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Tout en bâton

Inutile d’aller au pied des pyramides pour essayer le tahtib. C’est au parc Montsouris, dans le XIVe arrondissement de la capitale, que notre reporter a testé cet art martial égyptien qui se pratique bâton en main depuis cinq mille ans

Le Monde

Publié le 13 mai 2014 à 12h36, modifié le 19 août 2019 à 14h54

Temps de Lecture 8 min.

 

Les chevilles… Encore une fois. Depuis quelques minutes, l’obsession de mon adversaire est de viser avec un bâton de bois, deux fois plus épais qu’un manche à balai, mes pieds fatigués. C’est comme s’il voulait me briser les tibias… Pour éviter de tels sévices, je n’ai d’autre choix que d’esquiver en sautant aussi maladroitement qu’instinctivement pour contre-attaquer. C’est un passage obligé, paraît-il, pour maîtriser le tahtib (littéralement « jouer avec le bout de bois ») et me glisser dans la peau d’un soldat digne des plus grands pharaons d’Egypte. 

La discipline à laquelle je m’adonne depuis une heure et demie sous une averse printanière a été inventée sur les bords du Nil, il y a près de cinq mille ans. Si l’on en croit les égyptologues, elle aurait été inventée et codifiée dans l’armée pour former au combat les soldats des rois de l’Egypte antique.

Loin de Louxor ou des pyramides de Gizeh, je la découvre à Paris, au parc Montsouris. C’est ici, dans ce petit coin de verdure blotti à quelques encablures du périphérique Sud, qu’une poignée de passionnés d’égyptologie et d’arts martiaux tentent de redonner vie au tahtib, cet art martial égyptien qui consiste à combattre avec un bâton.

Pouvoir de jouvence ?

Adel Paul Boulad, les cheveux grisonnants et le regard perçant, dirige l’entraînement. A 62 ans, il en paraît quinze de moins. Né à Port-Saïd, ce professeur de karaté, de judo et d’aïkido qui vit en France depuis son adolescence consacre aujourd’hui une partie de sa vie à la reconnaissance du tahtib, l’art de ses ancêtres.

Ce matin, ils sont quinze, hommes, femmes, adolescents et préretraités, à attendre ses instructions. L’entraînement commence par un échauffement classique – footing, pas chassés, étirements, avec toujours le bâton en main. La séance est menée par Alain, 63 ans, taillé comme une armoire normande. Le tahtib aurait-il le pouvoir de jouvence ?

Le premier atelier consiste à manier le bâton. Indispensable, puisque pour gagner un combat, le combattant doit avec sa canne, longue d’un mètre quarante, toucher son adversaire une fois à la tête ou trois fois au corps. Jusqu’au XIXe siècle, les Egyptiens avaient l’habitude de se défier avec des armes en bois « suffisamment solides pour casser un os », assure Adel Paul Boulad. L’issue de ces combats sanglants était parfois la mort. Aujourd’hui, le bois – du rotin – est creux pour éviter les blessures, et la pratique exclut toute agressivité. Comme les autres, je me contente de jeter mon bâton en l’air en sautillant. Avec plus ou moins de souplesse, je le rattrape en gardant le genou levé. Un truc de majorette me dis-je… « Un travail pour centrer son corps et connaître son point d’équilibre », rétorque Adel, qui a dû lire dans mes pensées.

Les consignes, comme les mouvements, sont réalisées avec discipline et autorité. Nous sommes dans un art avant tout militaire. Mais très vite, le ton change. Cette fois-ci, ce n’est plus Alain, le musculeux sexagénaire, mais Marion, une étudiante, fine comme le bâton qu’elle tient dans la main, qui dirige l’exercice. Marion, comme d’autres jouteuses du jour, pratiquait jusqu’ici la danse orientale. Je comprends alors que le tahtib est peut-être bien plus qu’une antique technique de combats.

Le maestro donne le tempo

Au fil des millénaires, les paysans et les bergers se sont approprié la discipline pour en faire un jeu de défis. Accompagné de danses, de chants et de musique traditionnelle, le tahtib est devenu un rite festif que l’on retrouve lors des mariages et des fêtes dans les villages de la vallée du Nil.

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Adel se tient à l’écart du groupe et cale sa darbouka, une sorte de djembé égyptien, entre son bras et sa cuisse. Celui que je prenais jusqu’ici pour un « petit caporal » devient maestro et donne le tempo. Les combattants, ceintures de tissu nouées autour de la taille, commencent une danse, le bâton en main, faite de petit pas sur la pointe des pieds et de sauts latéraux.

La danse me paraît tribale et noble à la fois. Les pas sont assez simples – « pas du petit cheval, pas du chameau » –, mais gracieux. Je pensais être perdu, contraint à observer puis imiter péniblement mes coéquipiers comme le font certains enfants à la kermesse de fin d’année, mais pour la première fois j’entre en osmose avec le reste de la troupe. Nous venons de réaliser ce qu’Adel appelle les « pas d’ancrages. » Ils sont indispensables pour puiser l’énergie avant le combat. Voilà une heure que l’entraînement a commencé, et je me sens rempli d’harmonie et d’énergie…

Mais cela ne dure pas. Quelques douleurs à l’épaule commencent à poindre. Il faut dire que, depuis le début de la matinée, on m’oblige à soulever en permanence ma canne au-dessus de ma tête, le bras tendu. « Tu dois protéger ta tête ! sinon… », m’avertit Adel, en enchaînant quatre coups retenus sur le crâne et les côtes sans que je puisse réagir. 

Les jouteurs commencent une nouvelle chorégraphie au son des darboukas. Je les rejoins et nous formons un cercle parfaitement dessiné. Deux combattants, un homme et une femme, se toisent à l’intérieur du cercle. Ils continuent à danser, sans jamais lâcher le regard de l’autre ni leur garde. La musique s’accélère. C’est le moment du salut : les jouteurs se font face. Chacun est le miroir de l’autre. Dans une parfaite symétrie, ils font tournoyer leur bâton au-dessus de leur tête en frôlant le crâne de leur adversaire. Le combat peut commencer.

Le respect l’emporte sur l’envie de gagner

Les bâtons s’entrechoquent, les combattants virevoltent, pivotent, se jettent au sol en faisant des roulades puis se relèvent… Moi qui m’imaginais dans Cléopâtre, je me retrouve dans Star Wars. Le retour du Jedi. Et ce n’est pas pour me déplaire. Je demande au maître la permission de combattre. Gabriel, le plus jeune jouteur du groupe, sera mon adversaire. Le garçon de 14 ans me rend bien 30 cm. Puisqu’au tahtib le bâton est un prolongement du bras et que mes bras sont bien plus grands que les siens, j’imagine d’abord le frapper d’un coup sec à distance par-dessus ma tête. Mais on ne révolutionne pas 50 siècles d’histoire sociale et militaire en assénant un simple coup de gourdin…

Je le comprends dès l’amorce du protocole. La mélodie jouée par les darboukas me transporte. Au moment du salut, je deviens le calque de Gabriel, et le respect l’emporte sur l’envie de gagner. Je décide d’appliquer les mouvements que je viens d’apprendre. Mais comme lors de ces exercices, la coordination de mes jambes et mes bras laisse à désirer. Il me faudrait au moins un mois pour maîtriser les mouvements. Gabriel me touche à la tête. Applaudissements et tambourinements, les joutes sont terminées. Adel nous rassemble dans une sorte de mêlée circulaire et nous demande de « jeter [nos] mauvaises pensées à la poubelle » à chaque coup de bâton. Nous frappons quatre fois dans le vide en criant. Je suis vidé comme après une – trop – longue session à la piscine. Je ressors de cet entraînement mentalement apaisé.

Selon Adel Paul Boulad, seules 5 000 personnes pratiqueraient encore le tahtib dans les villages égyptiens. En février, l’Egypte a déposé un dossier de candidature auprès de l’Unesco pour faire reconnaître cette discipline comme patrimoine culturel immatériel. Il sera examiné en novembre et pourrait ainsi, comme le fest-noz breton ou la paghjella, le chant polyphonique corse, être protégé au nom de l’humanité. Le but d’Adel est d’en faire un sport universel, « pour qu’il fasse le tour du monde avant de revenir dans son pays d’origine ». Comme l’avait fait le judo, codifié par Jigoro Kano au début du XXe siècle.

 

Un peu d’histoire

Protéger le pharaon

Les origines du tahtib remontent à plus de trois mille ans avant notre ère. On retrouve les premières règles gravées sur les tombes de Sahouré, pharaon de la Ve dynastie (2800 avant J.-C.), au cœur des pyramides d’Abousir, à 30 km au sud du Caire. Avec le tir à l’arc et la lutte, le tahtib est à l’époque l’une des trois techniques phares d’entraînement des soldats chargés de la sécurité du pharaon.

Au cours des millénaires suivants, les paysans et bergers de la haute Egypte – uniquement des hommes – s’approprient ces méthodes pour se défier amicalement avec leur bâton le soir venu après la journée de travail. On le pratique alors en musique et en tenue traditionnelle. L’art martial devient jeu.

Longtemps relégué au rang de rite festif pratiqué lors des mariages, il est aujourd’hui réhabilité et codifié comme art martial par une poignée de passionnés menés par le Franco-Egyptien Adel Paul Boulad.

Equipement

La djellaba au placard

La galabeia, ample tenue traditionnelle en tissu de la vallée du Nil, n’a plus la cote. Cette sorte de djellaba égyptienne, utilisée par les jouteurs de tahtib depuis des millénaires, a une connotation trop rurale pour plaire aux urbains du Caire, et trop exotique pour développer une discipline qui se voudrait universelle.

En France, les pratiquants du tahtib moderne s’habillent en tee-shirts et cuissards ou collants noirs moulants pour fluidifier les mouvements, et se drapent d’une ceinture de tissu à trois pans. La ceinture, nouée sous le nombril, favorise l’équilibre du corps. Pour une première séance, baskets souples et tenue de sport légère suffisent.

Le bâton provient d’Asie

Elément indispensable, le bâton de tahtib est fabriqué en fibre de rotin. Cette tige creuse provenant d’Asie du Sud-Est a été choisie pour sa souplesse et sa légèreté afin de ne pas blesser les participants. Chaque bâton, dont on ne doit jamais se séparer durant la séance, mesure 1,40 m et pèse jusqu’à 600 grammes.

Un hautbois de combat

La musique traditionnelle égyptienne est totalement associée à la discipline. Un orchestre composé de joueurs de darboukas (percussions) et de mizmar (hautbois) accompagne les jouteurs, même lors des séances d’entraînements. Le rythme des mélodies guide celui du combat. Lorsque la cadence est rapide, les joueurs accélèrent leurs mouvements ; quand elle ralentit, les combattants sont priés d’évacuer leur agressivité.

A savoir

Initiations

La trentaine de jouteurs français de l’association Seiza se réunissent deux fois par semaine, le samedi matin et le mardi soir, pour une séance de tahtib en plein air au parc Montsouris, à Paris (14e arrondissement). Un show de démonstration est prévu le samedi 24 mai à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne) lors de la nuit des arts martiaux. www.tahtib.com

Thomas Saint-Cricq

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