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Une vidéo interne de Renaud-Bray révèle ses tactiques antisyndicales

L’entreprise demande aux gérants de magasins de surveiller les discussions des employés non syndiqués et de leur interdire de parler de syndicalisation.

Un magasin Renaud-Bray.

Plus de la moitié des employés de Renaud-Bray ne sont pas syndiqués, mais plusieurs voudraient le devenir.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

L'enregistrement d'une réunion Teams de cadres de Renaud-Bray, qui a fuité sur YouTube, révèle comment la direction de l'entreprise prépare les gérants de librairies à contrecarrer les tentatives de syndicalisation des employés. Des spécialistes en relations de travail qui l’ont visionnée dénoncent des consignes appuyées par des « préjugés » et de la « désinformation ».

La réunion s’est tenue le 22 mai, en présence d’une cinquantaine de gérants de succursales et de départements. Une semaine plus tôt, la direction de Renaud-Bray venait de prendre connaissance de tentatives du Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau (SEPB), affilié à la FTQ, pour syndiquer plusieurs magasins en faisant signer des cartes de membres aux employés.

À l'heure actuelle, plus de la moitié des succursales du groupe ne sont pas syndiquées et la direction veut faire tout son possible pour qu'elles ne se syndiquent pas.

Durant la présentation en ligne, de 35 minutes, deux membres de la direction s’adressent aux gérants et leur enseignent les bonnes pratiques pour se prémunir contre une éventuelle syndicalisation. Le rôle des gestionnaires est clairement établi : ils sont Batman et le syndicat est le Joker.

Un écran d'ordinateur où apparaisset les mots « Maraudage syndical 22 mai 2024 », Renaud-Bray, Archambault et Griffon.

Le mot « maraudage » n'a pas été employé à bon escient dans la réunion, puisque le maraudage est la tentative d'un syndicat de remplacer un autre syndicat déjà présent. Or, la réunion porte sur des magasins non syndiqués.

Photo : Radio-Canada

Toutes les fois qu'on a vécu des syndicalisations, ça provient d'une frustration ou ça provient d'une influence. C'est des gens qui étaient en "tabarnac" et qui ont voulu se venger. Majoritairement, ces gens-là, dans les mois qui ont suivi, ils n'étaient plus employés de Renaud-Bray. C'est fâchant, parce que le syndicat, une fois que c'est arrivé, c'est bien difficile de s’en séparer.

Une citation de Un membre de la direction de Renaud-Bray, lors de la réunion du 22 mai 2024

Les deux cadres encouragent les gérants à dénoncer des conversations de leurs employés à propos de la syndicalisation. On leur demande même d’intervenir et d’interdire aux employés de parler entre eux de ce sujet.

Ils doivent tendre l’oreille, mais aussi garder les yeux ouverts : Surveillez les inconnus, prévient l’un des interlocuteurs. On vous a envoyé une photo d'un conseiller syndical. Restez à l'affût de qui parle aux employés.

Processus pour se syndiquer

Une carte d’adhésion au syndicat doit être signée par 50 % des employés, plus un, avec un paiement de 2 $. Une fois la majorité obtenue, le syndicat officialise l’affiliation auprès du ministère du Travail. Tous les employés, sans exception, doivent payer leur cotisation par la suite. Les négociations débutent ensuite avec l’employeur pour signer une première convention collective.

Le syndicat, il est paresseux. Il cherche les gains les plus gros, les plus rapides, les plus faciles. Je ne veux pas avoir un discours antisyndical, je veux juste vous dire la réalité : c'est une business, ils font des affaires, ils veulent que leur argent rentre. Avant de sauver la veuve et l'orphelin, ce qu'ils veulent, c'est faire du cash.

Une citation de Un membre de la direction de Renaud-Bray, lors de la réunion du 22 mai 2024

On demande aussi aux gérants d’être proactifs et de convaincre les employés qu’un syndicat éloigne leur droit de parole avec leur gestionnaire, crée des lourdeurs administratives, enlève la flexibilité.

Un magasin Renaud-Bray.

13 succursales Renaud-Bray sont syndiquées avec le SEPB-Québec (FTQ) et deux avec la CSN. Par ailleurs, cinq magasins Archambault, appartenant à Renaud-Bray, sont syndiqués avec les TUAC (FTQ).

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Selon les représentants de la direction, améliorer ses conditions de travail, il y a une limite à ça et il y a pas vraiment de gains à faire pour les employés, surtout qu’ils devront payer une cotisation de 2 % de leur salaire, soit l’équivalent d’une semaine de paie.

Un des petits trucs que la direction donne aux gérants, c’est de connecter avec tous les employés, le plus fun et le plus plate, parce que le syndicat va tenir à l'écart les employés qui sont positifs, pro-employeur, et se concentrer sur ceux où il y a des bibittes.

Souvent, quand les syndicats font leurs approches, leurs armes de prédilection, c'est la désinformation [...] C'est souvent des arguments de peur, de terreur.

Une citation de Un membre de la direction de Renaud-Bray, lors de la réunion du 22 mai 2024

Le groupe Renaud-Bray

  • 35 succursales Renaud-Bray (dont 16 syndiquées)

  • 14 magasins Archambault (dont 5 syndiqués)

  • 13 boutiques de jeux et jouets Griffon (non syndiquées)

  • Le service à la clientèle et l'entrepôt web de Renaud-Bray, où les employés sont syndiqués

« Je tombe en bas de ma chaise », lance le directeur du syndicat

C'est tout à fait anormal le niveau de langage qui est utilisé, déplore le directeur exécutif du SEPB-Québec, Pierrick Choinière-Lapointe. Après avoir écouté la vidéo, il a ressenti de la peine et de la déception de voir qu'on propage des préjugés comme ceux-là, en 2024.

Son syndicat représente plus du quart des employés de Renaud-Bray (sur environ un millier), dans 13 magasins. Il confirme être en tentative pour syndiquer d’autres succursales. La plus récente librairie à s'être syndiquée est à Terrebonne, en 2021.

Ce n'est absolument pas habituel. Moi, ça fait 17 ans que je pratique en droit du travail puis en relation de travail, là, et oui, je tombe en bas de ma chaise. [...] Ça me surprend d'autant plus d'une entreprise dont le cœur de la mission est la liberté d'expression, la diffusion des idées.

Une citation de Pierrick Choinière-Lapointe, directeur exécutif du SEPB-Québec (FTQ)
Pierrick Choinière-Lapointe devant une fenêtre donnant sur la ville.

Pierrick Choinière-Lapointe, directeur exécutif du SEPB-Québec (FTQ)

Photo : Radio-Canada / Thomas Gerbet

M. Choinière-Lapointe rappelle que se syndiquer, c'est un choix qui repose sur un droit fondamental [dans la Charte]. Il affirme que ce n’est pas du tout payant pour le syndicat de représenter les employés de Renaud-Bray, qui sont peu nombreux, ont des petits salaires et beaucoup de questions à traiter.

Chacune des négociations avec Renaud-Bray est très longue et ardue. Dans les dernières années, il y a eu deux conflits de travail. Selon le SEPB-Québec, les membres de Renaud-Bray coûtent deux fois plus cher qu’ils ne rapportent au syndicat.

M. Choinière-Lapointe s’inquiète de la façon dont ces consignes données aux gérants vont se matérialiser sur le plancher des magasins. Il craint que les initiateurs des démarches de syndicalisation soient congédiés.

Dans la vidéo de la réunion, un membre de la direction cite l'exemple d'Amazon et explique qu'un taux de roulement important peut complexifier la tâche du syndicat, l'essoufler. Ça les éteint un peu, car c'est des gens paresseux, ils ne veulent pas travailler, dit-il.

Capture d'écran de la réunion Teams des cadres de Renaud-Bray.

Capture d'écran de la réunion Teams des cadres de Renaud-Bray.

Photo : Radio-Canada

La direction de Renaud-Bray a décliné notre demande d’entrevue et a aussi refusé de répondre à des questions envoyées par écrit.

Il s’agit d’informations confidentielles au sujet desquelles nous nous abstenons de commentaires.

Une citation de Floriane Claveau, directrice, Communications et Partenariats, Renaud-Bray

Deux experts en droit du travail abasourdis

C’est de l’antisyndicalisme primaire, c’est triste à voir, affirme Mélanie Dufour-Poirier, professeure agrégée à l’École des relations industrielles, à l’Université de Montréal, où elle donne un cours sur le syndicalisme.

Ils gagneraient à suivre mon cours, ajoute-t-elle, ironisant, alors qu’elle a noté dans la vidéo que la direction ne maîtrise même pas la terminologie en relations de travail.

J'ai trouvé ça vulgaire et grossier. [...] On est en train d'inviter les gens à décourager toute possibilité de syndicalisation.

Une citation de Mélanie Dufour-Poirier, professeure agrégée à l’École de relations industrielles, Université de Montréal

Même si un employeur a le droit d'informer ses travailleurs des avantages et des désavantages éventuels d'une syndicalisation, elle décèle dans les informations transmises aux gérants une certaine forme de malhonnêteté .

Elle cite l’exemple du membre de la direction qui affirme que les employés n’ont pas droit de parler de syndicalisation sur le lieu de travail, que c’est interdit et que les gérants doivent intervenir si ces discussions se produisent.

Qui sont-ils pour empêcher les gens de discuter entre eux? On n'est pas dans une dictature. Les gens, s’ils ne sont pas contents de leurs conditions de travail, ils peuvent parler, par exemple dans des temps de pause.

Une citation de Mélanie Dufour-Poirier, professeure agrégée à l’École de relations industrielles, Université de Montréal

La professeure déplore aussi que les gérants soient encouragés à dénoncer des conversations confidentielles avec des employés par rapport à la syndicalisation. Les éléments de délation sont gênants, selon elle.

Elle s’interroge aussi sur le conseil donné aux gérants de se soucier de tous les employés, même ceux avec qui on a moins d'affinité : Pourquoi vous le faites juste à l'approche d'une éventuelle tentative de syndicalisation?

L'affiche extérieure du magasin.

Les magasins Archambault sont aussi la propriété de Renaud-Bray. Sur 13 succursales Archambault, 5 sont syndiquées.

Photo : Radio-Canada

Article 12 du Code du travail du Québec

«  (Nouvelle fenêtre)Aucun employeur, ni aucune personne agissant pour un employeur ou une association d’employeurs, ne cherchera d’aucune manière à dominer, entraver ou financer la formation ou les activités d’une association de salariés, ni à y participer. »

À l’Université du Québec en Outaouais, le chercheur en droit du travail au Département des relations industrielles Jean-Paul Dautel voit dans cette vidéo un beau cas d'école que je pourrais soumettre à mes étudiants dans le cours pour parler de l'entrave syndicale.

Il juge les consignes aux gérants assez extrêmes. Toutefois, selon cet expert, le contenu de la réunion, en tant que tel, n’est pas une entrave au Code du travail. Ça reste dans un milieu clos et les gestionnaires peuvent bien avoir le discours qu'ils veulent entre eux.

Ce qui l’inquiète, c’est l’après. Il met en garde contre des propos qui tenteraient de tromper le jugement des travailleurs concernés.

Le professeur confirme que des employés ont tout à fait le droit de parler entre eux de syndicalisation sur leur lieu de travail, lors de pauses ou quand il n'y a pas de clients. Ce qui est interdit, c'est de faire un rassemblement à ce sujet ou de signer des cartes sur le lieu de travail.

Selon les deux experts interrogés par Radio-Canada, il n’est pas non plus illégal de transmettre une photo d'un représentant syndical, tant que celle-ci relève du domaine public (par exemple les réseaux sociaux), mais la méthode leur fait penser à celle des photos de voleurs qu'on voit dans les supermarchés.

S'il y avait de bonnes pratiques [de l’employeur], il n'y aurait pas de tentatives de syndicalisation, conclut Mélanie Dufour-Poirier.

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