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Sortir de la violence: La Commission de vérité et de réconciliation du Canada sur les pensionnats indiens Brieg Capitaine* Résumé La mobilisation pour les femmes autochtones disparues ou assassinées ainsi que la Commission de vérité et réconciliation (CVR) du Canada sur les pensionnats indiens nous rappellent que la violence au Canada n’appartient pas au passé. Le travail individuel et collectif des victimes pour exprimer cette violence et le déploiement de cette parole dans l’espace public fait partie du processus de sortie de la violence que cet article se propose d’analyser. Empruntant une approche symbolique du pouvoir, cette recherche analyse la manière dont les dispositifs institutionnels de justice tels que la CVR abordent la sortie de la violence des points de vue individuel, communautaire et sociétal. Mots clés : trauma culturel, violence, Commission de vérité et réconciliation, pensionnats indiens, postcolonialisme Abstract he search for missing or murdered Aboriginal women as well as the enquiry of the Truth and Reconciliation Commission (TRC) into residential schools both serve as a reminder that violence in Canada does not belong to the past. he individual and collective eforts of victims to express that violence and the deployment of the word “violence” in the public sphere are both part of what this article will analyze: the process of making that violence visible. Using a symbolic approach to power, this article analyzes the ways in which institutional means of justice, such as the TRC, address the making visible of violence from individual, community and societal perspectives. Keywords: cultural trauma, violence, Truth and Reconciliation Commission, residential schools, Postcolonialism Au Canada, la violence n’appartient pas à l’histoire. La déshumanisation dont ont soufert les enfants autochtones dans les pensionnats, la volonté de détruire leur identité collective et l’exclusion sociale dont ils ont fait l’objet ont des efets sociaux multiples qui constituent aujourd’hui des enjeux démocratiques considérables pour le Canada. L’altération des solidarités intergénérationnelles et les conduites * Cette recherche a bénéicié d’une bourse postdoctorale du CRSH du Canada. Canadian Journal of Law and Society / Revue Canadienne Droit et Société, 2017, Page 1 of 21. doi:10.1017/cls.2017.22 Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 2 Brieg Capitaine autodestructrices, la surreprésentation des Autochtones en milieu carcéral ou placés dans les familles d’accueil sont des phénomènes bien connus des sciences sociales. Toutefois, l’autonomisation des disciplines et des champs consécutive à leur institutionnalisation a souvent pour effet de segmenter cette violence en une somme de problématiques spécifiques. Or, la mobilisation pour les filles et les femmes autochtones disparues ou assassinées ainsi que la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR) nous rappellent l’interdépendance dans le temps et l’espace de la violence à laquelle sont confrontés les peuples autochtones. Ce travail individuel et collectif des victimes pour dire cette violence et le déploiement de cette parole dans l’espace public interpellent les sciences sociales et leur capacité à penser les processus de sortie de la violence dans leur globalité. La sortie de la violence en tant que domaine de recherche relève traditionnellement du champ de la justice transitionnelle composé d’experts et d’ONG (Hayner 2002). Ces approches classiquement normatives privilégient le niveau, institutionnel et cherchent le plus souvent à mesurer avec un succès inégal l’efficacité des politiques éducatives, sociales ou économiques mises en place (Mendeloff 2004). Selon le sociologue Michel Wieviorka, sortir de la violence, « c’est tenter, ou non, réussir ou non, dans les efforts pour opérer les transformations qui permettent à une personne, un groupe, une société d’entrer dans une période historique où la violence, sans disparaître des mémoires, devient non plus ce qu’il convient d’affronter, mais ce dont les effets appellent un travail, des efforts, des modifications considérables » (Wieviorka 2015, 224). Dans une perspective sociologique, sortir de la violence implique d’agir à trois niveaux. Au niveau de l’individu, l’enjeu est de recouvrer la capacité de produire du sens, après avoir été déshumanisé et réduit à un objet. Ce processus que nous définissons comme subjectivation n’est pas une substance, un existentialisme hors du monde, mais plutôt ce que Touraine définit comme « ce travail sans fin, mais heureux de construction d’une vie, comme une œuvre d’art faite de matériaux disparates » (1992, 284). Au niveau de la communauté, il s’agit de reconstruire la culture entendue non pas comme une somme d’essences, mais comme des « webs of significants » (Geertz 1973) sur lesquels reposent les solidarités familiales et collectives. Enfin, au niveau de la société, sortir de la violence renvoie, dans le cas du Canada qui nous intéresse ici, à la transformation des institutions coloniales qui légitiment toujours les injustices entre la majorité canadienne et les peuples autochtones. Comment, concrètement, des dispositifs institutionnels tels que les commissions de vérité et réconciliation, qui enquêtent sur des crimes commis dans le passé agissent-ils ou non à ces trois niveaux? Notre analyse s’appuiera sur les travaux de la récente Commission de vérité et de réconciliation du Canada créée en 2008 pour enquêter sur la violence dont ont été victimes les enfants autochtones dans les pensionnats indiens. Si, par raison de commodité, cet article distingue ces trois niveaux analytiques, ceux-ci, comme le rappelle Michel Wieviorka (2015), s’entremêlent dans les discours des anciens pensionnaires et les procédés mis en place par la Commission. La CVR du Canada, à l’instar de nombreuses commissions de vérité mises en place depuis les années 1980 (Lefranc, Mathieu et Siméant 2008), est centrée sur les victimes et leurs témoignages (James 2012; Niezen 2013). Ces témoignages Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 Sortir de la violence 3 racontent la soufrance vécue par ces enfants arrachés à leurs parents et à leur communauté, la solitude, le traitement inhumain infligé par le personnel des pensionnats, les insultes, les sévices physiques, la malnutrition ou les abus sexuels subis par ces enfants plongés dans ce que l’un d’eux a qualiié de « trou d’enfer privé d’humanité ». Les anciens pensionnaires racontent aussi les conséquences de cette expérience, leur incapacité à aimer leurs enfants, leur dépendance à l’alcool, aux drogues, leur colère et comment ils sont parvenus ou non à surmonter ce traumatisme. Si l’inscription de ces événements singuliers dans une mémoire traumatique collectivement partagée pose un certain nombre de problèmes comme la pathologisation des victimes (Alfred 2009) ou l’uniformisation du récit historique et l’exclusion des narrations alternatives (Niezen et Gadoua 2014), cet article montre que ces discours victimaires ont aussi des efets constructifs. Au il des événements organisés par la Commission, les pensionnats indiens prennent la forme d’un « trauma culturel » défini comme « an invasive and overwhelming event that is believed to undermine or overwhelm one or several essential ingredients of a culture or the culture as a whole » (Smelser 2004, 38). Les observateurs de la CVR (Niezen 2013; Niezen et Gadoua 2014) n’ont pas manqué de mettre en évidence cette trame narrative du pensionnat. Cette mémoire traumatique n’est toutefois pas indépendante du processus de subjectivation. Chaque témoignage apparaît à la fois comme un acte singulier, comme l’expression d’un monde à soi et comme une partie de ce tout subjectif auquel chacun, de manière singulière, s’identiie. Si les témoignages peuvent ainsi être appréhendés comme un processus d’uniication des expériences singulières à l’intérieur d’un ensemble de représentations auxquelles chacun s’identiie, la capacité de la narration à transformer les institutions coloniales canadiennes ne va toutefois pas de soi. Les réactions qu’a pu susciter, dans les sphères médiatiques, intellectuelles et politiques, la qualification par la Commission des pensionnats comme génocide culturel en constituent un excellent exemple. 1. Approche théorique Les travaux sur les mécanismes de transition démocratique privilégient classiquement une approche de la justice en termes institutionnels et légaux (Ensalaco 1994; Lemarchand 1994). Ceux concernant la Commission de vérité et réconciliation sur les pensionnats indiens n’échappent pas à ce constat. Ils ont principalement porté sur les conditions sociopolitiques qui ont entouré sa mise en place (Stanton 2011; Kelly 2008), l’étendue de son mandat (Jung 2011; Nagy and Sehdev 2012), ses limites (Alfred 2009; James 2012; Kershaw and Harkey 2011; Flisfeder 2010) ou ses potentialités (Regan 2010; Stanton 2012). De manière générale, ces travaux présentent deux lacunes. D’une part, ils ne prennent pas pour point de départ les victimes et la violence dont elles ont fait l’objet, mais plutôt l’institution en tant que telle. D’autre part, ils abordent la CVR à partir d’une approche weberienne ou marxiste du pouvoir qui, selon Alexander (2011), minimise la dimension symbolique des rapports sociaux de pouvoir et les réduit à la position institutionnelle et structurelle des agents dans l’espace social. Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 4 Brieg Capitaine 1.1 La violence comme perte de sens Cet article adopte une perspective diférente en mettant au centre de la compréhension de ce dispositif de justice transitionnelle les Survivants1 et la violence qu’ils ont subie. L’approche de la violence que nous adoptons dans cet article se distingue des approches fonctionnalistes (Coser 1982) et instrumentales (Tilly 1978) de la violence selon lesquelles la violence renvoie respectivement à une conduite de crise et à un répertoire d’action. Cet article s’appuie plutôt sur les travaux de Michel Wieviorka (2005; 2008), qui appréhende la violence à partir de l’idée de sujet. La violence renvoie ainsi « ou bien à la capacité, réduite, interdite, introuvable, de se constituer en sujet, ou de fonctionner comme tel, ou bien à des mécanismes de désubjectivation – tous points qui […] avant tout, procèdent de dynamiques, de processus où s’entremêlent toutes sortes de logiques, les unes personnelles, les autres générales, sociales, historiques, politiques » (Wieviorka 2005, 288). L’intérêt d’une telle approche réside dans le fait non seulement qu’elle est centrée sur l’acteur, mais qu’elle ofre la possibilité d’analyser aussi les conduites violentes des points de vue de l’agresseur et de la victime. Cela permet de mieux comprendre les violences dont sont victimes les Autochtones (la désubjectivation), mais aussi la reproduction de cette violence par les victimes. La déinition de la violence comme privation de sens ou incapacité à produire le sens de sa propre expérience est propice également pour penser les processus de sortie de la violence. 1.2 La CVR comme action symbolique Si la violence est privation de la capacité à produire du sens, sortir de la violence ne peut pas relever strictement de l’action politique, mais passe par l’airmation des victimes comme sujets individuels et collectifs capables de produire leur vie propre. Or, les principales critiques de la Commission (Alfred 2009; James 2012) s’appuient sur le fait que, sans réel pouvoir politique et légal, celle-ci ne pourrait mettre en cause les structures coloniales qui, pour être détruites, exigent de nouveaux rapports politiques (reconnaissance de la souveraineté autochtone et restitution des terres). Si ces approches du pouvoir en termes de ressource et de capacité sont incontournables, le sociologue Jefrey Alexander note que celles-ci « leave out the independent shaping power of background symbols and forms, the figures and forms of script, the contengency of mise-en-scène and actor interpretation » (Alexander 2011, 88). Alexander, dans son ouvrage he Civil Sphere (2006), montre comment les injustices sociales envers les minorités ethniques ou les femmes sont légitimées dans les régimes démocratiques par les représentations, les « codes non civils » associés à ces groupes. Dans cette perspective, les dimensions communicatives et symboliques sont centrales dans la contestation du pouvoir par les victimes d’injustices (Eyerman 2001; Alexander 2006; Lamont et Bail 2005). La sociologue 1 Par exemple, Survivant est le terme utilisé par les acteurs pour se déinir. Nous employons ici une majuscule ain de rendre compte du caractère vernaculaire du terme, mais n’utilisons pas de guillemets, car leur emploi renvoie à une position surplombante du chercheur vis-à-vis des acteurs tout en entretenant l’illusion de neutralité. L’emploi de la majuscule marque plutôt la saine distance de ce dernier qui, de manière rélexive, prend part à la marche de la société sans toutefois se confondre avec les acteurs. Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 Sortir de la violence 5 Tanya Goodman adopte une perspective similaire pour l’analyse de la Commission de vérité sud-africaine. Déinissant les témoignages des acteurs devant la commission comme des « public acts of storytelling from a ritual and performative point of view » (Goodman 2009, 26), Goodman analyse les fondements culturels des processus de transition démocratique et le rôle des témoins et des acteurs intermédiaires (médias, personnalités politiques) dans la production d’une nouvelle culture nationale au coeur d’une société plus juste et solidaire. Penser les processus de sortie de la violence impose de faire un grand écart, de l’individu à la société, en passant par la communauté. Saisir l’ensemble des registres de la violence et des niveaux auxquels agissent les dispositifs de justice transitionnelle impose de mobiliser des approches théoriques qui peuvent paraître antinomiques à première vue. Le fait de croiser des approches sociologiques actionnalistes (Wieviorka 2005) et culturelles (Alexander 2011; 2012) permet de passer d’une perspective centrée sur la subjectivité de l’acteur – dont le témoignage est au centre de la construction de la vérité – aux efets de ces témoignages sur la production des solidarités et de la justice sociale. 2. Méthode Cette approche symbolique et critique est communément employée dans le champ des études autochtones (Million 2011; Corntassel, Chaw-win-is et T’lakwadzi 2009). Non seulement elle possède un intérêt heuristique, mais elle respecte la tradition de l’histoire orale et l’éthique de la recherche en faisant de l’individu non pas un simple objet de connaissance, mais un sujet agissant au centre de la production du savoir (Martin 2013). Cet article s’appuie principalement sur des observations directes effectuées lors de deux événements nationaux qui ont eu lieu à Montréal, au Québec, en avril 2013, et à Edmonton, en Alberta, en mars 2014. Ainsi, j’ai pu mesurer la diférence entre l’Ouest canadien, où le système des pensionnats a été mis en place dès la in du XIXe siècle, et le Québec, où les premiers pensionnats n’ont vu le jour que dans les années 1960. Par exemple, l’identiication à la catégorie de Survivant intergénérationnel est inégalement distribuée en fonction des événements auxquels j’ai pu assister. Aux événements d’Edmonton ou de Winnipeg, de nombreux jeunes et proches sont venus partager sur la grande scène la dimension intergénérationnelle du traumatisme des pensionnats. En revanche, ce sont surtout les anciens pensionnaires âgés de cinquante à soixante ans qui ont témoigné à l’événement national de Montréal. J’ai également assisté à l’événement de clôture qui a eu lieu à Ottawa en juin 2015. Pendant ces événements, j’ai écouté, observé et pris en note, dans un journal d’enquête, une centaine de témoignages de Survivants, mais aussi les réactions du public ou encore les commentaires faits par les commissaires et les témoins honoraires invités dans le cadre de ces événements. J’ai aussi assisté à plusieurs ateliers et activités organisés par la CVR (marches, cérémonies du feu sacré, projections de ilms…). Pour compléter ces données de terrain, j’ai visionné plusieurs heures de témoignages partagés par les Survivants devant la commission et mis en ligne sur diférents portails (Youtube, Livestream et Vimeo) jusqu’à récurrence des discours. J’ai écouté d’anciens pensionnaires autant de sexe féminin que masculin. Enin, l’analyse s’appuie sur les documents produits par la CVR, en particulier les rapports intermédiaires (2012a; 2012b) Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 6 Brieg Capitaine et finaux (2015a; 2015b). Ces rapports permettent de mieux comprendre comment les Commissaires se positionnent vis-à-vis des témoignages et comment ils les interprètent. L’analyse qui suit s’appuie principalement sur deux témoignages de femmes. J’ai choisi de présenter l’analyse de cette manière, car ces deux témoignages rassemblent l’ensemble des éléments qui apparaissent souvent de manière ponctuelle dans les autres témoignages. Aussi, cette façon de présenter une histoire de vie plutôt qu’un ensemble de discours possède une forte dimension éthique dans le contexte de recherche en milieu autochtone (Guay et Martin 2012). Cette méthodologie révèle comment la narration du trauma, dans le contexte de la Commission, s’inscrit dans un processus de subjectivation indissociable de l’identiication aux autres victimes et à leur histoire. 3. Reconstruire le sens 3.1 Témoignage et subjectivation Cette recherche montre que recouvrir le sens de son expérience constitue un des premiers efets constructifs de la Commission. Si l’individu est au centre de cette subjectivation, celle-ci n’est pas indépendante d’un ensemble de symboles auxquels se réfère l’individu et qu’il relie de manière singulière à son expérience personnelle. Les témoignages publics des Survivants devant la Commission reposent sur une césure entre un avant l’événement et un après. Le pensionnat représente une rupture avec la solidarité de la famille et de la communauté. Il renvoie au sentiment d’être seul, plongé dans « l’inconnu », le « noir »2. Si les quatre-vingt-quatorze recommandations de la CVR ne font aucunement mention de la terre comme le souligne à juste titre Betasamosake Simpson (2016), les témoignages relient implicitement la violence, la perte brutale de sens à l’arrachement au territoire et à la collectivité. Allan Cooper raconte ainsi : « Je me souviens de cette journée. On travaillait dans le bois. Je me souviens de cette journée. On avait tous du plaisir à travailler ensemble. On détruisait pas la nature. On en tirait notre nourriture. On revenait juste du bois et il y avait un bus de l’autre côté de la route. “Toi aussi, tu dois partir” me dit mon père avec une voix très triste. Il n’a rien dit de plus […] Il y avait un grand silence dans le camp. Ils pleuraient en silence »3. Lorsque les Survivants témoignent, ils décrivent une violence qui « désubjective » (Wieviorka 2005), c’est-à-dire qui détruit la capacité de l’individu à produire du sens et ce, doublement, à la fois en le traitant comme objet et en le privant des structures de sens collectives, de « ses matériaux disparates » dont parle Touraine (1992, 284) et qui constituent les nourritures du processus de subjectivation. Un homme a ainsi déclaré à Edmonton : « Quand je parlais cri, je me suis fait fouetter la tête et le dos »4. La désubjectivation personnelle apparaît simultanément séparée et inextricablement liée à la destruction de la culture et de la communauté. 2 3 4 Élisabeth, Sharing Circle, Montreal national event, 27/04/2013. Allan Cooper, Cercle de partage, Événement national de Montréal, 26/04/2013. Myrtle Calahan, Commissioners Sharing Panel, Edmonton national event, 27/03/2014. Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 Sortir de la violence 7 Mais les témoignages ne se limitent pas à cette dimension négative de l’expérience. Ils révèlent aussi l’activité des individus qui font leur histoire, d’une part en liant leur expérience singulière à d’autres traumatismes culturels (Holocauste, génocide rwandais), et d’autre part en opposant cette créativité collective à la lecture uniformisante de l’histoire. Nous retranscrivons ici le témoignage d’Ann Shouting Apoyakii5 devant la Commission tenue à Edmonton ain d’illustrer les liens entre témoignage et subjectivation : Quand j’avais sept ans, je savais que mon nom était Apoyakii (Many Bears). Quand je m’avançais, on me demandait mon nom. J’ai connu tous les abus sexuels, mentaux, physiques et spirituels. Et je ne savais pas que c’était… jusqu’à ce que mon mari et moi… on regardait la liste de Schindler. On les emmenait dans les chambres à gaz… et tout à coup, je pouvais plus respirer, j’ai dû sortir, je comprenais pas pourquoi j’étais comme ça. J’ai demandé à une amie : “Est-ce que c’est vraiment arrivé? Étions-nous enfermées dans cette petite cabine, avec cette toute petite fenêtre comme quand les Allemands enfermaient les Juifs dans les chambres à gaz?” – “Oui, elle m’a dit. On était enfermés là. Il faisait chaud et on ne pouvait pas respirer dans la vapeur et ensuite on frappait sur la petite fenêtre et on ouvrait la porte et les sœurs nous repoussaient.” Ann Shouting « ne savait pas ». Le refoulement des abus dont elle a été victime semble moins résulter d’une « stratégie collective ou individuelle pour se faire oublier, se porter ailleurs […] pour redémarrer et faire “comme si de rien n’était” » (Robin 2007, 395-396), que de la conséquence d’une violence qui détruit les structures culturelles de sens (Wieviorka 2008). Sortir de la violence renvoie dans le cas d’Ann Shouting à un processus d’articulation entre son expérience personnelle et l’Holocauste. La déshumanisation associée aux camps de la mort (Levi 1989) devient pour cette Survivante la référence traumatique à partir de laquelle elle représente son expérience singulière au pensionnat. La décolonisation, écrit Fanon (2002), « transforme des spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés […] La “chose” colonisée devient homme dans le processus même par lequel elle se libère » (Fanon 2002, 40). Ann Shouting Apoyakii poursuit : La première fois que j’ai témoigné, raconté, c’est comme si j’avais des morceaux de squelette et au fur et à mesure que je parlais, j’ouvrais les portes de la honte, de la colère, de l’estime de soi. J’ai commencé à pardonner. Je n’ai plus de rancœur, c’est eux qui ont le fardeau maintenant. Mes enfants soufrent de dépendance, je ne peux qu’essayer d’être un exemple. Aujourd’hui, j’aime ma famille, mes enfants, mes petits-enfants. À travers le témoignage, les individus non seulement renouent avec le sens, mais manifestent concrètement, en discours et en acte, leur présence passée et présente. Ils reconstruisent la dimension subjective de leur individualité. Jacques Derrida (2005, 31) écrit qu’il y a dans le témoignage une dimension sensible qui le distingue de la parole assermentée. « Que veut dire : “Je témoigne?” […] Je veux dire non pas “je prouve”, mais “je jure que j’ai vu, j’ai entendu, j’ai touché, j’ai senti, j’ai été présent”. Telle est la dimension irréductiblement sensible de la présence et de la 5 Ann Shouting Apoyakii, Commissioners Sharing Panel, Edmonton national event, 28/03/2014. Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 8 Brieg Capitaine présence passée, de ce que peut vouloir dire “être présent” et surtout “avoir été présent”, et de ce que cela veut dire dans le témoignage » (Derrida 2005, 31). Témoigner renvoie au processus sans in visant à se débarrasser des entraves érigées par l’histoire dans laquelle la subjectivité personnelle n’a pas sa place. Les témoignages des Survivants, contrairement aux récits historiques (Miller 1996; Milloy 1999; CVR 2015c), ne sont pas linéaires. Ils avancent à tâtons, reculent, anticipent, analysent ou hésitent. En prenant part aux activités de la CVR, les Survivants sortent de l’invisibilité, s’aichent dans l’espace public sous l’œil des caméras omniprésentes dans les moments les plus intimes. Ils sont ici, vivants, pleurants, ilmés ou photographiés par les médias ou les chercheurs. La trame narrative proposée par la Commission à chaque témoin avant sa déposition6 ne gomme pas ces imprécisions, ces errements de la parole, les bégaiements ou les silences. Ce lottement dans la parole qui se manifeste au il du discours relète le caractère dynamique de la reconstruction de soi à l’œuvre dans l’acte de témoignage. Le fait de mettre aimai au centre du dispositif le témoignage des victimes permet à celles-ci de dire leur mémoire singulière de l’événement qu’il igure l’Holocauste, le manque d’amour, l’abus sexuel par un parent ou encore l’humiliation. À travers son témoignage, chaque Survivant airme publiquement sa sensibilité et sa créativité contre la logique coloniale qui tend à l’enfermer dans une identité essentialisée, ixée dans le passé (Eigenbrod 2013; Emberley 2013). D’ailleurs, les Survivants ne se déinissent pas comme des victimes, mais comme des Survivants. « Je suis un Survivant » ou « je suis un Survivant intergénérationnel », traduit cette articulation entre l’individu singulier et une nouvelle communauté qui tend à dépasser les identités sociales, le genre, les générations ou les diférences culturelles. 3.2 Trauma culturel et identité collective Si le « je » est omniprésent, comme nous l’avons vu dans le discours d’Ann Shouting, l’emploi du « nous » rappelle d’une part la présence de l’auditoire et d’autre part le lien tissé entre expérience singulière et identiication au collectif. « On nous disait qu’on était des pouilleux. On nous a détruits »7. Ainsi, la victime n’est plus seulement l’individu en tant que tel, mais sa langue, son identité et la communauté tout entière. Les anciens pensionnaires dans de nombreux témoignages relient par exemple leur langue, leur identité à la violence. Ce que rappellent les Survivants, c’est que la violence non seulement désubjective individuellement, mais qu’elle vise aussi à anéantir un groupe. Elle détruit sa langue, sa culture et le réseau de signiications qui assurent la solidarité entre ses membres (Wieviorka 2005). Or, l’identité collective d’Autochtone sur laquelle reposent les politiques de reconnaissance relève en effet plus de l’assignation que de la création (Coulthard 2007). La sortie de la violence et la reconstruction des 6 7 Un atelier intitulé “Comment partager votre vérité” est organisé chaque jour lors des événements nationaux organisés par la Commission. Dans cet atelier, des intervenants du Comité des survivants fournissent des indications et des consignes aux Survivants qui veulent témoigner publiquement ou en privé. Un timeline leur est fourni pour qu’ils structurent leur témoignage. Le temps octroyé à chacun est de quinze minutes, mais est rarement respecté. Marie Moreau, Commissioners Sharing Panel, Montreal national event, 28/04/2013. Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 Sortir de la violence 9 solidarités familiales et communautaires impliquent plutôt une reconnexion des corps (Betasamosake Simpson 2015), une résurgence culturelle (Alfred 2005; 2009) ou des actions préiguratives enracinées dans le territoire et les systèmes de pouvoir traditionnel (Coulthard 2007). L’observation de la Commission montre que, si elle s’appuie sur des témoignages individuels, le fait d’ouvrir le microphone aux Survivants et à leurs proches, y compris à ceux qui ne sont pas reconnus dans la convention de règlement, participe à la construction d’une mémoire collective du trauma qui n’a pas une portée strictement individuelle, mais qui, au moyen de la multitude des témoignages individuels, relève, à travers la blessure de soi, d’une atteinte à la collectivité tout entière. Dian Million note que « each Canadian residential school survivor’s testimony is now a part of something bigger than its own witness » (Million 2014, 32). Nous proposons ici d’examiner, en mobilisant la théorie sociale du trauma (Alexander et al. 2004), ce processus d’extension, de production de solidarités et de sortie de la violence. Le trauma est construit socialement (Young 1995; Fassin et Rechtman 2007) et constitue en quelque sorte un opérateur analytique, une interface permettant de saisir les liens entre un événement passé, la construction de représentations collectives et les formes d’action présentes (Alexander 2012). Si cette dimension constructiviste du trauma fait consensus (Kirmayer, Lemelson et Barad 2007), son lien avec l’émancipation et la capacité d’action demeure l’objet de controverses (Nagy 2015). En effet, lorsque les victimes représentent leurs expériences en termes de trauma, elles courent le risque d’être pathologisées et la réponse institutionnelle, au lieu d’être politique et centrée sur les injustices, ne consiste qu’à déployer des moyens dans le secteur de la santé mentale. Cet efet pervers, comme le note Million (2013), est particulièrement présent dans le cas des Premières Nations. Si ce débat agite principalement le champ de la justice transitionnelle, il se focalise sur les réponses institutionnelles et moins sur le processus de narration du trauma utilisé par les principaux intéressés qui ne s’identiient pas à des victimes individuelles, mais à une communauté globale de Survivants. Pour Alexander (2012, 13), « les événements ne sont pas intrinsèquement traumatisants. Le trauma est une attribution médiée socialement. » La théorie du trauma culturel (Alexander et al. 2004; Alexander 2012; Eyerman 2001) considère ainsi que le trauma émerge à travers un processus social porté par des acteurs concrets qui consiste à représenter l’événement comme une atteinte à l’identité collective du groupe. Ce « nouveau récit étalon » (new master narrative) (Alexander 2012, 15) se difuse dans les diférentes sphères médiatiques, bureaucratiques, juridiques, scientifiques ou esthétiques avec plus ou moins de succès dépendamment de la position sociale des acteurs. La caractérisation de la douleur, l’identité des victimes et des responsables sont les principaux enjeux de la narration qui, si elle parvient à se diffuser et susciter l’adhésion des acteurs sociaux, porte la potentialité de formation d’une nouvelle identité collective et, plus largement, de redéfinition des rapports sociaux et des frontières entre les groupes. Cette approche non normative permet en outre de sortir de l’impasse opposant victimes et action puisque la victimisation ne peut s’opérer sans acteurs, sans représentation. Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 10 Brieg Capitaine Ce processus d’extension de l’expérience personnelle des anciens pensionnaires au niveau du trauma culturel se manifeste de manière exemplaire à travers les témoignages des jeunes ou des proches des Survivants qui n’ont pas directement vécu le pensionnat, mais qui s’identiient comme « Survivants intergénérationnels ». Nous retranscrivons ici une partie du témoignage de Kim Quinney devant les commissaires à Edmonton : Je suis une Survivante intergénérationnelle. Ma mère est à côté de moi. J’ai vécu tous les abus émotionnels, mentaux, physiques et sexuels. Je vais vous parler des étapes de mon esprit de victime à survivante. Je le fais pour moi et ma famille. Ces quatre journées avant la TRC, je n’ai pas pu manger. Je pensais aux réactions… En discutant avec une amie, elle m’a dit que c’est pour guérir [Applaudissement de la salle]. Je le fais pour les autres qui ne peuvent pas le faire. J’ai été victime de sévices sexuels de la part d’un membre de ma famille. Je ne comprenais pas. Je ne savais pas ce que cette personne avait vécu. Il était allé au pensionnat […] Je ne savais pas, je vivais donc avec de la colère, de la honte et de la douleur. La dimension thérapeutique associée au témoignage est un élément commun aux Survivants et aux Suvivantes intergénérationnels. Kim, comme Ann Shouting, ne « savait pas » ce qui lui était arrivé. C’est en accédant à l’histoire de son agresseur qu’elle donne un sens à sa propre expérience. Ce processus lui permet de passer d’une identité de victime privée de sens à celle de Survivante connaissante. Le fait que sa mère soit présente à ses côtés donne aussi forme à l’idée de ce que sont la guérison et la réconciliation du point de vue des Survivants c’est-à-dire la reconstruction des solidarités intergénérationnelles, la connexion des corps et des esprits et la construction d’un espace et d’un discours communs. Elle poursuit : J’ai rencontré un aîné et je suis allée dans un centre de guérison en 2003. Ma mère m’a dit : “Mais tu n’es pas allée au pensionnat. Pourquoi tu vas dans un centre de guérison des pensionnats?” […] Maintenant, je travaille avec les Survivants pour recueillir leurs histoires. Un jeune homme raconte un jour qu’il avait de la peine, mais il disait que c’était que pour les survivants. Je lui ai dit que moi, j’avais été touchée [abusée] sans y être allée. Que ces abus étaient présents dans ma famille et que cela avait des impacts sur moi. Marianne Hirsch (2008), à partir de ses travaux sur la mémoire de la Shoah, parle de « postmémoire » pour qualifier ce phénomène créateur et subjectif à partir duquel les jeunes générations construisent le sens de leur propre expérience à partir de l’événement traumatique perçu comme tel par leurs parents ou grands-parents. Cette reconstruction s’opère à travers l’identiication individuelle aux représentations collectives de l’événement dont l’un des efets est de déplacer la responsabilité de la violence comme l’explique Kim Quinney: Je ne suis pas ici pour blâmer, mais pour dire que je comprends que cette expérience ait façonné la façon d’être des parents. Je suis retournée voir mon grand-père qui était dans le coma à Edmonton. Je lui ai dit : “J’ai pardonné. Je te respecte.” Quand il est allé à son audience, il a touché 200 000 dollars ce qui veut dire qu’il a été touché beaucoup. Il a pleuré alors qu’il était dans le coma. J’ai dit à ma mère de garder les kleenex comme signe de Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 Sortir de la violence 11 réconciliation et je les ai ici. […] Si j’ai quelque chose à dire aux Survivants intergénérationnels c’est apprenez votre histoire. Quand? Comment? Qui? Pourquoi? Comment savoir où aller si vous ne savez pas d’où vous venez. Si, à travers le témoignage, l’individu représente son expérience singulière en mobilisant un ensemble de symboles difusés dans le cadre des événements de la Commission, cette identiication élève dans un même mouvement sa subjectivité. Elle lui permet de pardonner l’impardonnable et de sortir de son carcan de victime. En reconnaissant son agresseur comme victime et non plus comme bourreau, Kim partage avec elle une identité commune. La responsabilité, dès lors, se déplace. Elle n’est plus celle d’un individu, mais d’un projet colonial qui continue à produire ses efets. Cette translation de la qualiication d’agresseur à celle de victime des pensionnats est fréquente dans les témoignages des Survivants intergénérationnels. Elle participe non seulement au pardon, comme nous le voyons dans le cas de Kim et de son grand-père que l’on pense être l’agresseur, mais aussi à la reconstruction de liens familiaux souvent détruits ou distendus par la violence intrafamiliale. Cette « anthropologisation du passé » (Robin 2007) se caractérise donc par une luidité de la qualiication des responsables et des victimes, par une déinition lottante de la violence qui prend ses libertés avec les contextes sociaux et culturels propres aux diférentes générations. Toutefois, il n’y a pas de risques de nivellement des responsabilités comme l’avance Robin (2007), mais la production d’une identité collective orientée contre un nouvel adversaire politique communément partagé. Les observations faites au cours des deux événements montrent que les familles des Survivants, victimes de multiples abus, ont largement investi l’espace ofert par la Commission. Leur présence est centrale dans la mesure où elles traduisent au présent la violence passée. Par leurs témoignages, elles viennent étendre non seulement l’espace du trauma, mais aussi le temps en l’actualisant et en refusant le fait que les pensionnats et la violence soient réduits à l’histoire et à son contexte. À la fin de son témoignage, Kim Quinney déclare : « Il faut mettre fin à ce cycle. Les pensionnats n’existent plus, mais ces cycles intergénérationnels continuent. Les enfants voient l’alcoolisme, la toxicomanie, l’abandon ». Cette inscription de la violence quotidienne et des conduites d’auto-destruction dans un événement passé et son expression concrète pendant les événements publics matérialisent et légitiment aussi le concept de trauma historique (Bombay, Matheson et Anisma 2013). Contrairement au trauma qui relève d’une approche psychanalytique de l’expérience vécue par des individus, le trauma historique « calls attention to the complex, collective, cumulative, and intergenerational psychosocial impacts that resulted from the depredations of past colonial subjugation » (Gone 2013, 683). Les pensionnats ne constituent ici qu’une partie du trauma historique, lequel est associé plus largement au génocide, aux déplacements subis par les Autochtones et à la coniscation des terres. « On nous a détruits » résume le processus d’extension qui fait en sorte que les questions de la douleur, de la victime et des responsables du trauma transcendent la stricte expérience des pensionnats. Il est intéressant de noter que la formalisation du concept de trauma historique s’effectue au moment des poursuites mises en place par les anciens pensionnaires à l’encontre du gouvernement (Yellow Horse Brave Heart 1993) et que son usage s’est multiplié ces dernières années parrallèment aux travaux de la Commission Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 12 Brieg Capitaine (Kirmayer, Gone et Moses 2014). Si les acteurs ne mentionnent pas directement la restitution des terres dans leurs témoignages, l’auditoire ne peut s’empêcher d’opérer des liens de cause à efet. De plus, comme le mentionne Nagy (2013) et comme nous l’avons également observé, les discours plus politiques sur la restitution des terres sont certes moins nombreux que ceux sur la guérison, mais ils sont chaudement accueillis par la salle. Les Survivants reconnaissent explicitement cette dimension collective du récit. Ainsi un aîné innu chargé du soutien à la santé des participants me confiait à Montréal : « On vient des quatre coins du pays, on ne s’est jamais vus et on raconte tous la même histoire. C’est que c’est la vérité ». À Edmonton, un membre du comité des Survivants responsable d’un des ateliers « Comment partager votre vérité » a introduit la séance avec cette remarque visant à rassurer les participants : « Feel at ease to tell your story. Wherever we have travelled, people are diferent, but the stories are basically the same ». Si ce processus d’identiication a bien été mis en évidence par Niezen et Gadoua (2014), nous avons vu qu’il n’est rendu possible que parce qu’il s’articule avec une distance de l’acteur vis-à-vis de ce même discours qui rend le témoignage authentique pour l’auditoire. Ainsi, les Survivants ne respectent pas le temps qui leur est imparti ou la structure temporelle du récit qui leur est demandée. Marguerite Simpson, après le rappel du temps par les commissaires à Edmonton, acheva rapidement son témoignage et ajouta : « J’ai tellement à dire, mais là je n’ai que quinze minutes, je me sens bousculée alors je vais vous lire ce que j’ai écrit »8. Marguerite, sans interruptions, à part celles des applaudissements, racontera alors les épreuves et le racisme systémique auxquels elle fait face quotidiennement à Edmonton. Si l’imposition des normes est rejetée, l’identiication au trauma culturel et la subjectivisation ne sont pas contradictoires, mais cohabitent dans le témoignage. C’est ce même mouvement d’ancrage et de distanciation qui semble d’ailleurs être au cœur de la performativité des témoignages. 3.3 Génocide culturel et décolonisation L’observation et l’analyse des témoignages révèlent comment les témoins et l’auditoire interagissent, passant incessamment du « je » au « nous » et inversement. Ils recouvrent leur subjectivité en créant un ensemble de signiications communes et en s’y identiiant. La transgression des frontières temporelles entre les générations, et spatiales entre les identités, autorise du même coup un déplacement des responsabilités du trauma qui n’est plus directement lié à tel ou tel acte déviant commis par des employés, mais à un système colonial et son idéologie impérialiste. La Commission et en particulier les commissaires en tant qu’acteurs intermédiaires, car situés entre les Survivants et l’auditoire, participent activement à cette montée en généralité non seulement dans leurs rapports9, mais aussi concrètement par les ateliers qu’ils organisent lors des événements ou les réactions qu’ils expriment à la suite des témoignages. Les commissions de vérité possèdent, 8 9 Marguerite Simpson, 73 ans, Commissioners Sharing Panel, Edmonton National Event, 28/03/2014. Il est intéressant de noter par exemple que le premier volume du rapport inal consacré à l’histoire des pensionnats débute non pas avec l’instauration de la politique des pensionnats, mais par une genèse de l’idéologie impérialiste en Europe (CVR 2015c). Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 Sortir de la violence 13 que ce soit en Afrique du Sud (Goodman 2009) ou au Canada (Niezen 2013), une forte dimension performative. Elles donnent chair et sang aux discours en les retransmettant publiquement, en les codant, en les pondérant et en qualiiant les éléments constitutifs du récit des Survivants. La Commission et ses acteurs intermédiaires multiplient par exemple les analogies avec l’Holocauste sans toutefois y faire explicitement référence, contrairement à certains témoins comme Ann Shouting dont nous avons retranscrit le discours plus haut. L’histoire élaborée par la CVR dans son rapport intérimaire (CVR 2012a) illustre parfaitement ces analogies. Recourant aux vocables « les gens », « les parents », « les enfants », l’histoire est dépouillée de toute connotation ethnique. Elle raconte de manière chronologique le voyage en autobus, le tri selon le sexe et l’âge, les efets personnels enlevés, dérobés, mis aux ordures, les cheveux coupés, épouillés, l’attribution d’un numéro, les uniformes, la marche en ile indienne, le traitement inhumain et le travail forcé. La mise en scène à travers les vidéos où l’on voit en gros plan le visage des témoins pleurer, se moucher, s’efondrer participe aussi de ce processus d’universalisation du trauma. À ces analogies s’ajoutent à chaque événement national des rencontres sous la forme d’ateliers organisés pendant les événements nationaux. À Vancouver, l’un d’eux intitulé Be the Change: Young People Healing the Past and Bulding the Future rassemblait quatre jeunes « who are facing the intergenerational impacts of human rights violations such as residential schools, Holocaust, Japanese internment and Chinese head tax » (CVR 2013). Les témoins honoraires qui prononcent des discours pendant les évènements nationaux jouent aussi un rôle dans ce processus d’extension. L’un des témoins honoraires de la Commission, Survivant tutsi du génocide rwandais, it un discours lors des événements nationaux de Montréal et d’Edmonton. Après avoir raconté ses souvenirs du génocide, alors qu’il n’était qu’un enfant, Eloge Butera replaça son expérience personnelle en tant que produit de la colonisation qui a « détruit l’unité de notre pays » en distinguant Hutu et Tutsi sur de simples observations physiques. À la in de son discours, il déclara : « Je veux vous dire que vous n’êtes pas seul et que nous nous assurerons que votre parole soit prise au sérieux pour changer nous-mêmes et changer ce pays ». Lors de la période d’échanges suivant son discours, plusieurs Survivants prirent la parole pour déclarer : « Vous partagez la même histoire que nous » ou « Je comprends très bien votre histoire ». Ain de réaliser son mandat, qui consiste à faire du Canada une société plus inclusive et respectueuse, la Commission s’appuie sur la dimension universelle de la violation des droits humains – d’autant plus grave que la violence touche des enfants – dans le but de susciter une identiication de la société canadienne tout entière. Cette performance ne va pas de soi, que ce soit au niveau des peuples autochtones ou de la société canadienne. Gadoua (2010) montre ainsi que les Inuits à l’intérieur de la Commission, ont, dès la mise en place de celle-ci, activement travaillé à créer une sous-commission inuite. À l’événement de Winnipeg, Gadoua observe que « the Inuit cultural activities at this event were very diferent and were held separately from other First Nations ceremonies. Their main purpose was to demonstrate that the Inuit culture had survived the residential school system: Inuktitut is still spoken, and sewing, throat singing, drum dancing, and various games Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 14 Brieg Capitaine are still practised » (Gadoua 2010, 178). À priori signe d’une divergence dans le récit commun, la volonté des Inuits de marquer leurs différences culturelles conirme plutôt le fait que l’identiication à la trame narrative est conditionnelle à l’existence d’espaces à l’intérieur desquels peut s’exprimer la subjectivité individuelle ou collective. L’identiication de la société canadienne au trauma des pensionnats n’est pas non plus évidente. En efet, au lieu de générer une nouvelle identité canadienne plus inclusive, ces opérations de codification et de pondération menées par la Commission génèrent des conflits. La qualification des pensionnats indiens comme génocide culturel illustre de manière exemplaire les limites du pouvoir symbolique de la Commission et le niveau auquel se place le conflit entre la Commission et la majorité canadienne. Lors du passage de la Commission à Montréal, l’ancien premier ministre Paul Martin, témoin honoraire, qualiia les pensionnats de « génocide culturel ». Sa déclaration fut largement reprise dans les médias. Ceux-ci ne irent pourtant pas mention de la réaction de la Mohawk Ellen Gabriel, qui, dans son discours, s’opposa à l’expression de l’ancien Premier ministre. Elle déclara : « Génocide culturel disait Paul Martin. Je suis en désaccord… C’est un génocide tout court! […] Sans notre langue, nos ancêtres ne peuvent plus nous reconnaître. Sans nos langues nous sommes morts. Sans notre langue, nous ne pouvons plus raconter les histoires ». Alexander (2012, 15) écrit que « in actual social practice, speech acts never unfold in an unmediated way. Linguistic action is powerfully mediated by the nature of the institutional arenas and stratification hierarchies within which it occurs ». La qualification des pensionnats comme génocide, en entrant dans les sphères médiatiques, politiques, juridiques et intellectuelles, fit l’objet de conflits. Quelques jours avant la tenue de l’événement de clôture à Ottawa et la présentation par les commissaires du rapport inal de la CVR, les médias ont largement repris la déclaration de la juge en chef de la Cour Suprême Beverley McLachlin : « Dans le mot à la mode de l’époque, c’était de l’assimilation; dans le langage du XXIe siècle, un génocide culturel ». La position sociale occupée par cette personne donna d’autant plus de force au rapport final de la CVR qui débute par ce constat : « The establishment and operation of residential schools were a central element of this policy, which can best be described “cultural genocide” » (CVR 2015a, 4). Cette qualiication de la blessure vient ainsi concurrencer la qualiication des pensionnats comme « triste chapitre » de l’histoire du Canada employée par le Premier ministre lors de ses excuses en 2008. Le leader du nouveau parti démocratique, homas Mulcair, présent au moment du dépôt du rapport, reprit l’expression, suivi par le chef du parti libéral, Justin Trudeau. Le ministre des Afaires autochtones, Bernard Valcourt, employa sur la scène la formule de Stephen Harper lors des excuses prononcées en 2008, parlant de « sombre chapitre ». Son discours ne fut d’ailleurs pas applaudit par l’auditoire. Le Premier ministre Stephen Harper préféra le mot à la mode de l’époque et parla « d’assimilation forcée ». Les médias se nourrirent largement de ce clivage politique, et les télévisions de l’hôtel Delta à Ottawa, en face desquels étaient assis de nombreux Survivants Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 Sortir de la violence 15 silencieux, reprenaient en boucle les déclarations des politiciens, occultant les quatre-vingt-quatorze recommandations de la Commission. Mais cette couverture médiatique ne doit pas masquer le mouvement de retrait qu’ont opéré les médias qui, pour la plupart, étaient empathiques vis-à-vis des témoignages des Survivants mais qui se montrèrent soudainement neutres vis-à-vis de la qualiication du pensionnat comme génocide. L’expression fut toujours employée entre guillemets ou suivie de « selon un rapport… » ou « selon M. Sinclair… » marquant ainsi la distance qui sépare le sujet de l’objet. Dans la sphère intellectuelle, les controverses ne sont pas nouvelles. Depuis la in des années 1960, dans le sillage du Red Power aux États-Unis, l’ethnohistoire s’est imposée comme nouvelle épistémologie (Havard 2009). L’histoire de la conquête se construit non plus à partir des faits historiques jugés ethnocentriques, mais sur l’histoire orale et la parole des acteurs (Davis and Zannis 1973; HaigBrown 1988). Cette révision et l’enracinement de cette autohistoire à travers les protocoles d’éthique de la recherche en contexte autochtone au Canada (Martin 2013) ne s’opèrent pas sans conflits (Gagné 2008). Adopter le terme génocide (Woolford 2009; hielen-Wilson 2014), celui de génocide culturel (MacDonald and Hudson 2012) ou préférer celui d’ethnocide jugé par certains plus objectif (Trudel 2014), c’est s’appuyer sur des positions épistémologiques différentes et montrer que la culture est non seulement, au sens qu’en donne Geertz (1973), un réseau de signiiants, mais que ces signiiants sont l’enjeu d’une lutte qui oppose les peuples autochtones à la majorité canadienne. Airmer la dimension génocidaire des pensionnats n’est pas un « abus de mémoire » (Trudel, 2014) – analyse qui découle d’un universalisme abstrait et d’une position ethnocentrée. Au contraire, le fait de déinir les pensionnats indiens non simplement comme une entreprise d’assimilation d’un groupe particulier, mais comme une violation des droits humains et fondamentaux révèle la volonté des Survivants de rompre avec les politiques de reconnaissance et d’airmer par là leur capacité à produire leur histoire et à être de véritables acteurs à l’intérieur du Canada. La reconnaissance à la fois comme politique (Taylor 2009) et comme axiome de lutte (Fraser 2011) constitue en efet la voie dominante au Canada pour penser la sortie de la violence. Suit-il de reconnaître la contribution des Autochtones à l’édiication de la nation canadienne, les droits autochtones ou la participation des Autochtones à la gouvernance territoriale pour sortir de la violence et du colonialisme? Malgré les gains politiques ou juridiques obtenus par les peuples autochtones, la violence touche aujourd’hui toutes les communautés autochtones, certes à des degrés plus ou moins grands, mais sans distinction eu regard à leurs diversités culturelles, politiques ou juridiques. Les politiques et les luttes de reconnaissance soulèvent en efet d’importants problèmes identiiés de longue date (Fanon 1952) et rappelés aujourd’hui par certains intellectuels autochtones influents (Alfred 2005; Coulthard 2007; Betasamosake Simpson 2016), tels que la réiication de l’identité et l’éviction de la redistribution10 (Fraser 2011) ou la reproduction 10 Selon la philosophe politique Nancy Fraser (2011), l’enjeu central des luttes de reconnaissance réside dans l’altération du Soi et le mépris ou la honte qui en découlent. Ces luttes masquent ainsi les inégalités socio-économiques et le problème de la redistribution. Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 16 Brieg Capitaine des rapports objectifs et subjectifs de pouvoir entre colons et colonisés (Fanon 1952). Il apparaît tout aussi illusoire d’espérer sortir de la violence par la réconciliation dans la mesure où cela n’est qu’un avatar des politiques libérales de reconnaissance (Henderson et Wakeham 2013). Celles-ci n’ont pas pour in la décolonisation, mais visent plutôt « à réconcilier les revendications de souveraineté autochtone avec la souveraineté de la Couronne » (Coulthard 2007, 438). Le paradigme de la réconciliation qui semble émerger au terme de la Commission royale sur les peuples autochtones s’appuie sur l’idée d’un Canada originellement métis, idée avancée par John Saul (2008) et reprise comme principe de justice, que ce soit dans les arrêts de la Cour suprême (McLachlin 2013) ou le fameux « discours sur la réconciliation » de 1998 (Stewart 1998). Il s’agirait donc de rétablir l’état conciliatoire qui existait entre les Européens et les Autochtones au moment de la colonisation. Orientée vers l’inclusion à l’État-nation (Alfred 2009), la politique de réconciliation est liée au multiculturalisme (Bashir and Kymlicka 2008, 5) et apparaît, pour le dire en un mot, comme la poursuite de l’assimilation par d’autres moyens. Sortir de la violence implique une lutte ou la potentialité d’une action conlictuelle que les processus de reconnaissance juridique ou de négociation politique des droits tendent plutôt à étouffer (Betasamosake Simpson 2015) et à laquelle les politiques de réconciliation cherchent à mettre in. La dimension conlictuelle de la Commission s’inscrit à un niveau symbolique, dans ce que Mignolo appelle une « désobéissance épistémique » (Mignolo 2015). Comme le souligne Dian Million : « for many residential school survivors and their representatives in Aboriginal organizations, healing is a counter-narrative to victimization and is seen as a pathway to sovereignty in an emancipation narrative » (2013, 161). Il n’en demeure pas moins que la décolonisation portée au niveau épistémique a des limites. La reconnaissance ou la prise de distance des médias et de certains intellectuels (Trudel 2014; Goulet 2016) vis-à-vis de la qualiication des pensionnats comme génocide culturel nous rappelle que la capacité d’une contre-histoire à se matérialiser dans les rapports sociaux et les institutions dépend grandement du pouvoir des acteurs. Conclusion Insidieusement, les politiques de reconnaissance et de réconciliation entretiennent la colonisation, quoique de manière diférente. Si les politiques de reconnaissance, au nom d’un relativisme extrême, instituent une altérité irréductible irréconciliable avec la singularité des acteurs, la réconciliation renoue avec l’assimilation, à travers la réiication d’anciennes solidarités faisant i des rapports coloniaux qui président aux rapports actuels entre les Autochtones et la majorité canadienne. La décolonisation ne s’opère pas par la mise en place de politiques ou de mesures institutionnelles émanant du bon vouloir du pouvoir fédéral, mais par une action conflictuelle, une lutte menée par les acteurs eux-mêmes. Ainsi, nous avons pu observer que la lutte entreprise par les Survivants ne se situe pas à un niveau institutionnel à l’intérieur duquel les Autochtones ne peuvent lutter sans employer le langage et le cadre normatif dominant, et donc sans renforcer insidieusement les structures coloniales (Turner 2006). Leur action se déploie à un niveau métasocial. Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 Sortir de la violence 17 Les Survivantes et les Survivants intergénérationnels agissent en effet au niveau de la culture, des symboles et des structures de sens qui la composent. Ainsi,en témoignant de la violence, ils renversent les figures classiques des institutions sociales : l’école censée originellement sortir les masses de l’obscurantisme les y plonge; le gouvernement œuvrant pour le bien commun devient l’instrument de l’intérêt des puissants; les adultes censés protéger les enfants figurent les bourreaux, etc. On pourrait multiplier les inversions symboliques présentes de manière récurrente dans les représentations fictionnelles accompagnant le travail de la Commission11. Par ailleurs, le fait que, dans le rapport final de la Commission, l’histoire des pensionnats débute non pas au moment des premières législations, mais avec la genèse en Europe de l’impérialisme témoigne du niveau auquel la Commission situe les racines du problème qui légitiment le racisme et la violence. La trame narrative qui s’est dessinée au il des travaux de la Commission agit à plusieurs niveaux dans le processus de sortie de la violence. Au niveau individuel, le témoignage répond à la violence déshumanisante des pensionnats. L’individu, à travers son témoignage, recouvre le sens de l’événement et passe du statut d’objet à celui de sujet connaissant construisant et déconstruisant incessamment des ponts entre sa subjectivité et les représentations qui l’entourent. Toutefois, les Survivants, lorsqu’ils témoignent devant la Commission, ne disent pas seulement « je », mais aussi « nous »; ils ne parlent pas seulement de leur blessure ou de leur angoisse personnelles, mais de la perte de leur identité collective, de la destruction de la cohésion sociale et des atteintes à leur culture. Au niveau collectif, l’universalité des émotions qui accompagnent les témoignages des Survivants contribue à la production de nouvelles solidarités non seulement intergénérationnelles, mais également interethniques, soudées par une commune expérience du trauma et du génocide. La théorie sociale du trauma culturel apporte ici un éclairage original à la compréhension des processus de sortie de la violence et de formation des identités individuelles et collectives. Nos observations montrent ainsi que le trauma ne conduit pas nécessairement à un enfermement des individus dans une identité victimaire et pathologique. En privilégiant une grille de lecture symbolique, nous rendons compte du pouvoir des victimes à mettre en cause, de manière subjective, les rapports sociaux là où une approche structuraliste réduit la victime à la place qu’elle occupe dans l’espace social. La controverse autour de la qualiication des pensionnats comme génocide révèle l’importance des dimensions communicationnelles dans la reproduction du système colonial, la diiculté de rompre avec ce système ainsi que les stratégies de distanciation et de rationalisation à l’oeuvre. D’aucuns pourront certes objecter que représenter l’expérience des pensionnats en termes de trauma et de génocide constitue une dilution des luttes nationales dans le mainstream des droits humains. Nous montrons qu’il peut s’agir aussi de nouvelles voies de décolonisation empruntées par les Autochtones qui affirment leur liberté par rapport aux politiques de réconciliation et aux règlements des conflits jusqu’ici privilégiés par le gouvernement fédéral et les provinces. 11 Le ilm Nous n’étions que des enfants de Tim Wolochatiuk, présenté à l’événement de Montréal, connut par exemple un grand succès auprès du public. Downloaded from https://www.cambridge.org/core. University of Ottawa - Library Network, on 04 Dec 2017 at 13:19:15, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/cls.2017.22 18 Brieg Capitaine À travers leur lutte pour représenter les pensionnats en termes de trauma et de génocide, les Survivants rappellent que l’universalisme ne doit pas rester l’apanage des puissants. Références Alexander, J. C. 2006. he Civil Sphere. Oxford: Oxford University Press. ———. 2011. Performance and Power. Cambridge: Polity Press. ———. 2012. Trauma: A Social heory. Cambridge: Polity Press. Alexander, J. C., R. Eyerman, B. Giesen, N. J. Smelser et P. Sztompka, dir. 2004. Cultural Trauma and Collective Identity. Berkeley: University of California Press. Alfred, T. 2005. Wasáse: Indigenous Pathways of Action and Freedom. Toronto: Toronto University Press. ———. 2009. Restitution is the Real Pathway to Justice for Indigenous Peoples. Dans Response, Responsability, and Renewal. 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