accession de la finance au statut d’art premier. Ezra
Pound, Le Travail et l’usure, Trois essais, « La merveilleuse collection, 9 », Lausanne, L’Âge
d’Homme, 1968, a de son côté insisté sur l’impact de l’usure sur la culture.
85. Dante, La Divine comédie, L’Enfer, chant XI, l. 48 : « E spregiando natura et sua
[Deitade] bontade. » La même opposition de la fécondité de la nature et du détournement de
la fécondité chez l’usurier se retrouve dans le premier sonnet de Shakespeare.
86. De même en va-t-il du commerce en vue de l’enrichissement. Cf. Aristote, Politique,
I, 9, 1257 b 20-24 ; S. Thomas d’Aquin, Sent. Pol., Lib. I, cap. 8 (éd. Léonine, p. A105) : « …
in pecuniatiua autem scilicet campsoria ipsa augmentatio pecunie est finis. Et ideo propter
propinquitatem campsorie [l’art de la chrématistique] ad yconomicam [la chrématistique
naturelle de l’économie domestique], uidetur quibusdam yconomis quod sit eorum officium
illud quod pertinet ad campsores, ut scilicet instent ad conseruandum et multiplicandum
denarios in infinitum » ; Sum. theol., IIa-IIae, q. 77, a. 4, c. Saint Thomas suggère ailleurs que
l’amour de l’argent pour l’argent a surtout pour origine le grégarisme des imbéciles (multitudo stultorum), qui jugent de ce qui est bon pour l’homme en faisant comme tout le monde
au lieu de demander le conseil des sages (cf. Sum. theol., Ia-IIae, q. 2, a. 1, arg. 1 et ad 1).
87. Cf. Fabrice Hadjadj, « Consommation de saint François », Limite 12 (octobre 2018).
156
l,usure, injuste aujourd,hui comme hier
aura de l’usure. Il n’est par conséquent pas d’autre choix que de la tolérer,
c’est-à-dire d’en juguler la prolifération et la contagion autant qu’une
politique peut le faire sans provoquer des maux plus graves que ceux
qu’elle combat.
Cet effort dépend d’abord de la loi civile car l’expérience montre
que l’homme peine à s’extraire tout seul de l’attrait des richesses pour
cultiver la justice. S’exercer à la vertu demande un environnement porteur, sans lequel le plus grand nombre est abandonné à la faiblesse de
sa volonté88 . Il est clair que pour remplir cet office la loi civile doit tenir
compte de la multitude qu’elle régit, et notamment du fait que « ceux qui
se perfectionnent en vertu ne forment pas la majorité des hommes89 ».
Pour cette raison, elle doit limiter ses prohibitions aux vices les plus
graves affectant le bien commun et menaçant, à terme, la survie de la
société. Dans le même temps, elle doit aussi encourager les vertus en
ce qu’elles se rapportent au bien commun, ce qui suppose notamment
qu’elle éclaire la raison sur le bien90. Ces considérations générales gouvernent la position de saint Thomas concernant les prescriptions juridiques sur l’usure : la tentation de l’usure sera toujours présente, elle
n’a aucune raison de disparaître compte tenu de la condition humaine ;
cependant les dommages que peut causer sa prolifération affectent non
seulement le bien commun des sociétés adonnées à la dette mais aussi
le bien commun de l’univers par la pression productiviste qu’elle exerce
sur la nature ; enfin, il est bon que les hommes découvrent le bienfait
d’un échange juste.
Ces principes généraux doivent toutefois être complétés en raison
des nombreuses utilités de l’usure, dont on a vu qu’elles s’étaient renouvelées avec la mutation de l’usure en instrument financier, la vente
du risque. Dans l’état actuel de nos sociétés, l’interdiction de la vente
du risque impliquerait l’arrêt de la circulation du capital, l’incapacité
à allouer les actifs de manière raisonnable et l’impossibilité pour une
88. Cf. Sum. theol., Ia-IIae, q. 95, a. 1.
89. Ibid., q. 96, a. 2, c. : « [Multitudo] hominum, in qua maior pars est hominum non
perfectorum virtute » ; IIa-IIae, q. 78, a. 1, ad 3 : « …propter conditiones hominum imperfectorum ». Ce constat réaliste est, pour Thomas, lié à une donnée fondamentale de la doctrine
du mal qu’on pourrait appeler l’expérience de la singularité humaine en matière de péché : il
n’y a pas de principe premier du mal car le mal n’a d’autre cause qu’accidentelle ; ceci se vérifie
dans le mal de nature qui affecte les autres créatures à la manière d’une erreur (par exemple
le taux d’erreur de réplication du code génétique dans une bactérie est de l’ordre d’une sur
dix millions) ; chez l’homme en revanche, le mal du péché est tout à fait commun (cf. ibid.,
Ia, q. 49, a. 3, ad 5).
90. Cf. ibid., Ia-IIae, q. 96, a. 3.
157
revue thomiste
grande part des emprunteurs d’accéder au crédit dont ils ont besoin.
Le coup d’arrêt à la vente du risque ferait donc certainement réapparaître des pratiques usuraires beaucoup plus brutales et sauvages. « C’est
pourquoi la loi humaine tolère le prêt à intérêt, non point qu’elle l’estime
conforme à la justice, mais pour ne pas nuire au plus grand nombre91. »
Cette conclusion en forme de constat, valable au xiiie siècle, mériterait
d’être reformulée aujourd’hui sur le mode du projet. Nous en avons suggéré quelques orientations précédemment, notamment la différence de
traitement entre le prêt d’argent à intérêt et l’investissement entrepreneurial, l’un à tolérer et l’autre à encourager ; l’introduction de degrés
de tolérance, selon la toxicité de l’usure pour l’économie ou ses conséquences sur les personnes (on pense ici au scandale du prêt rémunéré à
consommation)92 ; la réintégration des prêteurs professionnels dans la
chaîne de production des richesses réelles en les obligeant à faire payer
le prix de leur service au lieu de vivre (ou de ne plus arriver à vivre) de
la vente du risque.
Il ne nous revient pas de dépasser le cadre des suggestions. L’essentiel
est qu’elles illustrent le fait qu’un régime de tolérance n’est pas un simple
cadre réglementaire. Sa finalité est de mettre des freins à l’injustice en
incitant à des pratiques justes. Une loi civile conçue dans cet esprit est
d’abord utile pour les résultats qu’elle produit. Elle est de surcroît nécessaire parce qu’elle contribue à former le jugement moral des citoyens.
En effet, une loi humaine n’éclaire la conscience et n’unifie la société
autour du bien commun que dans la mesure où elle dit le juste93. Et
désigner l’injustice, même si c’est pour la tolérer, est une manière de dire
le juste. À l’inverse, une loi qui manque cette finalité n’est pas une loi de
tolérance, c’est une loi qui travaille à la destruction du bien commun, et
donc de la société. Par exemple, dans de nombreux pays, les dispositions
contre l’usure se limitent aujourd’hui à fixer des plafonds aux taux d’intérêt. Le jugement moral est ainsi habitué à appréhender l’usure comme
un prix excessif : l’injustice ne serait pas dans l’existence d’un prix, elle
serait dans l’exploitation d’un rapport de force au détriment de la partie
la plus faible. En induisant ce raisonnement, l’usure se voit rattachée à
la catégorie générique des déséquilibres contractuels, où elle côtoie la
lésion dans les ventes de biens et les clauses léonines dans les contrats.
91. Sum. theol., IIa-IIae, q. 78, a. 1, ad 3 ; Q. De malo, q. 13, a. 4, ad 6.
92. Cf. F. de Lacoste Lareymondie, « Le nœud moral de la crise. Une pratique dévoyée
du crédit »…
93. Cf. Sum. theol., Ia-IIae, q. 96, a. 4.
158
l,usure, injuste aujourd,hui comme hier
De ce fait, la notion d’usure est mise au service d’une conception volontariste du droit des contrats : dans un échange, l’égalité se ramène
à la liberté de contracter et l’inégalité à l’abus de pouvoir. Lorsqu’elle
est consacrée par la loi, cette conception influence le jugement moral
en lui cachant toutes les autres formes d’injustice. Plus encore, la raison pratique s’installe dans l’idée que, puisque l’existence d’un prix est
tenue pour juste, l’absence de prix serait la marque de la gratuité et du
don. Dans cette perspective, on a vu refleurir ces derniers temps des
éthiques du don aspirant à des types alternatifs d’échange qui véhiculent pourtant la même indifférence au juste. Car un prêt d’argent sans
prix d’usage n’est pas un prêt gratuit, c’est un prêt juste. Cette confusion
de la libéralité avec la justice est symptomatique de sociétés en train
de se déconstruire politiquement parce qu’elles ne savent plus mesurer les relations humaines selon une conception réaliste du juste. Au
contraire, en ramenant l’usure sous un régime de tolérance on rappellerait l’exigence de conformer les échanges à l’ordre du monde tel qu’il
existe. Nous vivons dans un monde où l’usage du vin consomme le vin,
l’usage de l’essence consomme l’essence, l’usage de l’argent consomme
l’argent, et où il est donc injuste de faire payer cet usage en surcroît de la
restitution des biens consommés.
L’usure est injuste de soi, aujourd’hui comme hier. À force de ne pas
le voir, les sociétés courent vers une apothéose financière qui les laissera
en ruine sur une terre épuisée. La solution n’est pas hors de portée car
elle n’est pas à chercher dans l’utopie mais dans le réalisme, celui de
la justice. Dieu dirige le monde selon sa justice, de telle sorte que, se
faisant la providence de tous, il nous donne de devenir à notre tour la
providence des autres. Sa justice a à devenir notre justice. Avoir plus
que nous ne pouvons consommer devrait donc nous conduire à prêter
sans attendre plus que la restitution. L’usure remplace cette économie
providentielle tournée vers autrui par une économie du profit tournée
vers soi. Le bien commun cède la place au bien propre. Ainsi, plus elle
génère de richesses, plus elle montre ses succès, plus l’usure défait la vie
sociale. Voilà pourquoi il est si difficile de s’en passer, voici pourquoi il
est si urgent de s’en dispenser.
fr. Emmanuel Perrier, o.p.
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revue thomiste
Résumé. — Peu étudiée pour elle-même, souvent confondue avec d’autres propositions qui sont ses contemporaines, la doctrine de saint Thomas d’Aquin
sur l’usure mérite pourtant d’être comprise. Comprise d’abord dans ce qu’elle
affirme vraiment (l’usure est injuste de soi car elle vend ce qui n’existe pas)
et comprise par rapport à ce qu’elle n’affirme pas. Comprise ensuite dans son
actualité, car elle rend compte de l’épuisement du monde, du risque d’implosion du système financier et, pour partie, de l’érosion de l’amitié politique. Tout
cela parce que l’usure fait de la consommation d’argent une activité rentable.
Abstract. —
Le fr. Emmanuel Perrier, o.p., de la province de Toulouse, est docteur en théologie et professeur au studium dominicain de Toulouse ainsi qu’à l’ISTA. Dernier
ouvrage paru : L’Attrait divin, La doctrine de l’opération et le gouvernement
des créatures chez Thomas d’Aquin, Paris, Parole et Silence, 2019.
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