Bastien Lallemant en mystérieux duo amoureux

Bastien Lallemant, 2024. © Ana Lefaux

Avec son dernier disque au joli titre anticapitaliste, La Paresse, le chanteur explore diverses facettes d’un couple, à différents moments de sa vie. Soit autant de petits courts-métrages cinématographiques, où il donne la réplique à une certaine Elisabeth Spettro, chanteuse venue ici incognito…  

Heureuse coïncidence ou fil tiré d’une flemme impénitente : le chanteur Bastien Lallemant, bien connu, entre autres, pour ses savoureuses "siestes acoustiques", écoutes musicales en mode lascif, où l’on se prélasse au cœur des notes, nous revient avec un nouvel album joliment intitulé La Paresse. Et en tire une fierté gourmande. "Elle fait partie des sept péchés capitaux, mais c’est injuste, s’insurge celui qui s’assume aussi, paradoxalement, en redoutable ‘bosseur’. J’y trouve des ressources inspirantes, et je la pratique au quotidien."

Mieux, elle revêt chez lui un caractère politique. En constituant le joyeux réseau de nos "chemins de traverse", la paresse nous "extrait du cadre de nos injonctions sociales"... "Elle nous offre des espaces de liberté, sans calcul ni préméditation, dans un monde où il faut en permanence rendre des comptes, insiste-t-il. Il s’agit de temps non rentable, soustrait au capitalisme…"

Au gré de son oisiveté, il digresse donc, volète entre les mots, les poésies, butine chez ses maîtres à penser, Stevenson ou Giono, dont il cite le titre phare, avec un bonheur palpable, Que ma joie demeure… Dans son disque, la paresse s’installe, quasi érotique, au sein d’un couple qui observe sa propre indolence en moteur, comme "le mouvement de deux tourterelles, soumises à une danse lascive". 

Compagnons de flânerie

Pour donner corps à cette paresse, le chanteur s’est choisi des compagnons idéaux de flânerie, des amis proches, des presque frères, dont il admire à l’infini les talents de musiciens : JP Nataf, Babx et Mocke. Ensemble, ils surfent sur ses pistes sans presse, confèrent des lumières différentes à ses chansons laissées en pâture, passant en acrobates par "toutes les circonvolutions foisonnantes, tous les déséquilibres possibles".

Jamais disque de Lallemant ne fut tant musical, préférant à ses usuelles prises "live", le temps long et mûrement réfléchi du studio, celui d’une captation instrument par instrument. Enregistrée sur bandes analogiques, pour en conserver toute la chaleur, la chair et la pulpe, la musique – un vieux piano sépia, des guitares atmosphériques, tout un lot de détails, de bruitages, de belles mélodies en pagaille, de discours, de murmures – enveloppe les mots, comme autant d’univers, d’écrins cinématographiques, qui rappellent La Nouvelle Vague, Ennio Morricone ou Nino Rota. 

Un soin tout particulier a d’ailleurs été apporté au son et à son grain, grâce au mixage du studio Atom, à Santiago du Chili (qui avait travaillé sur les disques de Holden, le groupe de Mocke), dont Bastien rêvait. "On a réalisé cinq semaines de mix, pour obtenir des dentelles de son, une matière sensuelle, lumineuse, pour forger un travail autour des voix, syllabes par syllabes, décrit-il. Nous avons gaspillé un temps infini en dépit du bon sens, pour réaliser un disque bien plus onéreux que ce qu’il promet en termes de retombées financières. Ce n’est pas une œuvre de flemmard, mais assurément un objet non rentable et contre-productif…" … Anticapitaliste ? 

 

Au cœur de ces compositions, il y a bien sûr ses textes, comme autant de courts-métrages aux trames narratives bien ficelées, d’historiettes imagées, fidèles au savoir-faire de ses "saint-pères" – Brassens, Brel, Nougaro… – autour d’un couple fictif, capté sur le vif, à divers moments de son histoire : les passions, les trahisons, les deuils, leur paresse… Et bien sûr, au premier rang de ses inspirations, Bastien cite l’une de ses idoles, le peintre, écrivain, compositeur Serge Rezvani, auteur, entre autres, des célébrissimes Tourbillon de la vie et J’ai la mémoire qui flanche, immortalisées par Jeanne Moreau. 

Incognito

Pour lui donner la réplique, pour interpréter et jouer avec lui ces deux personnages qui composent le couple, l’artiste a choisi une énigmatique chanteuse du nom d’Elisabeth Spettro, qui "ne veut absolument pas dévoiler son identité", qui "habiterait à l’étranger" et serait "peut-être une amie d’enfance"... "Tout ce que je pourrais te dire à partir de maintenant relèvera de la fiction", martèle l’imperméable Bastien.

Et, pour brouiller encore davantage les pistes, il a demandé à l’écrivaine Colombe Boncenne de co-écrire avec lui, en parallèle, une autobiographie fictive de cette fameuse Élisabeth. Ce livre, ces Intrigues secondaires, sorte de "portrait fantôme", de "pare-feu romanesque" pour préserver l’anonymat de l’énigmatique chanteuse, prennent la forme d’une correspondance entre l’autrice et le chanteur, qui tâche de la convaincre de l’existence de son héroïne – un véritable jeu de dupe ! 

Mais au creux de ces miroirs aux alouettes, il y a la voix de Bastien, chaude et charnelle, et celle, bien réelle, forte et gracile, teintée de lumière, d’Élisabeth : "Une justesse des émotions et des sentiments dans la voix. Une humanité évidente qui te transperce et t’atteint", résume-t-il.

Et sur scène, bien sûr, tout s’emmêle. Ce soir-là, le 25 avril dernier, à la Maison de la Poésie, pas d'Elisabeth Spettro, mais une myriade de femmes qui l’incarnent à tour de rôle, des lectures et de la musique, de la complicité, de l’émotion et une intrigue brillante qui nous tient en haleine. S’il y a de la paresse, dans l’air ? Peut-être. Mais aussi et surtout, ses principaux ingrédients : poésie, rêverie, fantaisie…  

Bastien Lallemant, La Paresse (Zamora Productions) 2024

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