Xavier Briké
Anthropologue, chercheur au
laboratoire d’anthropologie
prospective de l’Université
catholique de Louvain
(LAAP-UCL)
VOYAGEURS DE L'EXIL :
VICTIMES OU HÉROS ?
Dans le foisonnement d’images et de discours
sur l’arrivée de nombreux•ses réfugié•e•s
d’Afrique et du Proche-Orient, l’angle de la
victimisation domine, quand ce n’est pas le
rejet. Face aux multiples obstacles à leur
arrivée en Europe et à l’obtention d’un titre de
séjour, ces exilé•e•s possèdent pourtant des
ressources et ressorts exceptionnels.
Ce sont des hommes et des femmes animé•e•s
d’un puissant désir de vivre qui,
par leur fuite, posent un acte de résistance
individuelle et collective.
Depuis 2015, les migrations humaines vers
l’Europe ont absolument bouleversé les esprits
des Occidentaux. Source de débats, d’émotions
et sur fond d’hypermédiatisation, les personnes arrivées de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak,
de Somalie, d’Érythrée, de Guinée et d’autres
contrées ont attiré l’attention des Européens
et suscité des positionnements aussi variés
qu’antagoniques. Le tsunami de migrants tant
décrié n’a pas eu lieu. Les scènes d’exode, liées
principalement à l’engorgement des arrivées
aux endroits de N passage O, ont produit de
l’imaginaire sur base d’informations partielles et
parfois inexactes, souvent peu contextualisées
en l’absence de grilles de lecture nécessaires
pour appréhender dans toute leur complexité les
phénomènes migratoires contemporains.
Indépendamment de leur âge, de leur genre
et de leur appartenance socioculturelle, des millions de personnes ont fui leur région, puis leur
pays, pour se retrouver sur les chemins de l’exil
avec pour dessein une inestimable espérance : la
survie. D’autres sont parties N chercher la vie O,
pour reprendre leurs mots, avec la ferme intention de laisser derrière elles leurs désillusions
face à une conjoncture qui n’offre aucun avenir
professionnel, aucune perspective d’ascension
sociale et pis encore, l’impossibilité de répondre
aux besoins les plus élémentaires de leur famille.
Ils sont acteurs de leurs décisions
Aujourd’hui de nombreuses croyances naïves
mais largement diffusées considèrent encore
la personne en déplacement sous l’angle de la
victimisation. Cette perception déclinée sous
différentes variantes occulte les capabilités dont
disposent les personnes migrantes à prendre des
décisions mesurées telles que leur propre départ,
à s’adapter aux nombreux freins à la mobilité,
à s’organiser en collectifs ou à développer des
aptitudes individuelles d’évitement et d’accommodement aux constellations de dispositifs mis
en place sous forme de frontières symboliques
et réelles. Il est une évidence que de nombreux
conflits militaires aux séquelles désastreuses
affectent, sous forme de traumatismes psychiques, un nombre croissant de personnes en
quête de refuge et de paix. Mais d’autres formes
de violences et d’obstacles, moins communément connues au sein de l’opinion publique,
résident dans les mécanismes consistant à
empêcher des personnes d'atteindre l'espace
Schengen, d'y demander une protection dans un
pays de leur choix ou encore d'obtenir dans un
délai raisonnable un droit de séjour permettant
d’entrevoir des possibles plus sûrs.
Surpasser ces nombreux obstacles nécessite la possession de ressorts exceptionnels
et l’acquisition de ressources cumulées à une
détermination longue. En d’autres termes, les
moins dotés en capitaux sociaux, économiques
et psychiques disposent de peu d’espoir d’être
entendus, considérés pour ce qu’ils ont vécu. Un
paradoxe pour les défenseurs des conventions
de Genève que cette réalité : les plus vulnérables, les plus écorchés par les conflits et les
plus nécessiteux sont en réalité les plus écartés
des procédures, les moins à même de franchir les barrières fortifiées des droits humains
élémentaires.
Surnuméraires, indésirables et invisibles,
ils peinent à franchir les premières frontières,
et quand bien même ils y arrivent, ils en paient
le prix fort, trompés par leurs compagnons de
voyage, vendus comme N bêtes de somme O en
Lybie, laissés pour compte en mer Égée, promus
en vain à une relocalisation, enfermés dehors
dans un campement informel, détenus dans un
des multiples lieux de détention que compte
l’Europe ou encore trahis par leur mémoire
post-traumatique durant leur audition.
Dans un monde où les chemins de vie
demeurent profondément formatés – cloisonnés en fonction du milieu social ou du lieu de
naissance, du sexe ou de l’état de gouvernance
dans le pays où la personne est établie –, la
migration devrait d’autant plus être comprise
comme un geste puissant, un cri engagé face à la
coercition, une initiative assurément politique :
EXIL ET ASILE 51
l’antithèse de la posture de victime. Refuser une
condition imposée, déjouer la fatalité en actionnant l’ascenseur social ou en fuyant les N sales O
guerres des puissants : quoi de plus occidental
que d’espérer ce rêve et de le comprendre ? À ce
sujet, le 19 octobre 2017, Sadri Khiari1, membre
fondateur du Conseil national des Libertés en
Tunisie (CNLT), écrivait sur la plateforme collective indépendante Nawaat : N Ces jeunes, prêts à
traverser la Méditerranée sur de vieux Zodiacs de
croisière complètement pourris seraient finalement des êtres passifs, victimes du pouvoir,
victimes des “passeurs”, victimes de leur propre
désespoir. J’affirme pour ma part qu’ils sont aussi
des résistants. Leur fuite hors du pays est un
acte de résistance. Oui, elle est aussi cela. Une
fuite individuelle, un acte de résistance collective
qui mobilise souvent aussi leurs proches, leurs
les attentes interminables aux carrefours des
possibles à Izmir (Turquie), Tiburtina ou Vintimille (Italie), Ceuta et Melilla (Espagne), Oujda
(Maroc), Paris ou encore Calais.
Dans les lieux d’enfermement (hotspots,
centres de rétention) à Lampedusa, à Malte ou sur
l’ile de Lesbos, les voyageurs de l’exil espèrent
leur relaxe et font entendre leur condition imméritée, dégradante et indéterminée dans l’appréhension d’être rapatriés en enfer. Ils brandissent
leurs suppliques dans les lieux de détention, aux
espaces-frontière ou sur leurs abris de fortune
dans les campements situés sur les continents
africain et européen : N No Border for Immigrants O, N Stop à la violence O, N Des visas pour
les réfugiés O, N We need to pass !! O, N We are in
danger O, etc. Au retour du camp, dans une carte
blanche du 20 février 2018, le sociologue Andrea
Dans un monde où les chemins de vie demeurent
profondément formatés – cloisonnés en fonction du
milieu social ou du lieu de naissance, du sexe ou de
l’état de gouvernance dans le pays où la personne
est établie – la migration devrait d’autant plus être
comprise comme un geste puissant, un cri engagé
face à la coercition, une initiative assurément
politique : l’antithèse de la posture de victime.
réseaux de connaissance et des gens pour qui la
solidarité n’est pas un vain mot. […] Fuir n’est pas
considéré comme une action vers l’avant mais
seulement vers l’arrière. C’est ce qu’on pense
d’ordinaire. Et l’on a tort : lorsqu’un prisonnier
enfermé par injustice creuse un tunnel pour
s’évader, la solidarité consiste à lui fournir une
pelle et une pioche. O
Ils se mobilisent face aux obstacles
De plus en plus souvent, les personnes en déplacement se mobilisent et résistent pour faire valoir
leur droit d’exister. Elles donnent à entendre, à
qui le peut ou le veut, N le pouvoir des sanspouvoir O2, exprimant leur condition sans les
filtres d’intermédiaires porte-paroles. Elles
expriment leur impuissance les lèvres cousues
dans la Jungle de Calais ; le torse marqué
du vœu N seulement la liberté O à la frontière
gréco-macédonienne ; brandissent des drapeaux
espagnols en signe de paix sur les barbelés de
l’enclave de Ceuta. Toujours plus nombreuses,
elles bravent les périls des déserts sans fin : les
tortures d’Agadez à Tripoli, les courants et les
vagues cruelles dans le golfe de Syrte (Lybie),
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Le Journal de Culture & Démocratie / HORS-SÉRIE 2018
Rea témoignait : N Ici le minimum de la dignité
humaine n’est pas respecté. Les grillages sont
partout et surplombés de fils barbelés tranchants. O La violence du sort qui est donné à ces
personnes reflète la traduction incarnée des politiques décidées par Bruxelles. En multipliant des
violences sur les minorités, les options politiques
illustrent ce qu’Arjun Appadurai nommait N la peur
des petits nombres O3 caractérisant une menace
sur le politique, même à un niveau continental.N Plus le nombre est petit et la minorité faible,
plus profonde est la fureur que suscite sa capacité à donner à la majorité le sentiment de n'être
qu'une majorité, et non pas un ethnos central et
incontesté. Cette peur des petits nombre conduit
à craindre la minorité d'aujourd'hui comme
possible majorité de demain, exacerbant ainsi
l'accroissement de l'incertitude sociale et les
frictions de l'incomplétude. O4
Dans les villes de l’Europe, depuis le début des
années 1990, des personnes sans papiers réclament, la plupart du temps au travers d’une mixité
organisationnelle5 – collectifs, soutenus par des
associations, des étudiants et des syndicats –,
une régularisation ou la reconnaissance de leur
travail. Elles s’organisent en réseaux informels
pour pallier les carences de l’État6 et trouvent en
leurs nouvelles ressources des formes de lutte
pour des droits. Les formes de mobilisation les
plus connues sont probablement les occupations de logements inoccupés ou d’églises, les
grèves de la faim et d’autres actions symboliques
telles que les manifestations. En Belgique, de
nombreux collectifs et associations ont vu le
jour depuis plusieurs années. Ils ont été initiés
par ou avec des personnes dépourvues de titre
de séjour, comme par exemple le SP Belgique,
La Voix des Sans Papiers, le Collectif des Sans
Papiers en lutte, SOS Migrants, Getting the
Voice Out, la Coordination des sans-papiers de
Belgique…
Certaines d’entre elles sont constituées en
plateformes de soutien aux sans-papiers ou en
coordination comme celle contre les rafles, les
expulsions et pour la régularisation (CRER). Au
Royaume-Uni, les membres du collectif Freed
Voices témoignent, après coup, de leurs conditions de détention. Tous attestent des réalités
concrètes de la détention des migrants dans ce
pays : N Ils mobilisent les parlementaires et les
décideurs, mobilisent le soutien et font du travail
dans les médias. Ils parlent en tant qu’experts
– ils ne se contentent pas de réfléchir sur leur
détention, ils exigent un changement à la lumière
de leurs expériences. O7 Le site internet Detained
Voices répertorie des récits de personnes enfermées dans les centres de détention au RoyaumeUni, mais aussi les témoignages de leur famille
sur base de conversations et d’enregistrements
téléphoniques gérés par des militants, dont d’anciens détenus.
d’enfermement et l’obstination sécuritaire des
responsables politiques ou des forces populistes
promouvant le repli aux frontières de l’inconnu.
Aux frontières de l’espace Schengen (de Vintimille à Paris, de Bruxelles à Calais), des militants
prennent soin des voyageurs exilés. Ils se relaient
aux quatre coins de l’Europe pour garantir une
présence active auprès des migrants. Ils transforment les logements abandonnés en squats
pour les femmes et enfants sans toit. Ils distribuent aux migrants des tentes et des bâches de
survie, du bois de chauffage, de la nourriture et
de l’eau potable. Ils défendent physiquement les
migrants des attaques répétées par des factions
d’individus, propagandistes d’extrême droite,
nationalistes en plein, fermement opposés à leur
présence.
Aujourd’hui, de plus en plus de familles et d’individus isolés participent pleinement à l’effervescence d’une résistance citoyenne contemporaine
inédite. Au travers de plateformes 2.0. telles
qu’Utopia 56, Plateforme citoyenne de soutien
aux réfugiés, Association Réfugiés Bienvenue,
Aide aux réfugiés, etc., ils et elles s’ouvrent à
des réponses inventives en partageant la ferme
conviction de ne pas céder aux intimidations
politiques, juridiques ou policières qui tentent de
paralyser les solidarités en les criminalisant.
Enfin, les personnes en migration livrent
leurs espoirs comme leurs désenchantements ;
des fraternités et des intelligences naissent de
rencontres jusqu’alors impensées. Les métissages fondent le contenant de ce qui devient une
évidence dans les relations : l’appartenance à une
commune humanité.
Leurs libertés sont des flambeaux à porter
Aux quatre coins de l’Europe s’organisent des
résistances aux politiques migratoires. Des
formes nouvelles de solidarités tentent de combattre les N zones d’ignorance O8 et de non-droit
humain. Des dizaines de milliers de personnes,
dans de nombreuses agglomérations, s’informent
et s’insurgent. Elles brandissent des banderoles qui en appellent à l'accueil des réfugiés
et demandent des politiques d’hospitalité pour
les migrants. Dans leurs rangs se mobiliseront de plus en plus d’hommes, de femmes et
de familles, d’horizons sociaux de plus en plus
variés. Ils tissent aujourd’hui à l’international, au
travers de réseaux virtuels et d’actions concrètes
au quotidien, des réponses qui donnent à voir
les inconsistances flagrantes des politiques en
matière de migration.
Des responsables politiques à l’échelle locale
s’indignent des options politiques prises au
niveau macro et s’engagent à rendre hospitalière
leur commune ou leur mairie. Des universitaires
et recteurs s’unissent et dénoncent les pratiques
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
Sadri Khiari, N Émigration clandestine, une forme de résistance O,
Nawaat, le 19 octobre 2017. https://nawaat.org/portail/2017/10/19/
emigration-clandestine-une-forme-de-resistance/
Hannah Arendt, Vies Politiques, Gallimard, 1986.
Arjun Appadurai, Fear of Small Numbers : an Essay on the Geography
of Anger, Duke University Press, 2006.
Amandine Scherrer, N Appadurai et Bauman, deux regards sur
la modernité, sa globalisation et ses violences O, in Cultures et
Conflits, 26/06/2008.
Thierry Blin, N L’invention des sans-papiers : Récit d’une dramaturgie
politique O, in Cahiers internationaux de sociologie, 2008.
Véronique Bontemps, Chowra Makaremi, Sarah Mazouz,
N Introduction O, in Entre accueil et rejet : Ce que les villes font aux
migrants, 2018.
Eiri Ohtani, Jerome Phelps, Without detention. Opportunities for
alternatives, Detention Action, 2016.
Marc Maesschalck, N Un sujet pour l’éthique ? Le pouvoir sur la
vie nue d’Agamben à Lévinas O, in Revue d’éthique et de théologie
morale, 2012.
EXIL ET ASILE 53