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Libération
Récit

Dans l’est du Burkina Faso, un nouveau foyer pour le jihad ?

Depuis cet été, la région de Fada N’Gourma est frappée par de multiples attaques non revendiquées, menées par des combattants visiblement expérimentés. Alors que des militaires français de «Barkhane» mènent de premières incursions, le départ des fonctionnaires locaux fait craindre aux habitants un scénario malien.
par Célian Macé, envoyé spécial à Fada N'Gourma
publié le 3 décembre 2018 à 19h16

Le ciel est rouge et barbouillé de centaines de chauves-souris. Django a relevé le menton pour observer leur vol désordonné. «C'est l'heure, elles partent chasser en brousse», commente le vieil homme, assis au fond d'un fauteuil en bois tiédi par le soleil du crépuscule. Ce grand corps maigre appartient à la personnalité la plus célèbre de Fada N'Gourma, et sans doute la plus inclassable. Prince traditionnel de la «capitale» de l'Est du Burkina Faso, Moussa Thiombiano de son vrai nom a dans une autre vie mené une carrière de musicien et de danseur – «147 spectacles à l'étranger», aime-t-il rappeler –, avant de devenir le leader régional des koglweogos, ces groupes de miliciens qui veillent au maintien de l'ordre dans les villages. Cette dernière fonction a fait de Django, 70 ans, un personnage redouté. Et surtout l'homme le mieux renseigné de l'Est.

«Dans chaque localité, même dans celles que vous ne trouverez pas sur les cartes, j'ai 25 koglweogos : 21 jeunes et 4 conseillers. En tout, ils sont plus de 20 000, vante le patriarche. J'ai des braconniers, des gens qui connaissent la brousse, la forêt, mobilisables à tout moment.» Django exagère souvent, mais il est vrai qu'il dispose d'un réseau sans égal d'informateurs dans une zone géographiquement et historiquement distante du pouvoir central. Au moment où la région est la cible d'une série d'attaques et d'attentats sans précédent, il est devenu un homme courtisé.

«Mode opératoire»

Qui sont ces combattants qui, depuis cet été, terrorisent l'est du Burkina, prenant d'assaut les gendarmeries, faisant sauter des mines au passage des militaires, assassinant des notables ? Vendredi encore, quatre gendarmes «en mission d'escorte de travailleurs d'un site aurifère» et leur chauffeur ont été tués dans l'explosion d'un engin improvisé (IED). Dans la bouche de Django, ils sont «les jihadistes». Aucun de leurs actes de violence n'a été revendiqué à ce jour. Alors que dans le nord du pays, Ansarul Islam, une organisation proche des groupes islamistes maliens, est active depuis la fin 2016, jamais la région de Fada N'Gourma n'avait été touchée par des attentats avant cette année. Ouagadougou comme Paris redoutent l'apparition d'un nouveau foyer terroriste.

«Sous pression au Sahel, les jihadistes cherchent un espace libre, il était évident qu'ils allaient déborder», explique posément Mahamoudou Sawadogo, ancien gendarme devenu chercheur, rattaché à l'université Gaston-Berger de Dakar. Cartes à l'appui, il désigne leurs deux zones d'activités principales : l'une à la frontière du Niger, dans la province de Komondjari, l'autre plus au sud, dans la réserve forestière de Pama. «Le premier groupe est suspecté d'avoir des liens avec l'Etat islamique dans le grand Sahara [EIGS], on sait qu'il y a parmi ses membres des gens formés au Mali, et des mouvements transfrontaliers. En tout cas, ce ne sont pas des amateurs : leur mode opératoire, explosion d'un engin explosif télécommandé puis embuscade, indique un savoir-faire, une expérience.»

A Ouagadougou, une source sécuritaire confirme que leur montée en puissance a été très rapide. «On ne pensait pas que ça irait si vite, ils étaient prêts en six mois, constate l'expert. La région dans laquelle ces groupes opèrent est exactement située dans les couloirs de transhumance des populations peules. Ils ont pu profiter de ces mouvements pour s'infiltrer dans l'Est.»

«Région hostile»

La menace a été jugée suffisamment inquiétante pour que l'armée française y mène officiellement sa première opération, début octobre, au lendemain de la mort d'un militaire burkinabé dans l'explosion d'une mine artisanale. Deux hélicoptères, ainsi que des troupes au sol, ont été impliqués. «Je ne dis pas que c'est la solution à tous les problèmes du Burkina Faso, mais je pense qu'une étape utile, constructive, a été franchie, a commenté la ministre des Armées, Florence Parly. Avec le Burkina, nous restons disponibles, car le rôle de "Barkhane" [l'opération antiterroriste française au Sahel], c'est aussi d'appuyer les forces nationales partout où c'est nécessaire et si elles le demandent.»

A Fada N'Gourma, grand carrefour poussiéreux, les passages réguliers des militaires français sont «un secret de polichinelle», s'amuse un ancien journaliste. Quatre habitants séparés confirment avoir croisé leurs véhicules blindés. La cité, longée par un lac tapissé de nénuphars, n'est pas exactement propice à la discrétion. «Ils circulent en convois réduits, dit l'ex-journaliste. Un jour, à l'aérodrome, je les ai vus tester des petits drones, du type de ceux qu'on voit dans le commerce.» Django affirme également avoir rencontré des officiers français «à deux reprises, au restaurant».

Jusqu'à présent, aucun attentat n'a directement touché la ville de Fada N'Gourma. Mais les récits des attaques se propagent à l'ombre des buvettes, dans les boutiques de téléphones et les allées grouillantes du grand marché. Tout ce qui se trouve à l'est de la ville est désormais une zone d'opération militaire, ratissée par l'armée. En septembre, le gouverneur de la région a interdit à quiconque de circuler à moto entre les villages une fois la nuit tombée. «Mieux vaut respecter les consignes. Par peur des patrouilles, plusieurs fois par semaine, je reste au champ et je dors sur place, malgré les moustiques, raconte un cultivateur. Tout le monde restreint ses déplacements.»

Menacés, une partie des fonctionnaires de l'Est se sont repliés à Fada N'Gourma, voire sont rentrés dans leurs régions d'origine. Les enseignants, notamment, ont fui en masse. D'après les chiffres du Bureau des affaires humanitaires des Nations unies, 92 écoles sont aujourd'hui fermées. «Notre crainte, c'est un scénario catastrophe à la malienne : un recul de l'Etat dans la zone, une réponse non-discriminée des forces de sécurité, des représailles ciblées, voire des tensions ethniques, indique un acteur humanitaire. On est à un moment-clé, il faut que l'Etat investisse massivement dès maintenant, que les populations ne se sentent pas abandonnées. Sinon, la région va basculer.»

Pour ce commerçant venu de Nassougou, une centaine de kilomètres plus à l'est, il est «déjà trop tard» : «Chez moi, il n'y a plus aucun agent de l'Etat. Les jihadistes ont commencé par attaquer le poste des Eaux et Forêts, ils ont brûlé vif un forestier dans son véhicule cet été.» Devant une petite boutique de Fada N'Gourma où pendent des guirlandes de liqueur en sachet, il décrit la scène qui l'a fait quitter sa ville : «C'était le 10 septembre à 15 heures, j'étais à la buvette. Ils étaient deux, enturbannés. L'un gardait la porte, l'autre est entré : ils ont ramassé un monsieur, un conseiller de Nassougou qui fréquentait les forces de sécurité, et l'ont rafalé. Son corps a reçu onze balles.» Depuis, le commerçant a des nouvelles via ses amis restés sur place. «Tout le monde a compris l'avertissement. Les fonctionnaires ont déserté. Il y a quelques semaines, les jihadistes ont organisé une réunion publique pour dire qu'ils étaient maîtres des lieux.»

L'armée burkinabée, fragilisée par la chute du régime de Blaise Compaoré (1987-2014) et qui ne parvient pas à contenir la poussée d'Ansarul Islam au nord, a du mal à soutenir un nouveau front. Elle a déjà perdu plus de 25 soldats dans l'Est depuis cet été. A Ouagadougou, son état-major avait été visé par un attentat le 2 mars, en même temps que l'ambassade de France. «Les militaires eux-mêmes ont peur d'aller dans l'Est. C'est une région hostile, qu'elle connaît mal, propice à la guérilla, poursuit notre source sécuritaire. Le pire, c'est que les populations sont déjà contre l'Etat ! C'est un terreau idéal pour les jihadistes. Beaucoup d'habitants ont été expropriés, ou bien on leur a interdit de pratiquer leurs activités traditionnelles : l'orpaillage et la chasse.»

«Sentiment d’injustice»

Depuis vingt ans, le classement d'une grande partie des forêts de l'Est en réserve naturelle protégée est à l'origine d'une multitude de conflits entre les communautés villageoises et l'Etat. Les groupes extrémistes ont su exploiter ce mécontentement. «Les ralliements ne se font pas sur une base idéologique ou religieuse, assure Mahamoudou Sawadogo. C'est le sentiment d'injustice, d'inégalité, qui est le principal facteur de recrutement. Les jihadistes ont proposé un kit complet à la population : retour dans les villages d'où ils avaient été expulsés, autorisation du braconnage, réouverture des mines d'or, circulation des grands troupeaux, etc.»

Django recule dans son fauteuil, déplie ses longues jambes. Jusqu'à cet été, il s'enorgueillissait d'avoir fait «revenir le calme» dans sa région – quitte à employer des méthodes expéditives. Aujourd'hui, il fulmine. L'Est part à la dérive, et deux de ses koglweogos ont été «égorgés par les jihadistes» ces derniers mois. Ses troupes seraient-elles incapables d'enrayer l'avancée des groupes terroristes ? «A 70 ans, je n'ai peur de personne ! Je n'ai pas donné l'ordre d'affronter les jihadistes, c'est tout, proteste Django, qui dit recevoir régulièrement des menaces de mort. Je devrais être encouragé par le gouvernement ! J'ai connaissance du moindre étranger qui met un pied dans nos villages. Si seulement on nous donnait des armes automatiques [les koglweogos ne disposent que d'armes artisanales, ndlr], on pourrait faire face et régler la situation une fois pour toutes.»

Les demandes appuyées du vieux chef sont jusqu'à présent restées lettres mortes. «Les autorités ne prendront jamais le risque d'armer une milice incontrôlable comme les koglweogos», confirme Mahamoudou Sawadogo. Elles se doivent pourtant de réagir avant que les groupes armés ne s'enracinent. «Quand les jihadistes seront acceptés localement, il sera trop tard, s'alarme un humanitaire. Or c'est déjà ce qui est en train de se passer dans certains villages de l'Est.»

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