•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Vous naviguez sur le site Radio-Canada

Début du contenu principal

Yves qui? Yves Albert! Un grand oublié de l’histoire musicale québécoise

Yves qui? Yves Albert! Un grand oublié de l’histoire musicale québécoise

Signé par Ariane Labrèche

Publié le 17 juin 2024

Écoutez ce texte narré par la journaliste Ariane Labrèche

Vous ne connaissez probablement pas Yves Albert.

Il a pourtant partagé la scène avec Sylvain Lelièvre, Edith Butler, Gilles Vigneault et Raymond Lévesque, et a consacré sa carrière à faire briller la musique traditionnelle québécoise. Mort en 1981 dans un accident, ce musicien qui a inspiré toute une génération de folkloristes est depuis tombé dans l’oubli.

Pour faire renaître son œuvre, il m'a fallu plonger dans un parcours fait de passion, de deuil et de liberté, au cœur d’une des périodes les plus effervescentes de la musique québécoise.

Ce qui a frappé mon imaginaire en épluchant les articles qui sont consacrés à Yves Albert dans la presse québécoise et française, c’est l’impression qu’il est toujours là, côtoyant de grands artistes.

Le musicien est partout, mais l’homme se défile. Dans ses entrevues, on devine une grande gueule qui n’hésite pas à critiquer l’industrie musicale, mais qui refuse de parler de la thèse qu’il a réalisée sur Félix Leclerc. Il compose aussi, mais n’aura jamais endisqué ses propres chansons, trouvant qu’elles lui ressemblaient trop.

Se décrivant comme un dépoussiéreur de folklore, il a bâti lui-même une bonne partie de son répertoire en allant récolter des chansons anciennes aux quatre coins de la province. Au cours de sa carrière qui s’est étalée de 1966 à 1981, il a parcouru le Québec et la France en faisant de ses spectacles une vitrine pour la culture québécoise.

La photo en noir et blanc montre Yves tenant une guitare. Sur l'image sont rajoutés les mots «dépoussiéreur de folklore».
Yves Albert a été très tôt passionné par la musique folklorique. Photo : Avec la permission d'Hélaine Roux

Du récit, on retient souvent la fin.

Au petit matin du 24 juin 1981, le jour de la Saint-Jean-Baptiste, le musicien a perdu la vie dans un accident sur la route 175. Il n’avait que 39 ans.

Yves Albert poursuivait depuis 15 ans une carrière dans la chanson au Québec et en France, où il a séjourné plusieurs années, indique laconiquement l’entrefilet que Le Devoir consacre à la nouvelle dans son édition du 29 juin 1981. Ainsi s’est bouclé son parcours écourté.

Aujourd’hui, il ne se trouve sur aucune plateforme d’écoute. Il n’a jamais fait l’objet de spectacle hommage. Ses albums n’ont pas été remasterisés. Le seul endroit où on peut le trouver, c’est en tombant sur un de ses vinyles par un coup de chance, ou dans les souvenirs des gens qui l’ont connu.

On a tellement oublié Yves que j’avais fini par l’oublier moi-même. Je me suis dit, mon Dieu, comment ça se fait qu’il n’est nulle part? Si j’étais disparue en même temps que lui, ça aurait pu m’arriver, affirme la chanteuse acadienne Edith Butler, qui l’a côtoyé sur les bancs de l’Université Laval.

Où est donc passé Yves Albert?

La photo d'en-tête est un montage. Au premier plan, on voit une photo de Loïc Albert, le fils d'Yves, qui regarde la caméra avec un léger sourire. Il porte des lunettes rondes. En arrière-plan, sur un fond jaune vif, son nom est écrit en grandes lettres blanches.
Montage pour l'en-tête de chapitre avec Loïc. Photo : Tommy St-Yves

Sur le chemin du père


Loïc Albert et moi marchons sur un large boulevard près de la station de métro Longueuil. Autour de nous, les stationnements de centres commerciaux sont ponctués de vieux bancs de neige gris, traces d’un hiver moche.

Loïc travaille comme astronome à l’Institut Trottier de recherche sur les exoplanètes et est spécialiste des naines brunes, de drôles d’astres parfois qualifiés d’étoiles ratées.

Il a passé plusieurs années à scruter le ciel avec les meilleurs télescopes du monde, notamment à l’Observatoire Canada-France-Hawaï, « sa job de rêve ». Récemment, son équipe et lui ont conçu un des quatre instruments scientifiques partis observer l’Univers à bord du télescope James-Webb.

À 51 ans, il est papa de deux ados. Il a des cheveux gris rebelles et des traits portant une ressemblance frappante avec ceux de son père, qu’il n’a presque pas connu.

Yves et les garçons sont assis sur un banc de parc rouge et regardent la caméra.
Yves Albert avec ses fils Loïc et Maximilien, vers 1980. Photo : Avec la permission d'Hélaine Roux

Loïc n’avait que huit ans quand Yves Albert est mort. Son frère, Maximilien, n’avait que deux ans. Les deux hommes n’ont que quelques souvenirs de ce père bohème et moustachu. J’ai une image qui me revient. On était sur le trottoir devant notre logement de la rue Montmorency, à Québec, et Yves me tenait sur ses genoux en jouant de la guitare, évoque Loïc.

Yves est surtout devenu une sorte de fantôme. Un étranger familier qui, sur les vieilles photos et les vidéos granuleuses, est figé dans une jeunesse déjà révolue pour son fils.

Aux questions de base, Loïc est parfois sans réponse. Il sait par exemple que son père est né en 1942, mais ne sait pas comment ses parents se sont rencontrés. Il n’a commencé à écouter la musique d’Yves que depuis un an, peut-être deux.

« Je pense que c’est le deuil qui n’a jamais été fait. [...] Avec ma mère, on n’en a pas beaucoup parlé, de mon père.  »

— Une citation de   Loïc Albert

Si nous sommes à Longueuil ce jour-là, c’est pour déjouer le temps qui nous file entre les doigts. Parmi les gens qui avaient bien connu son père, presque tous sont décédés. Loïc et moi voulons récolter des bouts d’histoires avant qu’il ne soit trop tard.

Nous arrivons face à un immeuble d’habitation brun. Dans le portique nous attend une dame aux cheveux roux et aux yeux brillants.

C’est drôle, on ne se connaît pas..., dit Loïc, en se penchant pour enlacer la menue octogénaire.

Mais on se connaît, en même temps, répond Monique Lelièvre, d’un air entendu.

Nous la suivons chez elle. Au cœur de son appartement se trouve une petite pièce où trône encore le piano à queue de son défunt mari, l’auteur-compositeur-interprète Sylvain Lelièvre. Nous prenons place dans sa salle à manger à l’ambiance tamisée.

Monique est une des dernières personnes à pouvoir nous donner des pièces du casse-tête qui nous permettra de reconstituer la trajectoire d’Yves Albert. Confrontés à un spectre, nous allons retracer les contours de l’homme.

L'image est un photomontage sur fond rose. On y voit un titre de journal qui dit « Yves Albert et Sylvain Lelièvre au Collège». Deux photos en noir et blanc, une montrant Sylvain Lelièvre jouant du piano, et l'autre, Yves Albert jouant de la guitare, sont superposées à l'article de journal.
Sylvain Lelièvre et Yves Albert ont passé le début de leurs carrières à jouer, souvent ensemble, dans les boîtes à chansons de Québec. Photo : Tommy St-Yves

Vivre pour le rêve


Yves Albert est né en 1942 à Limoilou. Sa maison d’enfance est bercée par la musique. Sa sœur Claudette est une pianiste de talent. Son père chantait, son grand-père aussi , lit-on dans une entrevue parue dans Le Soleil en 1968.

Yves rencontre Sylvain Lelièvre au début de l’adolescence, probablement à l’Externat classique Saint-Jean-Eudes. En 1958, Monique commence à fréquenter Sylvain alors qu’ils n’ont que 17 et 16 ans. Il était drôle, ton père. Il avait un grand sens de l’humour et Sylvain aussi. Ils étaient comme deux frères, raconte-t-elle.

Yves garde l’habitude de débarquer chez les Lelièvre sans prévenir, même après leur mariage. Les soirées où Sylvain s’installe au piano et lui à la guitare peuvent durer jusqu’au petit matin. Élancé, arborant encore une coupe de cheveux sage de séminariste, Yves se greffe à leur petite famille.

Il était chaleureux, enthousiaste, il avait un côté très affectueux. Quand mon fils est né, il a été le premier à venir à l’hôpital avec Sylvain. Il m’a offert un panier en osier pour mon bébé de chez Holt Renfrew. J’étais la seule à Limoilou qui se promenait avec ça!, raconte Monique.

Entre 1963 et 1966, Yves Albert étudie en lettres et en études canadiennes à l’Université Laval. Il devient ensuite professeur au Collège militaire de Kingston, puis dans une école secondaire de Loretteville. Son vrai rêve reste toutefois la musique.

Sur la photo en noir et blanc, Yves Albert est de profiil. Il tient une guitare, et regarde au loin.
Le musicien Yves Albert, en 1966, en prestation à l'émission « Du Côté de Québec » diffusée sur les ondes de Radio-Canada. Photo : André Le Coz

Sylvain écrit ses propres chansons; Yves se fait plutôt interprète. Ce dernier est vite remarqué : en 1966, il fait sa première apparition à la télévision québécoise à l’émission Du côté de Québec, animée par Hervé Brousseau sur les ondes de Radio-Canada, alors qu’il n’a même pas 25 ans.

Sylvain et Yves chantent dans les boîtes à chansons de Québec, où ils côtoient toute une faune composée d’artistes comme Gilles Vigneault, le chansonnier Alexandre Zelkine ou encore le poète Pierre Morency. Yves y croise aussi des collègues de classe comme Angèle Arsenault et Edith Butler.

C’était un gars gentil. Il était beau aussi, ça, je m’en rappelle!, lance en riant Edith Butler, jointe au téléphone.

La chanteuse acadienne évoque le souvenir de soirées enfumées et arrosées, où une jeunesse artistique se rassemblait pour parler de poésie et de politique, ou encore pour chanter. On ne pensait pas business, on ne pensait pas à faire une carrière. On chantait parce qu’on aimait ça.

Dès sa sortie de l’université, Yves enchaîne les prestations. On peut autant le trouver dans une boîte à chansons de Beauceville qu’à l’émission de télévision Les Cailloux, en compagnie de Louise Forestier ou de Cora Vaucaire.

En mars 1967, Sylvain Lelièvre et lui organisent le grand spectacle Québec chante au Palais Montcalm de Québec avec Jean-Guy Gaulin et Louise Poulin.

Souple, sensible, ayant le sens du rythme et de la poésie. Tout ce qu’il fait est beau, juste, chargé de la meilleure émotion, écrit le journaliste Jean Royer à propos d’Yves Albert dans L’Action, quotidien catholique, au lendemain du récital.

Sur la photo, Yves fume une pipe en regardant la caméra. Les mots « dépoussiéreur de folklore » sont ajoutés en photomontage par dessus l'image d'archives en noir et blanc.
Yves Albert se décrivait comme un « dépoussiéreur de folklore », allant chercher des chansons dans les chaumières du Québec. Photo : Avec la permission d'Hélaine Roux

Le cueilleur de chansons


En 1967, Yves Albert endisque onze chansons traditionnelles dans un grand coffret préparé par le Service international de Radio-Canada pour célébrer le centenaire de la Confédération canadienne.

Qu’Yves Albert ait été choisi pour un tel projet n’est pas surprenant : il est un amoureux du folklore québécois, duquel il se fait la courroie de transmission. Une grande partie de son répertoire a été bâtie grâce à son travail sur le terrain pendant ses études, où il a enregistré des dizaines de chansons traditionnelles auprès de personnes âgées. Un fonds d’archives portant son nom existe toujours à l’Université Laval.

Dans une entrevue datant de 1966, Yves Albert comparait ces vieilles chansons à des galets trouvés sur le bord de la mer. Ces mélodies cent fois réinterprétées, il en aimait le côté poli, arrondi, roulé par la vague, telle la marque laissée par tous les gens qui les avaient fredonnées.

« Le folklore, c'est beau... il s'agit d'en écouter un peu pour en découvrir toute la richesse. »

— Une citation de   Yves Albert, en 1966 dans le quotidien Le Soleil

Il n’y a pas une seule façon de faire de la collecte, comme on appelle cette démarche de glanage musical, mais on commence souvent auprès d’amis ou de membres de la famille, explique l’ethnologue et interprète Monique Jutras.

Ça peut s’étendre rapidement, par le bouche-à-oreille. On va se faire dire : va voir untel, il en connaît, des chansons! [...] Parfois il faut y aller au pif. Une fois, je suis arrivée à Sainte-Julienne et je ne connaissais personne, donc je suis allée voir le curé pour lui demander qui chantait bien, au village, illustre-t-elle.

De ces jolis airs captés dans le coin de Chicoutimi, ou encore de Gatineau, plusieurs ont été réinterprétés par Yves, notamment dans l’album du Centenaire de la Confédération. À travers lui, ce sont donc les chants d’un autre temps qui ont trouvé un deuxième souffle.

« Brave marin » chantée par Yves Albert en 1967

Le musicien a continué d’aller dénicher des chansons auprès d’ethnologues ou d’amis tout au long de sa carrière. Ce qui l’animait allait toutefois bien plus loin qu’une simple démarche académique.

Il est contre la fausse communication; il rêve de voir le spectateur se reconnaître dans les chansons qu’il chante. Il voudrait être un peu une sorte "d’éveilleur public". Yves Albert, c’est encore plus, mais il faut l’avoir entendu pour le comprendre, lisait-on dans un article paru le 9 novembre 1968 dans le quotidien Le Soleil.

Quelques années plus tard, cette démarche ferait d’Yves Albert une référence pour une nouvelle génération de musiciens. Au milieu des années 1970, c’est toute une jeunesse assoiffée de renouer avec ses racines et galvanisée par l’idée enivrante de se faire un pays qui a redécouvert la musique traditionnelle grâce à la génération de folkloristes dont Yves Albert fait partie.

Parmi les jeunes blancs-becs à barbe qui couraient les bars de Québec à l’époque se trouvaient Yves Lambert, Daniel Roy, Bernard Simard et André Marchand, quatre jeunes colocataires vivant dans un appartement sur la rue de Buade.

Yves Albert, c’était une vedette de rock pour nous, on avait un grand respect pour lui, note le folkloriste Yves Lambert, aujourd’hui âgé de 67 ans.

En plus de partager un nom presque identique à celui d’Yves Albert, Yves Lambert allait développer rapidement une passion similaire à la sienne pour le folklore québécois. En 1976, il a cofondé un groupe auquel tous ses colocs finiraient par se joindre : La Bottine souriante.

Fond pour la photo d'Yves Lambert. Photo : Tommy St-Yves

Dans le milieu de la musique traditionnelle, c’est donc le choix des chansons autant que l’interprétation qu’on en fait qui distingue chaque artiste.

À l’époque, c’était très important d’avoir son propre répertoire, de ne pas copier celui des autres. Cela permettait à chaque artiste de se donner une signature, une personnalité, note l’ethnologue Monique Jutras.

Monique Lelièvre est d’avis qu’autant par sa soif d’aller déterrer des mélodies que par son charisme magnétique, Yves Albert était dans une classe à part. Il a voulu aller au bout de cette culture-là. [...] Il n’a pas juste fait une carrière en interprétant du folklore, il l’a compris, le folklore.

Yves albert joue de la guitare devant un filet de pêche.
Yves Albert en prestation à la Résille, la boîte à chansons de l'Université Laval, vers 1967. Photo : Avec la permission de Maximilien Albert

Les années françaises


En avril 1966, une nouvelle boîte à chansons est inaugurée à l’Université Laval. Comme son nom le laisse deviner, la Résille est un temple kitsch rempli de filets de pêche et d’accessoires de bateau. Sylvain Lelièvre et Yves Albert sont les deux têtes d’affiche de cette soirée d’ouverture.

Ce soir-là, Hélaine Roux, qui étudie en pédagogie, accepte de travailler comme hôtesse à la demande d’une amie. Elle entend Yves chanter pour la première fois. Ça m’a frappée, à quel point il chantait bien, se souvient-elle.

Hélaine Roux est une artiste visuelle, et la mère de Loïc et Maximilien. Comme son fils aîné, elle a beaucoup de difficulté à écouter la musique d’Yves, à se replonger dans cette époque.

Loïc ressemble à Yves, mais il a le même tempérament émotif que moi, m’a-t-elle dit au téléphone. Malgré tout, elle a bien voulu partager avec moi ses morceaux du casse-tête, pour la première fois.

Après le spectacle, Yves lui a demandé d’aller avec lui quelque part au centre-ville. En descendant la rue Saint-Jean, il a pris sa main, comme s’ils se connaissaient déjà. Les dés étaient jetés. Yves et Hélaine ne se lâcheraient plus.

Yves est plus grand que nature, fantasque, du genre à chanter des chansons a capella dans des cages d’escalier ou à inviter spontanément des inconnus à la maison. Il bourlingue au rythme des concerts et des soirées entre copains, changeant ses plans à la moindre envie. Il est toujours cassé, aussi.

Il faut dire qu’à cette époque ça prenait moins d’argent pour vivre, dit Hélaine Roux en éclatant de rire.

Sur la photo en noir et blanc, Hélaine et Yves sont assis dos à dos et regardent la caméra. Hélaine a de longs cheveux foncés et elle tient une rose. Yves a une moustache et il tient une guitare.
Le musicien Yves Albert et sa femme Hélaine Roux, en 1970. Photo : Avec la permission d'Hélaine Roux

En 1969, le couple met les voiles pour la France. Hélaine et Yves aboutissent à Caen, où un professeur québécois accepte de superviser sa thèse sur Félix Leclerc. Peu de temps après son arrivée, Yves donne son premier concert au Virgule, un petit cabaret.

Ce soir-là, l’auteur-compositeur-interprète Jacques Lebouteiller, aujourd’hui âgé de 83 ans, était dans la salle. Yves et lui deviendraient amis, et Jacques assurerait même plusieurs des premières parties des spectacles d’Yves en France.

J’étais absolument emballé par son charisme, sa présence en scène, sa voix et son très beau jeu de guitare. La salle était comble ce soir-là. Il a été acclamé. C’était une véritable bête de scène.

Malgré ses études, Yves passe beaucoup de temps à sillonner le pays, sa guitare en bandoulière. Au premier trimestre, tout a bien marché. Mais depuis mon passage au Virgule et l’accueil du public, j’ai du mal à travailler, admet Yves dans une entrevue au journal Ouest-France, le 24 janvier 1970.

Il fait le tour des lycées agricoles, des cabarets, des plateaux de télévision et fait même la première partie de Gilles Vigneault à Paris.

C’était une personne très agréable à côtoyer et il connaissait bien son métier, a partagé Gilles Vigneault, par le biais de sa représentante Suzanne Beaucaire.

Certains enregistrements de ces performances ont survécu, grâce au travail de Michel Le bas. Ce retraité de 75 ans qui vit à Alençon, en France, m’a envoyé un cadeau du ciel : un dossier contenant des dizaines de coupures de journaux, des captations de spectacles et l’ensemble des enregistrements en studio d’Yves.

Je l’ai à peine connu, mais j’avais été estomaqué par son charisme lors d’un concert à l’université de Caen. J’avais réussi à le faire venir dans ma bourgade de Percy avec Eusèbe Lucet pour un concert. Je m’intéressais à l’électronique, alors j’ai enregistré la performance avec un petit magnéto mono, me dit-il.

Dans ses spectacles, les chansons folkloriques se mêlent aux compositions de Georges Dor, ou encore de Lawrence Lepage. Et ses propres chansons? Elles ne résonnent qu’entre les murs de sa maison.

« Quelques-unes ont vu le jour. Cela fait plus de dix ans que j’en écris, mais je n’ose pas les chanter. Mes amours de 17 ans n’intéressent personne. Je les garde pour moi. »

— Une citation de   Entrevue d'Yves Albert dans le quotidien Ouest-France, le 24 janvier 1970

En 1973 naît Loïc, à Caen. Quand tu as un enfant, c’est du bonheur, mais ça ne permet plus d’être aussi bohème, souligne Hélaine. En 1974, le couple retourne donc un peu à regret au Québec, dans une petite maison jaune sur le bord d’une rivière à Shannon.

L’adaptation est difficile. Yves se déniche un boulot de fonctionnaire, mais il se trouve derrière un bureau comme un poisson hors de l’eau. Il retourne vite à la chanson et à sa vie dans un baluchon. Je me souviens que souvent, quand il revenait de tournée, il se sentait coupable de ne pas avoir été là. Il m’arrivait avec un Tintin usagé, pas cher, parce qu’il n’avait pas beaucoup de sous, se souvient Loïc, en souriant.

Yves serre Loïc, un petit bébé, dans ses bras.
Yves Albert avec son fils Loïc. Sa veuve Hélaine Roux se souvient qu'il était un papa « très affectueux ».  Photo : Avec la permission d'Hélaine Roux

La croisée des chemins


Après plus de 10 ans de carrière, quelques singles et une participation à plusieurs compilations, Yves Albert trouve finalement le moyen de faire paraître deux albums, Écoutez je vais vous chanter, sorti en 1977, et l’éponyme Yves Albert, paru au Québec en 1979. Les microsillons paraissent aussi en France, où il retourne régulièrement faire des tournées.

À la même époque, Yves se détourne résolument de son parcours universitaire et de sa thèse sur Félix Leclerc. C'est une erreur de jeunesse, du temps où je croyais important d'écrire sur quelqu'un d'autre! Aujourd'hui, je crois plus à la chanson qu'aux thèses! De toute façon, c'est une partie de ma vie qui est loin derrière. Je ne veux pas en parler, dira-t-il en 1977.

Son objectif sera désormais d’emmener son répertoire folklorique dans des zones inexplorées.

« Essayer de trouver des sons nouveaux pour accompagner le folklore, des sons vibrants. Fameux, non? »

— Une citation de   Yves Albert, le 29 novembre 1976 dans le journal Ouest-France

Sur ses albums, les arrangements sont parfois surprenants pour de la musique traditionnelle, surtout sur le deuxième opus. Yves voulait s’entourer de musiciens qui avaient d’autres influences que les siennes. Il voulait amener des choses inusitées, des éléments de surprise, raconte le guitariste Richard Fortin, qui a participé à la création de l’album Yves Albert.

Yves Albert a aussi retenu les services du guitariste Jocelyn Sheehy, du bluesman Bob Walsh, d’un très jeune Dan Bigras, ainsi que de Pierre Hébert, Martin Murray et Caroll Bérard, qui faisaient partie du groupe Sloche. En l’espace de dix jours, son album éponyme était né.

Je n'ai que des bravos à adresser à Yves Albert qui vient de réussir un disque impeccable, près de la perfection, tant que cela se peut, écrit le critique Yves Ouellet dans Le quotidien du Saguenay-Lac-Saint-Jean, le 16 juin 1979.

Le musicien ira présenter son matériel à l’émission Vedettes en direct, le 3 mai 1978, avant même la parution officielle de son deuxième album. Il s’agit de la seule archive vidéo que possède Radio-Canada à son sujet.

 

En 1979, Yves Albert retrouve Sylvain Lelièvre pour la Saint-Jean-Baptiste au Grand Théâtre de Québec, où il interprète… ses propres chansons. C’était les premières années où il écrivait des chansons dans le but de les chanter. Il était rendu là, dit Hélaine Roux.

Dans un article paru la même année dans le quotidien Le Soleil, Yves révèle qu’il possède une quinzaine de compositions originales et qu’il les a déjà jouées en spectacle. J’ai fait des textes sur Shannon, le village où j’habite, sur Limoilou, le quartier où je suis né. Sur l’amour..., dit-il au journaliste Jacques Samson.

Jamais ces pièces ne seront endisquées. La vie en aura décidé autrement.

Yves est accoté sur un bâton devant une rivière. Il porte un col roulé.
Le musicien Yves Albert en 1975. Photo : Daniel Lessard. Bibliothèque et Archives nationales du Québec

La dernière Saint-Jean


Depuis la création de La Bottine souriante, le folkloriste Yves Lambert a acquis deux certitudes quant à la Saint-Jean-Baptiste : il va pleuvoir et la soirée se finira autour d'une bière.

La journée du 23 juin 1981 à Alma n’a pas dérogé à ces bonnes habitudes. Après le spectacle, Yves Lambert se souvient qu’ils étaient une belle gang de joyeux lurons assis à la table du bar. Le folkloriste trinquait avec Gilles Cantin, le premier chanteur de La Bottine souriante, et d’autres musiciens du groupe. Lawrence Lepage, l’élusif auteur-compositeur-interprète de Rimouski, commençait à être pas mal avancé.

Yves Albert était là aussi, mais il était sur le point de partir. Les gars autour de la table trouvaient que ça n’avait pas de bon sens. Même ces musiciens qui se croyaient invincibles n’auraient pas osé traverser la route 175, à l’époque une des plus dangereuses du Québec, au beau milieu de la nuit.

La pluie de la Saint-Jean n’avait pas discontinué. Rien à faire, le musicien n’en démordait pas : il fallait absolument qu’il rentre auprès de sa famille à Québec.

Yves Lambert parle de la dernière Saint-Jean-Baptiste avec Yves Albert. Photo : Tommy St-Yves

Dans les journaux de l’époque, les versions diffèrent. Tantôt Yves Albert aurait fait un face-à-face avec un camion, tantôt il se serait endormi au volant. Les circonstances des événements n’en changent toutefois pas l’issue.

Quand il repense à cette nuit-là, Loïc Albert bute encore sur un détail qu’il peine à s’expliquer, même s’il n’était qu’un enfant. Je suis un rationnel, un scientifique, alors c’est étrange de dire ça. Mais toute la nuit, j’ai fait des cauchemars.

Pour le reste, ce sont des flashs. Les policiers dans le cadre de porte de leur nouveau logement, rue Garnier, au matin du 24 juin 1981. Une mauvaise nouvelle. Un accident.

Plus rien ne serait comme avant.

Le lendemain matin, Sylvain et Monique Lelièvre traversaient eux aussi la route 175 vers Québec, après avoir participé à un concert de la fête nationale à Jonquière.

Quand on est arrivés chez ma mère pour chercher les enfants, Le Soleil était sur la table. C’est en ouvrant le journal qu’on a vu qu’Yves venait de perdre la vie sur la même route qu’on venait de prendre. On était si près. Quel choc… quel destin, souffle Monique Lelièvre.

L’histoire ne s’arrête toutefois pas là.

Yves Albert pose devant un petit étang. Il regarde au loin. Il porte un chandail à col roulé et a des cheveux mi-longs et une moustache.
Yves Albert en Normandie, dans les années 1970. Photo : Avec la permission de Maximilien Albert

L'univers parallèle


On ne sait pas quand exactement, mais Yves Albert a enregistré quelques-unes de ses chansons originales dans la cuisine des Lebreuilly, un couple d’amis français. Les compositions sont restées sur une précieuse cassette. Jamais ces chansons n’ont été diffusées. C’est Michel Le bas, encore une fois, qui me les a fait parvenir.

Yves y chante tantôt en français, tantôt en anglais. Les sonorités traditionnelles s’y font discrètes. Quand je compose, je vais plutôt vers le blues, avait-il d’ailleurs confié au journaliste Jacques Samson en 1979.

Photo pour la vidéo de la chanson C'est l'été. Photo : Tommy St-Yves

Difficile pour Loïc de ne pas s’imaginer ce qui aurait pu se passer si ces chansons avaient vu le jour, à une époque où les auteurs-compositeurs-interprètes avaient la faveur du public. Est-ce qu’Yves serait passé à l’histoire? On ne le saura jamais… peut-être dans un univers parallèle.

Peut-être aurait-il fini par s’inscrire au panthéon des grands chansonniers du Québec. Peut-être pas, non plus. La reconnaissance est imprévisible. L’oubli, lui, a ses explications.

On m’a parlé du désintérêt envers la musique traditionnelle après la défaite du référendum de 1980, qui a coïncidé avec le décès d’Yves Albert. Peut-être que les années passées en France, ou encore son tempérament bohème, auront aussi contribué à ce que le musicien se perde dans la brume.

« La seule chose qui l’intéressait, c’était de chanter.  »

— Une citation de   Hélaine Roux

Le guitariste Richard Fortin se souvient encore de son insouciance. Je pense qu’il n’avait pas l’impression qu’il avait besoin d’être organisé [...]. Il disait toujours : ça va tomber au bon moment. Il avait vraiment ce que ça prenait, il était talentueux. Mais ça ne lui était jamais passé par la tête d’être une star.

Si le succès populaire ne s’est jamais concrétisé, l’oubli n’a pas été aussi absolu qu’on pourrait le penser.

Décédé en 2020, Bernard Simard, un ancien de La Bottine souriante et une des grandes figures du trad au Québec, a continué d’interpréter des chansons popularisées par Yves Albert tout au long de sa carrière. L’inclusion de la chanson Au Lac à Beauce dans l’album La traversée de l’Atlantique, en 1986, était d’ailleurs l’hommage du groupe au musicien.

Le fragment le plus touchant, c’est Sylvain Lelièvre qui l’aura laissé. En 1983, deux ans après la mort de son ami d’enfance, il fait paraître l’album À frais virés sur lequel se trouve La Corde de la. La chanson est courte, moins de deux minutes. Juste ce qu’il faut, dit Monique Lelièvre, attablée dans sa salle à manger.

La photo montre les paroles sur un fond bleu. Les voici : 
La corde de la
S′est cassée sur la
Guitare que tu m'avais laissée
En souvenir du temps
Innocent d′antan
Qu'ensemble nous avions traversé
Y résonnent encore
Les lointains accords
Des belles chansons démodées
Qu'aux amis secrets
Le soir tu chantais
Où sont donc nos vingt ans, Fredé?
La corde de la
De cette guitare-là
Jamais je ne la remplacerai
Jamais je ne la remplacerai

À la fin de la chanson, Sylvain Lelièvre fait une promesse : celle de ne jamais remplacer la corde de la de cette guitare-là. Je l’ai encore, la guitare de la chanson. Celle que ton père a laissée à Sylvain. Je l’ai gardée pour toi.

Monique s’éclipse dans le couloir. Elle réapparaît avec, dans les mains, une petite guitare classique aux cordes dépareillées, marquée de stries de peinture blanche. Loïc la prend avec douceur, fait aller les cordes. Elles y sont toutes. Même celle de la. Quelqu’un l’aura finalement réparée.

Il faudrait que je me mette à essayer d’apprendre. Je ne sais pas s’il est trop tard, à un moment donné, dit Loïc pensivement.

Loïc et Monique sont assis sur un banc, devant un piano. Ils se regardent. D'une main, Loïc tient la guitare et de l'autre, il enlace Monique.
Loïc Albert reçoit la guitare de son père des mains de Monique Lelièvre. Photo : Ariane Labrèche

Avec cette guitare, Yves Albert aura créé des ponts entre des univers. Ça aura été le travail d’une vie : celui de récolter, magnifier et préserver des mélodies d’un temps révolu pour les offrir à ceux et celles de l’époque qui suivrait.

Une guitare et des chansons qui tissent un fil entre les générations, mais aussi entre deux mondes aux antipodes. Celui de l’artiste bohème et celui du scientifique.

Celui d’un père et de son fils.


Ce récit numérique est également disponible en format balado, sur Ohdio.

Un document réalisé par Radio-Canada Info

  • Journaliste : Ariane Labrèche
  • Photographies originales : Ariane Labrèche
  • Cheffe de pupitre : Sara Barrière-Brunet
  • Réviseure : Danielle Jazzar
  • Designers :  Tommy St-Yves et Louis-Philippe Bouvier
  • Développeur : Mykael Adam
  • Agent aux droits d'auteur : Marc Pitre
  • Rédactrice en chef : Claudia Timmons
  • Cheffe de projet : Marie-Christine Daigneault
  • Réalisation audio : Alexandra Viau

Remerciements: Hélaine Roux, Maximilien Albert, Loïc Albert, Michel Le Bas, Yannick Pinel, Denys Lelièvre, Sébastien Lebreuilly, Charles Labrèche, Jean-Luc de Bellefeuille, Alexis Dufresne, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Michaël Bédard, Martine Roy, Éric Lelièvre

Crédit de la photo d'entête: Daniel Lessard, 1975. Source : Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 03Q,E10,S44,SS1,D75-588

Partager la page