Centre interuniversitaire de
recherches et d'études autochtones
13
NO
Regards sur la
transformation
des stratégies
et des identités
politiques
Printemps 2016
Mouvements
autochtones
Co-éditeurs : Rémy Chhem et Stéphanie Vaudry
ISSN 1919-6474
Table des matières
Mouvements autochtones : regards sur la transformation des
stratégies et des identités politiques
Articles
Présentation
Par Stéphanie Vaudry et Rémy Chhem ...........................................................................1
Identité et stratégie autochtones : leurs complexités et (im)possibilités en Polynésie française
Par Natacha Gagné........................................................................................................... 6
Poussière des mines et cendres de l’autochtonie : le projet Pascua Lama (l’État), et le processus
de réémergence des Diaguita du Chili
Par Anahy Gajardo ........................................................................................................ 34
La revendication autochtone contre le projet hydro-électrique Neltume au Chili : Un regard
décolonial sur les antagonismes sociaux
Par Ximena Cuadra-Montoya ........................................................................................ 60
La résurgence autochtone, un passage nécessaire vers une réconciliation : l’exemple de
l’alimentation traditionnelle
Par Nicolas Paquet ......................................................................................................... 79
Continuations
Magasiner des princesses
Par Marie-Andrée Gill ................................................................................................... 98
Un espace de rencontre entre Premiers peuples et Québécois à Québec : entretien avec
Alexandre Bacon, cofondateur du Cercle Kisis
Par Stéphanie Vaudry .................................................................................................... 99
Déboulonner les mythes et les préjugés par le rapprochement culturel : entretien avec Kim
O’Bomsawin, réalisatrice du film La ligne rouge
Par Marie-Charlotte Franco ..........................................................................................106
Sensibiliser et tenter de réduire la concurrence mémorielle au Québec : entretien avec AndréYanne Parent
Par Marie-Charlotte Franco .......................................................................................... 110
Les mouvements autochtones dans les Amériques et en
Océanie
Regards sur la transformation des stratégies et des identités
politiques
STÉPHANIE VAUDRY1
Département d’anthropologie
Université Laval
RÉMY DARITH CHHEM2
École de développement international et mondialisation
Université d’Ottawa
Présentation
Il nous fait plaisir de vous livrer le tout premier numéro des Cahiers du CIÉRA, dans sa
formule nouvelle et améliorée. En effet, grâce aux efforts conjoints de quelques
membres du Centre interuniversitaire de recherches et d’études autochtones, la revue
étudiante peut maintenant se dire « scientifique ». En effet, les Cahiers du CIÉRA se
sont dotés d’une charte, d’un Comité de rédaction composé d’étudiants autochtones et
non-autochtones, d’un Comité de révision constitué d’étudiants aux cycles supérieurs
et de professeurs, et les manuscrits reçus sont dorénavant soumis à un processus
formel d’évaluation par les pairs. De plus, le suivi de la mission et des objectifs du
Centre et de ses comités est désormais assuré par deux co-directeurs nouvellement
nommés : Aurélie Maire et Laurent Jérôme. Cette démarche s’inscrit dans la volonté
du CIÉRA d’oeuvrer au-delà de l’Université Laval, par exemple, en créant un pôle à
Montréal (Université de Montréal et UQÀM) et un autre à Gatineau (UQO).
Pour rehausser la qualité et la profondeur de la revue et pour mieux l’arrimer
aux enjeux autochtones et aux enjeux de la recherche actuels, nous laissons également
Stéphanie Vaudry détient une maîtrise en sociologie de l’Université d’Ottawa pour avoir complété un
mémoire sur les expériences de jeunes Inuit à Ottawa. Sa recherche doctorale porte sur les luttes des
Peuples autochtones en Uruguay pour le rapatriement de leurs terres, et ce, à la lumière de leurs
rapports historiques avec l’État et les populations non-autochtones majoritaires. Courriel :
stephanie.vaudry-gauthier.1@ulaval.ca
1
Rémy Darith Chhem détient une maîtrise en anthropologie de l’Université Laval pour avoir complété
un mémoire sur l’accès à la propriété foncière et immobilière en milieu urbain, dans le contexte postconflit du Cambodge. Sa recherche doctorale porte sur la relation entre nature-culture, conservation et
développement, dans le contexte d’aires protégées d’Asie du Sud-Est continentale vouées à la
conservation de la biodiversité et du patrimoine culturel. Courriel : rchhe051@uottawa.ca
2
Stéphanie Vaudry et Rémy Darith Chhem, 2016, « Introduction : les mouvements autochtones dans les
Amériques et en Océanie, regards sur la transformation des stratégies et identités politiques », Cahiers
du CIÉRA, 13 : 1-5.
2
Vaudry et Chhem, Les mouvements autochtones dans les Amériques et en Océanie
de plus en plus de place à une diversité de voix et de modes d’expression venant
d’acteurs autochtones. Ainsi, à l’avenir, chaque page couverture mettra à l’honneur le
travail artistique d’un artiste autochtone. La peinture ornant ce numéro, intitulée
Halo3, est l’œuvre d’Eruoma Awashish4, une artiste montante d’origine atikamekw. De
plus, la section « Continuités » laisse place à des textes de poésie, des textes d’opinion
ou d’analyse de l’actualité ou encore à des entrevues, en lien avec la thématique du
numéro. Par souci d’accessibilité, les articles scientifiques ainsi que les textes des
autres sections sont tous disponibles en accès libre sur le nouveau site web du CIÉRA
www.ciera.ulaval.ca
—
et
via
la
plate-forme
Érudit :
—
https://depot.erudit.org/id/003185dd.
Outre ces nouveautés, les Cahiers du CIÉRA préservent leur mission initiale en
conservant leur vocation étudiante. En effet, la revue encourage les étudiants à
soumettre leurs publications aux côtés de chercheurs et professeurs plus chevronnés
pour ainsi se familiariser avec le processus de publication académique. La revue se
veut formatrice pour ses gestionnaires et contributeurs. Elle maintient son rôle comme
outil ou plateforme de collaboration pour les étudiants, professeurs et autres membres
de la communauté. De plus, la publication des Cahiers se fait encore conjointement
avec le colloque annuel du CIÉRA, dont les thèmes sont proposés par le comité
organisateur. Des thèmes spéciaux hors colloque pourront également être publiés, sur
proposition. Pour ce 13e numéro, nous faisons suite à la douzième édition du Colloque
annuel du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIÉRA) et
de l’Association étudiante autochtone de l’Université Laval (AÉA) qui a eu lieu à
Québec les 10 et 11 avril 2014 et dont le titre était : Mouvements autochtones, entre
continuités et transformations.
Ce treizième numéro des Cahiers du CIÉRA aborde la question des mouvements
autochtones contemporains en explorant particulièrement leurs rapports avec les États
nationaux, dans les contextes du Québec, du Canada, du Chili et de la Polynésie
Acrylique sur toile, aile d’outarde et imitation feuilles d’or. 24" x 36". 2014.
Récemment primée au gala de Tourisme autochtone Québec 2015, dans la catégorie ARTISTE,
Eruoma Awashish est détentrice d’un baccalauréat en art interdisciplinaire de l’Université du Québec à
Chicoutimi. Elle vise à faire connaître davantage sa culture. Sa double identité, Atikamekw par son père
et Québécoise par sa mère, lui permet de mieux saisir les différences qui distinguent ces deux peuples
et créer des espaces de dialogues à travers ses œuvres. Ayant vécue dans la communauté d’Opitciwan,
de Wemotaci et de Mashteuiatsh, Awashish a une grande appartenance à sa culture autochtone. Son
travail parle de métissage et de métamorphose. La souffrance et la blessure sont des thèmes qu’elle
aborde souvent, car, selon elle, la souffrance peut devenir un passage vers la transformation et le
dépassement de soi. Son travail est empreint de spiritualité, de symbolisme et de syncrétisme. Elle se
réapproprie des symboles faisant référence à la religion catholique pour leur donner un nouveau sens. «
C’est en écartant la doctrine et tout le côté institutionnel que la vraie spiritualité émerge. » Par ces
symboles qui s’entrecroisent et s’entrechoquent, ses œuvres parlent à la fois de contraste et de
métissage, de dualité et d’équilibre, de souffrance et sérénité, de blessures et de guérisons. Son travail
questionne également les phénomènes d’hybridation dans la culture des Premières Nations.
3
4
Cahiers du CIÉRA, 13
3
française. Ancrés dans une approche textuelle et ethnographique, les textes présentés
montrent une diversité de stratégies de mobilisation qui ne se limitent pas à des
protestations ou à des campagnes épisodiques. Au contraire, les mouvements se
construisent dans un temps relativement long, aux échelles locale, nationale et parfois
transnationale. La plupart des mouvements prennent racine dans une définition
particulière des concepts que sont la souveraineté, la justice sociale et l’accès aux
droits. Ces discours et pratiques mis de l’avant montrent une capacité à fédérer des
groupes autour de principes allant souvent à l’encontre de ceux promus par les États
et les entreprises auxquels ils s’allient. Les initiatives varient tout de même dans leur
degré de radicalité, entre une plus ou moins grande résistance ou collaboration, et
dans leur degré de succès. Même si ces mobilisations concernent parfois des enjeux
matériels, par exemple dans les cas de l’exploitation des ressources naturelles et de
l’environnement au Chili (ici présentés), nous voyons que les valeurs socio-identitaires
et spirituelles demeurent au centre du problème. Ainsi, nous espérons que le numéro
offrira quelques approches et possibilités alternatives pour réfléchir aux questions de
la transformation du territoire, des identités et des idées dans le contexte d’États
marqués par une tendance vers une politique multiculturaliste et une économie
néolibérale.
Ceci dit, nous retrouvons dans le présent numéro les contributions de Natacha Gagné,
d’Anahy Gajardo, de Ximena Cuadra et de Nicolas Paquet. Pour ouvrir le numéro, le
texte de Natacha Gagné explique la « stratégie autochtone » pour la lutte pour la
souveraineté en Polynésie française, qui se rapporte de manière croissante au
mouvement mondial autochtone et aux cadres de l’ONU concernant les droits
autochtones. Les individus et les associations commencèrent seulement à explorer les
possibilités offertes par cette stratégie au milieu des années 1990 et malgré tout, celleci occupe une place encore marginale dans le champ politique du territoire français.
Son article explore plus précisément comment l’autochtonie et les droits autochtones
sont compris et se déploie en s’appuyant sur les actions et voix aux échelles locales et
nationales. L’article montre comment le cadre des luttes des Peuples autochtones en
Polynésie française diffère radicalement de celui des peuples souvent considérés
comme emblématiques de la catégorie « Peuples autochtones » comme le démontrent
les cas étudiés par Anahy Gajardo et Ximena Cuadra-Montoya.
Anahy Gajardo examine, en effet, le processus contemporain de (re)construction de
l’autochtonie des Diaguita du Chili. Celui-ci se déploie depuis le début des
années 2000, particulièrement dans le contexte d’un conflit en lien avec le projet
minier Pascua Lama de l’entreprise Barrick Gold. Elle souligne que le processus de
réémergence de l’autochtonie diaguita, le développement du projet Pascua Lama et le
mouvement social d’opposition à ce dernier se développent et se déroulent
simultanément depuis près de 15 ans, à Huasco Alto, au nord du Chili. Au demeurant,
son analyse de ce processus est révélatrice de la logique inhérente du
multiculturalisme néolibéral et des mécanismes (ex. responsabilité sociale des
4
Vaudry et Chhem, Les mouvements autochtones dans les Amériques et en Océanie
entreprises) menant à la construction d’une autochtonie compatible avec les intérêts
des compagnies minières et les critères établis par l’État.
Le texte de Ximena Cuadra-Montoya porte, quant à lui, sur le cas de la centrale
hydroélectrique Neltume où a eu lieu la première expérience de consultation des
Peuples autochtones au Chili. Elle analyse comment la contestation, autour de conflits
environnementaux, remet en cause la condition de subordination des Autochtones par
rapport aux populations non-autochtones majoritaires, d’un point de vue « décolonial »
sur les « antagonismes sociaux. » Une de ses conclusions est que les Mapuches de
Neltume-Panguipulli remettent profondément en cause le processus délibératif ouvert
par le biais des mécanismes de consultation et que la revendication du droit au
consentement libre, préalable et éclairé reflète la demande d’une reconnaissance dans
l’espace décisionnel de la politique chilienne.
Finalement, Nicolas Paquet étudie la question de la résurgence autochtone à travers
un cas canadien. Celui-ci explique qu’au cours des dernières décennies, la
reconnaissance des droits autochtones a occupé une place centrale dans les discours et
réflexions sur la relation entre les Peuples autochtones et le gouvernement canadien.
De récentes critiques ont souligné le caractère opératoire de la politique de la
reconnaissance dans le contexte du colonialisme de peuplement canadien. Dans ce
texte, il propose d’examiner comment le paradigme de la résurgence autochtone
pallierait les lacunes d’une approche de type « from above » mise en œuvre dans
certaines politiques canadiennes. Par l’exemple du retour à une alimentation
traditionnelle, ce texte aborde comment la résurgence s’avère une étape préalable et
nécessaire pour une réconciliation entre Peuples autochtones et États.
Dans la section « Continuités », le numéro présente premièrement un poème inédit de
Marie-Andrée Gil, une auteure innue ayant participé à la soirée culturelle du colloque.
Nous retrouvons également dans cette même section des entrevues avec des acteurs
autochtones — Alexandre Bacon, Kim O’Bomsawin et Andrée-Yan Parent — membres
d’organisations militant pour le rapprochement des Autochtones et des nonautochtones au Québec. Dans le premier entretien intitulé « Un espace de rencontre
entre Premiers peuples et Québécois à Québec », Alexandre Bacon, cofondateur du
Cercle Kisis, discute de ses différents engagements au sein des luttes des peuples
autochtones et plus particulièrement du Cercle Kisis que l’on a connu lors des
activités du « Printemps autochtone 2014 » à Québec. Bacon explique comment les
rencontres et les activités « expérientielles » organisées par l’assemblée du Cercle Kisis
visent « un plus grand ralliement des cultures autochtones et le rapprochement entre
l’ensemble des peuples ». Cela permet de nouer des relations entre les participants
autochtones et non-autochtones, de développer une compréhension mutuelle et de se
reconnecter à la Terre de manière à partager un même espace.
Cahiers du CIÉRA, 13
5
Dans l’entretien intitulé « Déboulonner les mythes et les préjugés par le
rapprochement culturel », Kim O’Bomsawin, réalisatrice du film La ligne rouge, discute
avec Marie-Charlotte Franco de son engagement dans le rapprochement entre les
Autochtones et les non-autochtones à travers plusieurs modes d’action, la réalisation
de son film La ligne rouge et son implication au Conseil des Montréalaises notamment.
Dans l’entretien intitulé « Sensibiliser et tenter de réduire la concurrence mémorielle
au Québec », André-Yanne Parent nous explique la spécificité du mouvement Idle de
No More auquel elle participe dans le contexte québécois. Engagée dans plusieurs
initiatives autochtones urbaines, elle nous fait part dans un second temps des autres
formes de lutte sociale et artistique en cours à Montréal.
Enfin, nous souhaitons remercier tout spécialement les conférenciers et les artistes
ainsi que le Comité organisateur du douzième colloque annuel CIÉRA-AÉA, de même
que le Comité de rédaction des Cahiers et les personnes qui ont contribué à ce numéro
comme évaluateurs ou réviseurs.
Stéphanie Vaudry et Rémy Chhem
Co-éditeurs du no 13 des Cahiers du Ciéra
Identité et stratégie autochtones
Leurs complexités et (im)possibilités en Polynésie française
NATACHA GAGNÉ1
Département d’anthropologie
Université Laval
Résumé : En Polynésie française, la « stratégie autochtone » qui se rapporte au
mouvement mondial autochtone et aux normes de l’ONU concernant les droits
autochtones est relativement nouvelle dans le combat pour recouvrer la souveraineté.
Les individus et les associations commencèrent seulement à explorer les possibilités
offertes par cette stratégie au milieu des années 1990 et celle-ci occupe toujours une
place marginale dans le champ politique de ce territoire français. Cet article explore
comment l’autochtonie et les droits autochtones sont compris et se déploient
localement, en s’appuyant sur les actions et voix locales, lesquelles sont situées dans
leurs contextes local et national. Il montre comment le cadre des luttes des Peuples
autochtones en Polynésie française diffère radicalement de celui des peuples qui ont
été vus comme étant emblématiques de la catégorie « Peuples autochtones ».
Mots-clés : Polynésie française, décolonisation, souveraineté, stratégie politique,
autochtonie
Abstract: In French Polynesia, the “Indigenous strategy” in reference to the world
Indigenous movement and UN Indigenous right instruments is a relatively new one in
the struggle to recover sovereignty. Individuals and volunteer associations only began
to explore the possibilities of this strategy in the mid-1990s, and it continues to hold a
marginal place in the political field of this French territory. This article explores how
indigeneity and Indigenous rights are understood and enacted locally, drawing on
local voices and actions within a local and national context. It shows how the
framework for the struggles of the Indigenous peoples in French Polynesia differs
radically from those of other peoples who have been seen as emblematic of the
category “Indigenous peoples.”
Keywords: French
indigeneity
Polynesia,
decolonization,
sovereignty,
political
strategy,
Professeure titulaire, l’auteure s’intéresse aux processus de décolonisation et aux mouvements
d’affirmation politique en particulier chez les Māori de Nouvelle-Zélande et les Mā’ohi de Polynésie
française. Son livre le plus récent s’intitule Being Māori in the City: Indigenous Everyday Life in Auckland
(University of Toronto Press, 2013). Courriel: natacha.gagne@ant.ulaval.ca
1
Natacha Gagné, 2016, « Identité et stratégie autochtones : leurs complexités et (im)possibilités en
Polynésie française », Cahiers du CIÉRA, 13 : 6-33.
Cahiers du CIÉRA, 13
7
Introduction
Dans les territoires français d’Océanie, la « stratégie autochtone », comprise dans la
mouvance du mouvement autochtone à l’international et du développement des
instruments onusiens concernant les droits autochtones, est relativement nouvelle
dans la bataille pour recouvrer la souveraineté. Certaines personnes et associations ont
seulement commencé l’exploration des possibilités offertes par cette stratégie à partir
du milieu des années 1990 et elle occupait, jusqu’à très récemment, une place plutôt
marginale dans le champ politique. Si elle a énormément gagné du terrain en
Nouvelle-Calédonie dans un contexte où l’exploitation minière et industrielle du nickel
et ses retombées environnementales fournirent de multiples occasions de recourir à la
stratégie autochtone2 – laquelle favorisa quelques avancées intéressantes –, la situation
est différente en Polynésie française.
L’objectif sera ici de montrer que si la Déclaration de l’ONU sur les droits des Peuples
autochtones et les mouvements autochtones sur les scènes locales comme
internationale ont permis des avancées certaines et que certains droits de populations
s’identifiant comme Autochtones sont enfin mieux respectés (même si la lutte est loin
d’être terminée), la catégorie « Autochtone » et la stratégie lui étant associée n’a pas le
même attrait partout et ne semble pas porter les mêmes promesses pour tous.
Ainsi, Florence3, une Tahitienne à la fin de la cinquantaine, très active dans la vie
associative locale m’expliquait la chose suivante : « ici les gens veulent pas… […] Nous,
on ne se reconnaît pas comme un peuple autochtone, on veut pas être un peuple
autochtone… égal indigène, égal sous-homme » (Tahiti, mai 2011). Cette citation
montre clairement la connotation négative associée à la catégorie « Autochtone » en
Polynésie française et illustre son caractère problématique. Comment expliquer cette
réticence ou cette prudence des Mā’ohi4 (ou Polynésiens) ? Qu’est-ce que la stratégie
Ce texte est une version abrégée et remaniée qui s’attache uniquement au cas de la Polynésie française
d’un article comparatif sur la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie intitulé « Brave New Words:
The Complexities and Possibilities of an “Indigenous” Identity in French Polynesia and New
Caledonia » à paraître en 2015 dans la revue The Contemporary Pacific, 27, 2. La recherche fut rendue
possible grâce à une subvention Savoir du Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada
(CRSH). Je remercie tous les participants à cette recherche ainsi que Marie Salaün et Benoît Trépied
pour les échanges stimulants. Je remercie également Stéphanie Vaudry et Rémy Darith Chhem pour
leur invitation à participer à ce numéro. Pour des détails sur la situation néo-calédonienne, voir
notamment Demmer (2007), Graff (2012), Horowitz (2004, 2009, 2010, 2012), Monnerie (2005), Trépied
(2012a).
2
3
Des pseudonymes sont utilisés pour identifier les participants à la recherche.
L’ethnonyme « Mā’ohi » et la rhétorique identitaire lui étant associée ont connu un vif succès et ont été
largement utilisés à partir du début de la décennie 1980, tant dans le parler populaire que dans les
usages officiels, grâce à la vulgarisation qu’en ont fait Henri Hiro et Duro Rapooto. Voir Saura (2008)
pour la généalogie de l’utilisation de cet ethnonyme et les significations qu’il revêt. Comme l’explique
Saura (2008 : 116), le terme mā’ohi, issu de la langue vernaculaire, correspond à la population, à la
culture et à la langue d’origine autochtone par opposition à l’identité française et vise à dépasser les
identités insulaires spécifiques dans l’ensemble du territoire de la Polynésie française.
4
8
Gagné, Identité et stratégie autochtones
permet de faire ou, au contraire, ne permet pas de réaliser pour les acteurs locaux ?
Pour qui ?
À partir du cas de la Polynésie française, j’explorerai comment l’autochtonie et les
droits autochtones sont compris et mobilisés localement. Pour faciliter la
compréhension, voici tout d’abord quelques éléments caractérisant l’histoire
particulière de la Polynésie française et de ses populations et la façon dont le champ
politique s’est structuré historiquement. Comme nous le verrons, les contextes locaux
et nationaux de ce territoire français sont configurés d’une façon extrêmement
différente de l’Océanie anglophone et du reste de l’ancien Empire colonial
britannique – mais également de l’Amérique latine – où les populations se sont
d’abord mobilisées autour de la catégorie « Peuples autochtones » à partir des
années 1960.
Quelques éléments de contexte
L’histoire coloniale particulière de la Polynésie française, un territoire qui se situe à
plus de 15 000 km de la métropole, présente certaines spécificités. Entre 1842 et 1880,
de larges parties du territoire actuel furent sous protectorat français. Les îles et
archipels sous protectorat étaient sous l’emprise de la chef Pomare IV, soit les îles de
Tahiti et Mo’orea (Îles du Vent) dans l’archipel des Îles de la Société, l’archipel des
Tuamotu, ainsi que les îles de Tubuai et Raivavae dans l’archipel des Australes. Si la
souveraineté des chefs locaux est dès cette période limitée, ils exercent malgré tout
pendant la durée du protectorat une certaine mesure d’autonomie dans plusieurs
domaines (voir, par exemple, Newbury 1980).
En 1880, le « royaume » Pomare sera annexé à la France. Dès l’annexion, fait
exceptionnel dans tout l’Empire colonial français, la France accorde le statut de
citoyens aux indigènes5 de ce territoire, alors que dans les autres îles – archipels des
Marquises et des Gambier, îles Sous-le-Vent dans l’archipel de la Société et les îles
restantes de l’archipel des Australes – qui seront annexées au fil du temps, les
indigènes obtiendront le statut de sujets et seront tour à tour soumis à des lois
particulières plus ou moins codifiées (Gille 2006 ; Newbury 1980 ; Toullelan 1984 ;
Trémon 2013). Comme l’indique Trémon, cependant,
[c]ette colonie déroge largement au schéma juridico-politique le plus répandu dans
l’Empire, selon lequel les droits politiques sont réservés aux seuls citoyens, tant que
les sujets en sont exclus. Dans les décennies 1880 et 1890, les habitants de l’ancien
royaume Pomare, statutairement citoyens, ne sont pas les seuls à exercer des droits
politiques : les sujets des établissements secondaires annexés avant 1897, bien qu’ils
ne bénéficient pas de la citoyenneté française, ont le droit d’élire leurs représentants.
À rebours, la suppression des droits politiques qui est intervenue au tournant du
XXe siècle a concerné tant les sujets que les citoyens (2013 : 31).
5
« Indigènes » était le mot utilisé pour désigner les Autochtones dans l’Empire colonial français.
Cahiers du CIÉRA, 13
9
Des discriminations racialistes furent d’ailleurs rapidement réintroduites quand il fut
temps d’administrer ceux qui furent souvent requalifiés de « citoyens indigènes »
(Gagné 2009 : 88).6
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, la citoyenneté française est
accordée à tous les habitants des Établissements français de l’Océanie (ÉFO)7 qui ne la
possédaient pas déjà et le Code civil est substitué aux codes locaux, mettant ainsi
officiellement fin aux codes indigènes. En 1946, la Constitution de la Quatrième
République fit également des ÉFO un Territoire d’Outre-Mer (TOM). Cependant, à
l’encontre du mouvement de général de décolonisation, la France maintint son
emprise sur le territoire qui prendra le nom de Polynésie française en 1957. Dans la
perspective de l’implantation d’un centre d’expérimentation nucléaire – le Centre
d’expérimentation du Pacifique (CEP) sera créé en 1962 et les essais débuteront en
1966 – et du Commissariat à l’énergie atomique en Polynésie française, la France
resserrera même son contrôle sur le territoire.8 Saura parle d’une « reprise en main
intégrale du pouvoir par l’État, lequel attend près de trente ans pour consentir à une
nouvelle autonomie » (2008 : 66). En effet, dans les suites du référendum de septembre
1958, qui fut favorable à 64,4 % à la Constitution de la Ve République et donc au
maintien du territoire au sein de la République française (Saura 1997 : 335),
l’ordonnance du 23 décembre 1958 permit la reprise en main du pouvoir de décision
par le gouverneur (Moyrand 2012 : 40). Ce fut un recul sur le plan de l’autonomie par
Pour plus de détails sur les droits politiques effectifs, au-delà des questions statutaires, voir Trémon
(2013).
6
Ce n’est pourtant qu’en 1973 que la France accordera aux Chinois nés sur le territoire la nationalité
française et donc tous les droits dont jouissent les citoyens. Cela fut possible grâce à « la loi du 9 janvier
1973, avec l’extension aux territoires ultramarins du droit de la nationalité française, et donc du jus soli »
(Trémon 2009 : 125).
7
Moyrand (2012 : 39) mentionne que le recul de l’autonomie est aussi attribuable à une demande des
élus locaux, inquiets des visées autonomistes du leader charismatique Pouvanaa a Oopa (1895-1977) et de
son mouvement. Ainsi, dans les lendemains du référendum du 28 septembre 1958 demandant aux
Français de ratifier le projet de Constitution de la Ve République, lorsque l’assemblée territoriale est
consultée pour préciser si elle souhaitait le maintien du statut de territoire d’outre-mer, elle émet l’avis
qu’il faut supprimer le poste de vice-président et les attributions individuelles des ministres. Le recul de
l’autonomie serait aussi lié aux difficultés financières du territoire avec l’épuisement des réserves de
phosphate de Makatea, difficultés qui seront soulagées par la mise en place du CEP. Pouvanaa a Oopa,
souvent vu comme le père de la culture politique tahitienne (Saura 2012), est leader d’un mouvement
politique en faveur de l’émancipation et de la fin des injustices coloniales et partisan du « non » lors du
référendum. Il sera démis de ses fonctions de vice-président de l’exécutif local les jours suivant le vote,
arrêté puis emprisonné à la suite de quelques dérapages imputés à ses proches et forcé à l’exil en France
de 1960 à 1968 (Saura 2008 : 57). Le 18 juin 2014, la garde des Sceaux a saisi la Commission de révision
des condamnations pénales d’une requête en révision de sa condamnation. Sur Pouvanaa a Oopa, voir
Regnault (2009) et Saura (1993, 2012). Voir également le film documentaire réalisé par Marie-Hélène
Villierme, L’élu du peuple : Pouvanaa, te Metua (2012).
8
10
Gagné, Identité et stratégie autochtones
rapport à la loi-cadre du 23 juin 19569 qui avait doté la Polynésie d’institutions quasi
étatiques et de compétences étendues et qui avait retiré l’exécutif des seules mains du
gouverneur en partageant son exercice avec un conseil de gouvernement composé de
ministres (Moyrand 2012 : 35).
Jusqu’à la fin des années 1970, la vie politique au sein de la population d’origine
polynésienne, laquelle représente plus de 80 % de la population10, se structurait autour
de clivages entre les partisans de l’administration directe de la France et ceux de
l’autonomie. Avec l’octroi du statut d’« autonomie de gestion » en 1977 – lequel permet
une certaine décentralisation aux plans administratifs et financiers et l’établissement
de partenariats entre le territoire et l’État pour ce qui est de la gestion de projets
locaux –, et à la faveur d’un mouvement qui « ira dans le sens d’un élargissement
continu des compétences du territoire » (Moyrand 2012 : 41), l’opposition politique se
présente de la façon suivante : d’un côté, on retrouve les autonomistes qui souhaitent
rester dans le cadre de la République et, de l’autre, on retrouve les indépendantistes
qui souhaitent la souveraineté pleine et entière (Al Wardi 2010 : 140 ; voir aussi Al
Wardi 2009, Trémon 2006). Un deuxième changement statutaire sera accordé en 1984,
la France conférant à la Polynésie française le statut d’« autonomie interne ». La
nouveauté essentielle est que le chef de l’exécutif doit être un élu. À partir de ce
moment, la charge ne peut plus être assumée par le haut-commissaire de la
République (Moyrand 2012 : 44). Le nouveau statut possède également une dimension
symbolique importante : le territoire peut dorénavant déterminer librement ses signes
distinctifs (par exemple, son drapeau, un hymne), ce qui permet l’expression officielle
de l’identité polynésienne (Moyrand 2012 : 45, voir également Al Wardi 2010 sur les
effets de cette reconnaissance). En ce qui concerne les essais nucléaires, ils furent
suspendus en 1992, mais une dernière série d’essais eurent lieu en 1995-1996, juste
avant le démantèlement du CEP.
Depuis la fin des essais nucléaires en 1996, la France s’est retirée graduellement de la
Polynésie française, lui octroyant progressivement plus d’autonomie et réduisant les
transferts monétaires liés à la « rente nucléaire » (voir Moyrand 2012 et Al Wardi 2008
Cette loi est connue comme la loi Defferre, du nom du ministre de la France d’outre-mer Gaston
Defferre. Celle-ci avait été adoptée dans le contexte de l’évolution politique en Indochine et au Maghreb
et du vaste mouvement de décolonisation à l’international (voir Moyrand 2012).
9
Ce pourcentage provient du recensement de 1988, le dernier à avoir mesuré l’identité ethnique. Selon
ce recensement, environ 12 % de la population seraient d’origine européenne et environ 5 % seraient
d’origine asiatique, principalement d’origine chinoise. La forte majorité démographique de la
population aux origines polynésiennes est en grande partie attribuable au fait que les Établissements
français d’outre-mer (EFO) ne furent pas des colonies de peuplement. Le recensement de 1951 est une
bonne illustration. Pour ce qui est de la population française d’origine métropolitaine, en 1951, on
comptait 1424 colons, commerçants et employés de l’État sur une population totale de 62 828 habitants
(Tessier 1953 : 29). Les « Océaniens citoyens français » étaient, pour leur part, au nombre de 53 868, ce
qui représente 85 % de la population (Tessier 1953 : 10).
10
Cahiers du CIÉRA, 13
11
pour des détails). En 2003, le statut de Territoire d’Outre-Mer (TOM) sera remplacé
par celui de Collectivité d’Outre-Mer (COM), statut qui gagne en souplesse, mais qui
maintient le territoire dans le cadre de l’autonomie administrative.11
La fin des essais nucléaires mettra fin à l’isolement de la Polynésie française12 et
permettra la réouverture de la Polynésie française aux échanges avec les autres îles
d’Océanie, mais aussi avec le reste du monde. De nouvelles façons d’affirmer leur
identité et de présenter leurs demandes pour une autonomie accrue et le
rétablissement de leur souveraineté furent dès lors explorées par certains segments de
la population. Des revendications en faveur de l’identité et de droits autochtones pour
les Mā’ohi en référence au mouvement autochtone international et aux droits des
Peuples autochtones tels que reconnus à l’ONU se firent entendre. Le milieu associatif
fut à l’avant-garde de ces nouvelles tendances. Voyons comment.
Les insulaires du Pacifique et le mouvement mondial des Peuples autochtones
En Nouvelle-Zélande, en Australie et à Hawai‘i, où la voie de l’indépendance n’était
pas ou difficilement une option concevable, les populations autochtones, qui sont
devenues des minorités démographiques dans les États issus d’anciennes colonies de
peuplement, ont gagné différentes mesures de protection et de contrôle sur leur destin
en recourant à la stratégie autochtone. Dans les années 1970, des leaders māori,
aborigènes et hawaiiens, aux côtés de militants amérindiens et inuit, furent en effet
responsables d’une mobilisation de la catégorie « Autochtone » à des fins politiques et
légales particulières à l’international (Minde 1996). Des représentants d’autres peuples
se sont par la suite joints à eux.13 Des leaders māori, par exemple, prirent part aux
premières rencontres internationales, dont celle organisée par l’American Indian
Movement qui mena à la création de l’International Indian Treaty Council en 1974 et
du Conseil mondial des peuples indigènes en 1975. Ils participèrent activement par la
suite aux délégations et pourparlers autochtones à l’ONU qui menèrent notamment à
la création du Groupe de travail des Nations Unies sur les populations autochtones
(GTPA) en 1982, à la création de l’Instance permanente sur les questions autochtones
en 2000 et à l’adoption de la Déclaration de l’ONU sur les droits des Peuples
autochtones en 2007.14 Fait à noter, les populations du Pacifique Sud francophone et,
Moyrand (2012 : 57-77) montre qu’une certaine autonomie politique dans le cadre d’un État unitaire
caractérise également le nouveau statut. Voir également Moyrand (2012) à propos de la nouvelle loi
organique du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française et des innovations
qu’elle introduit.
11
12
Voir, par exemple, Regnault (2005), Barrillot et Doom (2005), Kahn (2011).
Sissons (2005) décrit l’effet de l’élargissement du mouvement sur sa définition et les demandes qu’il
formule. Pour des synthèses de l’histoire du mouvement autochtone, voir, par exemple, Bellier (2009),
Gagné (2008), Morin (2005, 2009, 2013).
13
14
Pour une synthèse plus détaillée du mouvement autochtone et ses avancées, voir Gagné (2008).
12
Gagné, Identité et stratégie autochtones
plus largement de l’ancien Empire colonial français15, ne participent pas à cette
première mobilisation. Ce dernier événement a reçu une attention relativement
importante un peu partout dans le monde, y compris de la part des médias dans le
Pacifique, incluant dans les États français d’Océanie, relayée par des blogues et des
sites Internet.
Les acteurs de la classe politique et des milieux associatifs en Polynésie française ne
sont pas sans connaître la Déclaration sur les droits des Peuples autochtones et le
mouvement autochtone à l’international. Certains d’entre eux, plus précisément deux
représentants d’associations tahitiennes, ont participé aux travaux de l’ONU sur les
droits des Peuples autochtones, mais comme ce fut le cas pour leurs voisins kanak de
Nouvelle-Calédonie (voir Morin 2008, Graff 2012), les Mā’ohi y vinrent plutôt
tardivement et leur participation fut irrégulière. Morin (2008) retrace leur première
participation aux travaux de l’ONU sur les droits des Peuples autochtones à la
Conférence internationale sur les droits de l’Homme qui se tint à Vienne en 1993.
C’est d’ailleurs lors de cette conférence tenue à l’occasion de l’Année internationale
des populations autochtones que la leader maya du Guatemala et récipiendaire du Prix
Nobel de la Paix en 1992, Rigoberta Menchú, proposa la création d’une décennie
internationale des Peuples autochtones (Morin 2006 : 50). Gabriel Tetiarahi, un
représentant de la Ligue polynésienne indépendante des Droits de l’Homme, appelée
également Te Hui Tiama, fut invité à participer à l’événement afin d’y donner la
conférence inaugurale sur les droits des Peuples autochtones (Dépêche de Tahiti, 21
mars 2013). Cette première expérience le convint de participer les deux années
suivantes aux séances de travail du GTPA. Tetiarahi était alors représentant de Hiti
Tau16, le Conseil national du pays Maohi, une association basée à Tahiti qu’il avait
fondé en 1992 et qui faisait également partie du réseau régional Pacific Islands
Association of Non-Governmental Organisations (PIANGO).
En 1995, lors de son intervention devant le GTPA, il mit l’accent sur les forts liens qui
unissent son peuple et les Peuples autochtones aux États-Unis et en Australie, faisant
ressortir leur commun attachement à la Terre-Mère, ainsi que leur souffrance
commune et les menaces dont ils sont victimes dans la course à l’armement des
grandes puissances. Tous les peuples auxquels ils s’identifient, comme le Peuple
mā’ohi, furent victimes des retombées des essais nucléaires (Hiti Tau 1995). La
rhétorique qu’il utilise est typique de celle utilisée par les leaders du mouvement
autochtone international depuis ses débuts. La frustration engendrée par l’incapacité
À l’exception des Amérindiens en Guyane et au Canada français dont des leaders se sont joints
rapidement au mouvement. Sur les Amérindiens en Guyane, voir, par exemple, Collomb (1997, 2001,
2005), Guyon (2009a, 2009b), Guyon et Trépied (2013).
15
« Hiti Tau literally means “Stand up and make a change” […] Its mission was to bring together the
indigenous Maohi people in their struggle for the recognition of their universal rights, sustainable
development and the right to a non-nuclear homeland » (Peace Boat 2005).
16
Cahiers du CIÉRA, 13 13
des Peuples autochtones d’obtenir justice auprès de leurs propres gouvernements les a
menés à établir des réseaux de solidarité au-delà des frontières nationales avec d’autres
Peuples autochtones, mais également avec des individus et organisations allochtones
sensibles à leurs situations et à leurs revendications. Ces réseaux leur ont permis de se
faire entendre dans les forums internationaux, notamment à travers le système
onusien.
Tetiarahi disait récemment en entrevue que « [l’]ONU est d’abord une tribune pour
faire valoir des droits » (Dépêche de Tahiti 21 mars 2013). Si je comprends bien le sens
de cette intervention, les rencontres internationales portant sur les droits des Peuples
autochtones ne sont donc, pour lui, qu’une tribune parmi d’autres pour faire valoir le
droit à l’autodétermination de son peuple :
La conférence mondiale de 1993 avait bien mentionné que le droit à
l’autodétermination devait devenir un droit de l’homme. Et dans la déclaration des
droits des peuples autochtones, l’assemblée générale avait aussi déclaré qu’il était un
devoir moral que de considérer le droit à l’autodétermination des peuples. C’est une
démarche tout à fait conforme à l’esprit et à la lettre de la Déclaration universelle des
droits de l’homme (Dépêche de Tahiti 21 mars 2013).
Après 1994 et 1995, selon toute vraisemblance, Gabriel Tetiarahia n’a pas participé à
d’autres rencontres d’instances vouées à la protection des droits autochtones à l’ONU.
Il a pourtant participé à plusieurs rencontres et organisations internationales – tant à
l’échelle transpacifique qu’européenne –, faisant valoir en outre l’importance du
développement durable, luttant contre ce qu’il qualifie de « colonialisme », de
« racisme » et de « terrorisme nucléaire » dans le Pacifique Sud (Peace Boat 2005, voir
aussi Dépêche de Tahiti, 21 mars 2013) et réclamant l’autodétermination ou la pleine
souveraineté pour les Mā’ohi.
À partir de la fin des années 2000, Mareva Neti de Montluc participa également aux
rencontres onusiennes portant sur les droits autochtones. Elle prit part à au moins
trois séances de l’Instance permanente sur les questions autochtones à New York
comme représentante de différentes associations locales. À la séance de 2007, elle prit
la parole pour parler des « traités » du XIXe siècle qui lient la France et les chefs
tahitiens (UN 2007). À celle de 2008, comme représentante de l’association Hiti Tau, la
même association que représentait Tetiarahi une décennie plus tôt, elle aborda une
question chère à son prédécesseur, celle des essais nucléaires et de leurs retombées
pour les populations et les archipels du Pacifique Sud, et demanda à ce que les
« pouvoirs nucléaires » assument la responsabilité des effets nuisibles de leurs actions
(UN 2008). En 2010, elle insista sur le droit à l’autodétermination de la Polynésie
française (UN 2010).
Mentionnons également qu’au premier congrès de la Coordination autochtone
francophone (CAF) qui se tint à Agadir, au Maroc, en 2006, de Montluc fut élue (avec
son collègue kanak Sarimin Boengikh) sur le conseil exécutif de l’organisation comme
14
Gagné, Identité et stratégie autochtones
représentante de la région Pacifique (Handaine 2006 et Morin 2008). En 2008, lors du
deuxième congrès de la Coordination autochtone francophone (CAF) qui se tint à
Québec, son mandat fut renouvelé (avec son collègue kanak Jean-Yves M’Bouéri)
(GITPA 2008). Dans les années 2000, les membres du Groupe international de travail
pour les Peuples autochtones (GITPA) – la branche française de l’ONG internationale
World Group for Indigenous Affairs (IWGIA) – participèrent activement à la création
de la CAF dont les objectifs furent définis en 2004 durant la troisième session de
l’Instance permanente sur les questions autochtones (GIPTA 2012). Les membres du
conseil d’administration du GITPA17 ont soutenu les participants autochtones comme
Mareva Neti de Montluc afin qu’ils puissent assister aux rencontres de la CAF,
notamment en contribuant à couvrir leurs frais de voyage.18
À ma connaissance, Tetiarahi et de Montluc sont les deux seuls Tahitiens qui ont
participé à ce type de rencontres jusqu’à maintenant. Leur présence dans les forums
autochtones de l’ONU fut rendue possible surtout grâce à leurs initiatives individuelles
ainsi qu’au soutien d’ONG internationales. Ce qui est frappant est qu’au-delà des
petites associations qu’ils représentent, leur travail reste largement méconnu sur la
scène locale et, jusqu’aux années 2010, ils ne firent pas non plus d’efforts particuliers
pour informer la population de leur initiative à l’ONU et des débats et possibilités que
l’ONU pouvait leur offrir en matière de droits autochtones. Non seulement leur action
est restée largement invisible, mais, comme le mentionne la romancière Chantal Spitz
dans un numéro spécial intitulé « Autochtonie et peuples autochtones » de la revue
Littérama’ohi, une revue littéraire produite à Tahiti, qui parut en 2011 :
[L’adoption] de la Déclaration sur les Droits des Peuples autochtones par
l’Assemblée générale des Nations Unies le 13 septembre 2007 est passée quasiment
inaperçue dans notre pays [Polynésie française] alors qu’elle a été célébrée par les
peuples autochtones du monde. Aujourd’hui encore la notion d’autochtonie reste
vague et confuse pour une grande partie de la société (2011 : 94).
Une recension que j’ai effectuée des articles parus dans la presse locale confirme cette
affirmation. Comment expliquer cette situation ?
Une notion qui soulève des soupçons dans le « moule » français
Vanina, une participante à mes recherches qui voit, pour sa part, dans les droits
autochtones des possibilités pour son peuple, explique de la façon suivante pourquoi
la stratégie autochtone n’est pas attrayante pour les Polynésiens : « la notion
d’autochtone, ce sont des choses qui… en tous les cas dans le moule français…
certains y voient encore un mot péjoratif. Comme si nous-mêmes, par rapport à notre
identité, certains n’ont pas encore été jusqu’au bout de ce qui les choque dans ce
17
Plusieurs sont anthropologues.
Françoise Morin et Bernard Saladin d’Anglure, communication personnelle, septembre 2013. Voir
aussi Morin (2008).
18
Cahiers du CIÉRA, 13
15
mot » (Tahiti, mai 2007). Comme nous l’avons vu précédemment à travers les propos
de Florence (Tahiti, mai 2011), pour plusieurs, être Autochtone, c’est être un soushomme, c’est-à-dire un citoyen de seconde zone. Ce qui vient spontanément à l’esprit
des Mā’ohi en entendant le mot « autochtone » c’est le statut inférieur et les droits
restreints des « indigènes » de l’Empire colonial français entre 1887 et 1946.19 Les
indigènes étaient des sujets et étaient soumis à des codes de lois particuliers, par
opposition aux citoyens français qui se prévalaient de pleins droits. Encore
aujourd’hui, cette association continue à être faite parmi les Mā’ohi malgré la situation
exceptionnelle dans tout l’Empire colonial français dont jouissait une partie d’entre
eux, tel que mentionné plus haut. En effet, lors de l’annexion d’une partie du territoire
par la France en 1880, on attribua aux habitants de Tahiti et des autres dépendances
du chef Pomare le statut de citoyen.
Des participants à mes recherches m’ont aussi dit que lorsqu’ils pensent à des
Autochtones, ils ont en têtes des populations extrêmement marginalisées aux
conditions de vie extrêmement difficiles, comme certains Aborigènes en Australie et
même certains Amérindiens au Canada, comme ils ont pu le voir dans les médias
locaux et internationaux et sur Internet. Ils voient difficilement comment s’identifier à
ces communautés marginalisées : « On appelle cela de la fierté », me disait Florence
(Tahiti, mai 2011). Par ailleurs, le fait que les personnes d’origine polynésienne forment
la vaste majorité de la population et que le statut d’autonomie de 2004 a doté le
gouvernement local de larges compétences à l’intérieur de la République20 en vertu du
statut d’autonomie peut certainement expliquer en partie cette réaction. Leurs
conditions diffèrent objectivement, et ce, à plusieurs égards, à celles souvent qualifiées
de Quart Monde (entre autres, voir Manuel et Posluns 1974, Tanner 1992) dans
lesquelles vivent, encore aujourd’hui, une bonne partie des populations autochtones
de pays comme le Canada ou l’Australie. Florence parle malgré tout du même souffle
d’une certaine arrogance des Polynésiens qui les empêcheraient par ailleurs de
À y regarder de plus près, le terme « autochtone » comme tel fut utilisé dans l’histoire du territoire.
Aucune des personnes rencontrées lors de mes séjours sur le terrain n’a mentionné ce fait, mais le
terme fut utilisé à tout le moins lors du recensement de 1951 pour le dénombrement des habitants de
chaque île en fonction de l’origine raciale. Dans l’« Étude démographique sur les Établissements
français d’Océanie de Cook au recensement des 17/18 septembre 1951 », réalisée par l’adjudant Raoul
Tessier du détachement de Gendarmerie du Pacifique, on distingue les « Métropolitains », les « Créoles
et Métis », les « Autochtones », les « Chinois » et les « Européens et autres étrangers » (Tessier 1953). Ces
distinctions eurent-elles des effets sur les populations ainsi désignées ? Le terme « autochtone » fut-il
utilisé à d’autres occasions par l’administration ? Des recherches restent à faire à ce sujet. Ajoutons
simplement ici que pour ce qui est du dénombrement par nationalité, on distingue notamment les
« Français » des « Océaniens citoyens français » (Tessier 1953 : 10), ce qui illustre que les distinctions sur
une base racialiste ou ethnique continuaient à être opérantes ou jugées nécessaires dans les anciennes
colonies malgré l’idéal républicain et l’octroi déjà ancien du statut de citoyen à une large proportion des
habitants des EFO. Merci à Marie Salaün d’avoir attiré mon attention sur ce recensement.
19
L’État maintient la totalité de ses compétences régaliennes, soit la défense, la politique étrangère, la
monnaie, la justice, la sécurité, l’ordre public et la garantie des libertés publiques (Vie publique 2004).
20
16
Gagné, Identité et stratégie autochtones
collaborer avec d’autres insulaires du Pacifique dans le cadre de divers projets, ce
qu’elle voit comme une faiblesse au plan politique.
Le poète Isidore Hiro, le frère du regretté poète et dramaturge Henri Hiro (1944-1990)
qui fut un acteur clé du mouvement de renaissance culturelle à partir des années 1970
qui embrassait l’identité et les valeurs mā’ohi (voir notamment Saura 2008, Kahn 2011
et Pambrun 2010), parle de la façon suivante de l’ambiguïté du mot « autochtone » pour
les Tahitiens dans le numéro de Littérama’ohi cité précédemment :
D’après ce dont je me souviens, c’est vers la fin des années [19]80 que j’ai entendu
pour la première fois ce mot « autochtone ». Ce qui m’étonne beaucoup, c’est à quel
point son usage s’est répandu de nos jours. À l’époque on n’arrivait plus à
comprendre qui on était exactement, où on était et comment on pouvait se situer par
rapport à cette nouvelle expression : « autochtone ». Qui était vraiment cette
personne qu’on appelle « autochtone » ?...
À ce que j’ai compris, nous n’étions plus des Tahitiens, nous n’étions plus des
Paumotu, nous n’étions plus des Mangaréviens, ni des Marquisiens, ni des habitants
des Australes, ni des Maupiti, ni d’autres gens des îles sous le Vent, ni des Maiào, ni
des « Mooréaniéens », cela signifiait que nous n’étions plus des Maόhi mais plutôt des
autochtones, c’est-à-dire des gens du pays… Mais qui ? … d’où viennent-ils ? … Qui
sont leurs parents ? … Toutes ces questions sont sans importance, ils sont nés dans
le pays donc ce sont des gens du pays, il ne faut pas se poser de question, il ne faut
pas chercher à comprendre, c’est ainsi…
Mais peut-on se fier à cela ? (Hiro 2011 : 37)
De façon très claire, Isidore Hiro aussi se méfie de l’idée d’une identité autochtone.
Pour lui, l’ambiguïté du mot tient au fait qu’il peut être utilisé pour identifier deux
catégories de personnes. Il établit ainsi une distinction entre, d’un côté, ceux qu’il
appelle les « autochtones natifs » et, de l’autre, ceux qu’il nomme les « autochtones de
souche ». Selon la définition qu’il en donne, l’autochtone natif correspond à
« quelqu’un qui est né dans notre pays. Mais ce qu’il faut préciser c’est que ce n’est
pas une personne originaire de ce pays mais une personne dont les parents ou les
ancêtres sont venus de l’extérieur » (Hiro 2011 : 38). Par contraste, l’autochtone de
souche est « originaire de ce pays, attaché au socle de sa terre, relié à ses ancêtres par
son nom depuis la nuit des temps, depuis des générations et des générations jusqu’à
ce jour. Cette personne-là a un lien avec sa terre, un lien avec sa généalogie et fait
corps avec son pays » (Hiro 2011 : 38).
Cette distinction qu’il établit entre « autochtones natifs » et « autochtones de souche »
est fondamentale pour lui et, comme on peut le voir, a d’importantes implications
politiques. Je pense que la clé pour comprendre la distinction doit être trouvée dans
ce que Vanina, ci-dessus, a appelé « le moule français ». Elle peut être trouvée dans la
conception française de la citoyenneté et les débats publics qui l’entourent : la
citoyenneté française se fonde sur le « droit du sol » (jus soli). Être un citoyen de la
République française signifie donc être membre d’une communauté politique, laquelle
Cahiers du CIÉRA, 13
17
n’a aucun fondement ethnique et n’a rien à voir avec l’ascendance et ce qui est connu
comme le « droit du sang » (jus sanguinis) (voir, entre autres, Weil 2002).
Être citoyen français implique donc l’idée, dans un certain sens, d’être « autochtone »
en France, une idée qu’on entend dans les débats publics français, particulièrement à
propos de l’immigration où on établit une distinction entre Autochtones (donc
citoyens) et immigrants.21 Cette idée est aussi perpétuée par les métropolitains
(certains) qui vivent dans les territoires d’outre-mer, ainsi que par leurs enfants qui y
sont nés pour insister sur leurs droits d’y être et d’y vivre. On entend ces arguments en
Polynésie française de la bouche des originaires de métropoles pour justifier, par
exemple, des titres fonciers, le droit de participer à la vie politique locale, mais aussi
pour insister sur leurs droits et ceux de leurs enfants à demeurer sur le territoire
advenant son indépendance, d’où la nécessité, pour Isidore Hiro de distinguer deux
catégories d’« autochtones ».
Ce qui est également frappant dans cette citation de Hiro ce sont les doutes qu’il
exprime à propos de la catégorie étant donné que celle-ci vient d’ailleurs. Ses propos
reflètent plusieurs des commentaires que j’ai entendus sur le terrain à Tahiti. Encore
une fois, il s’agit d’une catégorie qui leur est imposée, comme tant d’autres
appellations qui leur furent imposées à travers l’histoire coloniale, comme
« indigènes », puis « Polynésiens » (voir Saura 2008). La catégorie « Autochtone » est
aussi vue comme problématique parce qu’elle est étrangère à leur langue22 et trop
abstraite. Dans cette catégorie, ils perdent quelque chose de leur identité particulière.
Voici ce que Hiro avait à dire à ce sujet dans une entrevue récente : « Je suis né à
Mo’orea, mon nombril est à Mo’orea, mon placenta est enterré à Mo’orea, moi je ne
suis pas tahitien, je suis un “Mo’orea-nien” (rire) » (Tahiti Infos 2013). Et c’est comme
Mo’orea-nien qu’il appartient au Peuple mā’ohi. Il apparaît donc clairement que pour
Isidore Hiro, s’auto-identifier comme « autochtones » consiste à effacer toutes ces
particularités.
Sur la complexité et le caractère problématique du terme, Chantal Spitz ajoute :
« L’autochtonie est souvent présentée comme exclusion, voire communautarisme
Au cours des dernières années, l’extrême droite en France métropolitaine a utilisé le terme
« autochtones » dans un sens complètement différent pour exprimer des positions anti-immigration,
distinguant deux classes de citoyens : ceux qui sont d’origine (ethnique) française – les Autochtones – et
ceux qui ne le sont pas. Cette distinction contrevient au principe d’égalité de tous les citoyens de la
République française.
21
Comme l’a mis en évidence Saura (2004, 2008, 2010, 2013, 2014), les concepts d’autochtones et
d’autochtonie existent dans la langue vernaculaire. On retrouve, par exemple, dans les mythes
polynésiens cette distinction fondamentale et fondatrice en termes de légitimité juridique et politique
entre ceux qui viennent d’ici et ceux qui viennent d’ailleurs (Gagné et Salaün 2009 : XIV-XV). Il s’agit là
d’une distinction qu’on retrouve dans plusieurs sociétés humaines. Hiro se méfie de la catégorie
« Autochtone » quand elle vient d’ailleurs, quand elle est porteuse d’idées importées, dans une langue
qui n’est pas la sienne.
22
18
Gagné, Identité et stratégie autochtones
[isolationnisme ethnique, sectarisme] ou indépendantisme » (2011 : 98). Sachant que
l’indépendance, pour des segments de la population de la Polynésie française, est
associée à l’incertitude politique, à la pauvreté, au racisme, à l’exclusion, et même à
des troubles civils et des conflits armés, à l’image de ce qui est arrivé dans certains
États d’Océanie depuis leur indépendance, l’autochtonie souffre d’une perception
négative de la part du grand public.
Quand autochtonie rime surtout avec culture
En Polynésie française, jusqu’à maintenant, les références à l’identité et aux droits
autochtones dans le registre onusien existent malgré tout, mais sont le fait d’un très
petit nombre d’associations volontaires et concernent essentiellement les productions
culturelles – c’est-à-dire les arts et la littérature – et la préservation de l’héritage
culturel. Je montrerai que lorsque les revendications qu’elles sous-tendent visent des
changements étant davantage de nature politique, soit elles rencontrent une
opposition plus directe, soit elles empruntent d’autres voies.
Par exemple, les membres de l’association Littéramā’ohi ont parlé d’eux-mêmes
comme des « écrivains autochtones ». À partir de 2010, ils ont mis en avant que leur
objectif était de promouvoir la littérature autochtone de Polynésie française
(Littéramā’ohi 2013). Le groupe Littérama’ohi a aussi organisé en octobre 2010 une
rencontre autour du thème « Les peuples autochtones » à la Maison de la Culture de
Pape’ete qui a débouché sur le numéro spécial de la revue sur le sujet déjà mentionné.
L’article d’Isidore Hiro fut d’ailleurs une addition intéressante au numéro, illustrant
l’ambiguïté de la notion pour le people mā’ohi. Mais voici ce que me confia un des
organisateurs de l’événement : « On s’attendait soit que les gens viennent et nous
attaquent ou soit que les gens ne viennent pas et les gens ne sont pas venus. Non, ici
les gens ne veulent pas… […], on ne se reconnaît pas comme un peuple autochtone »
(mai 2011). En fait, seulement une quinzaine de personnes assistèrent à l’événement.
Depuis, les membres de l’association continuent à utiliser le terme autochtone à
l’occasion quand ils parlent de leurs écrits ou de leurs activités, comme lors d’une
lecture publique au marché de Pape’ete en juin 2011 (Les Nouvelles de Tahiti 30 juin
2011). En octobre 2014, l’association, en collaboration avec la Maison de la culture, a
présenté la quatrième édition du spectacle Pina’ina’i ; exhibition de lectures, danses et
musiques. Moana’ura Tehei’ura, membre de l’association Littéramā’ohi et concepteur
de l’événement, expliquait que le spectacle portait cette fois sur le thème de
l’autochtonie et de l’identité :
La quête de l’identité est propre à l’homme. Le Polynésien l’intègre dans sa culture,
dans son verbe, parce que c’est une question que chaque génération doit se poser.
Dans ce spectacle, on rappelle l’histoire, sans l’accuser. On rappelle l’arrivée des
missionnaires, sans l’accuser, mais pour porter une réflexion au sein du public, lui
demander si la religion n’a pas eu un côté néfaste dans l’évolution de notre société
Cahiers du CIÉRA, 13 19
autochtone… À l’inverse, cette autochtonie n’est-elle pas odieuse ? Nous parlerons
également du jugement autochtone vers l’autochtone (Hiro’a 2014 : 10).
Si l’objectif du spectacle est de faire connaître et de mettre en valeur la littérature
autochtone, l’autochtonie, comme thème central des exhibitions, avait aussi une
portée politique, permettant à la fois de porter un regard critique sur la colonisation et
l’évangélisation, mais également sur soi.
Pourquoi encore cette référence à l’autochtonie ? Pour susciter la curiosité des locaux
et ainsi aider à la promotion de leur travail sur la petite scène littéraire polynésienne,
me disait une membre de l’association. C’est aussi une façon de montrer la pertinence
de leurs œuvres au-delà de la Polynésie française en insistant sur un ensemble de
préoccupations partagées par les Peuples autochtones de par le monde. Cette stratégie
doit d’ailleurs être comprise à la lumière des contacts et collaborations établis
récemment avec des écrivains dans la région. Il faut dire qu’avec la fin de l’ère
nucléaire en Polynésie française, ces contacts furent facilités. Les participants à mes
recherches ont insisté, dans nos échanges, sur les effets puissants de l’opposition
régionale au « colonialisme nucléaire » français sur les populations autochtones des
territoires français d’Océanie, incluant sur leurs déplacements et leurs réseaux. Ces
dernières années, beaucoup d’efforts ont été faits pour s’ouvrir à la région et au
monde, notamment sur le plan de la traduction, du développement des sites Internet
et des réseaux sociaux (incluant Facebook), sans parler de l’ouverture grandissante de
la France par rapport à la langue anglaise, ce qui a rendu plus facile le réseautage,
participant ainsi à briser le grand partage entre l’Océanie francophone et anglophone.
Pour ne prendre qu’un exemple, le roman de Chantal Spitz, L’île des rêves écrasés (1991),
le « first ever novel by an indigenous Tahitian writer » (Huia Publishers 2007) fut
traduit en anglais en 2007 par Huia Publishers, une maison d’édition māori, sous le
titre Island of Shattered Dreams. La romancière tahitienne fut par la suite invitée, aux
côtés d’autres écrivains qui se reconnaissent comme Autochtones, à de nombreux
événements littéraires un peu partout dans le Pacifique, à commencer par la NouvelleZélande, l’Australie et Hawaiʻi. La maison d’édition Au vent des îles, basée à Tahiti,
s’est aussi lancée dans la publication de traductions des romans et recueils de
nouvelles de plusieurs écrivains autochtones du Pacifique, notamment ceux des Māori
Patricia Grace et Witi Ihimaera, dans sa collection « Littératures du Pacifique ».
La stratégie est également à comprendre tenant compte des échanges établis avec des
écrivains s’identifiant comme Autochtones ailleurs à travers le monde, notamment au
Québec. Il est en effet à noter que certains des membres de l’association
Littéramā’ohi, en compagnie d’autres Tahitiens, ont participé à Wendake, chez les
Hurons-Wendat, au colloque intitulé « Littératures autochtones émergentes : Canada,
Afrique du Nord, Océanie française » qui déboucha sur la publication du recueil
Littératures autochtones (Gatti et Dorais 2010). Le regretté Jean-Marc Tera’ituatini
Pambrun (1953-2011), Flora Devatine, Louise Peltzer et Chantal Spitz furent aussi au
nombre des auteurs qui apparaissent dans une anthologie de textes littéraires
20
Gagné, Identité et stratégie autochtones
autochtones francophones intitulée Mots de neige, de sable et d’océan : littératures
autochtones (Gatti 2008). 23 Flora Devatine, en compagnie d’une délégation d’artistes du
Centre des métiers d’arts (CMA) dont Viri Taimana, directeur de l’institution, et Tokai
Devatine, enseignant au CMA, participèrent également au Festival présence
autochtone 2009 à Montréal (pour des détails, voir Wong 2009). Selon l’équipe de
direction du CMA, le séjour à Montréal – le premier voyage outre-mer dans toute
l’histoire de l’école – permit une véritable prise de conscience de leurs nombreux
points communs avec les Autochtones du Québec, ce qui les encouragea à organiser
d’autres voyages par la suite à la rencontre d’autres artistes autochtones. Les élèves et
enseignants du CMA se rendirent par la suite en Nouvelle-Zélande à la rencontre
d’artistes māori, ce qui mena à l’établissement de nombreuses collaborations. Aussi,
parmi d’autres initiatives, une délégation d’enseignants et d’étudiants māori de
l’université de Waikato, en Nouvelle-Zélande, fut reçue en résidence au CMA en
novembre 2014 (Tahiti Infos 2014).
La couverture médiatique locale du séjour montréalais, cependant, est une bonne
illustration du manque de familiarité avec les questions relatives aux Autochtones et
avec le concept d’« autochtonie » sur le territoire. Par exemple, une journaliste
expliqua que Présence autochtone était « le festival des minorités ethniques »
(Wong 2009), une explication qui montre la mécompréhension de la distinction
importante (laquelle existe un peu partout à travers l’ancien Empire colonial
britannique) entre les Premiers peuples, les descendants des premiers habitants,
lesquels furent colonisés peu après l’arrivée sur leur sol des premiers Européens, et les
minorités ethniques qui arrivèrent plus tard, comme immigrants. L’anecdote est
révélatrice du fait que la distinction n’est pas pertinente dans le contexte français. Ce
manque de sensibilisation de la journaliste à cette distinction trouve son sens dans le
contexte politique et historique plus large de la République française qui, à la
différence du Canada, a largement ignoré, sur son territoire, la réalité autochtone telle
qu’elle s’entend à l’ONU.
Un point fondamental au sujet de la catégorie « Autochtone » dans le registre onusien
est qu’elle s’articule à la revendication de droits collectifs, lesquels se fondent sur une
histoire commune de dépossession d’exclusion et de domination. Dans le contexte
français, la difficulté avec les droits collectifs était révélée de façon évidente dans la
position ambiguë des représentants de l’État français lors des débats précédant le vote
en vue de l’adoption de la Déclaration sur les droits des Peuples Autochtones par le
Conseil des droits de l’Homme en 2006 et par l’Assemblée générale de l’ONU en 2007.
En 2006, bien que s’affichant en faveur de la déclaration, le représentant français dit
que la France avait relevé des difficultés juridiques quant à son application. Il précisa
alors que pour la France, en vertu du principe d’indivisibilité de la République et
Les chercheurs impliqués dans ces initiatives ne sont pas sans avoir facilité de diverses façons les
contacts établis entre Autochtones.
23
Cahiers du CIÉRA, 13
21
conformément au principe d’égalité et de son corollaire, le principe de nondiscrimination, « les droits collectifs ne peuvent pas l’emporter sur les droits
individuels » (Haut-commissariat aux Droits de l’Homme 2006 ; voir aussi
GIPTA 2007). Trépied offre la clarification suivante concernant le substantif « peuple »
qui a une portée collective 24: « Au nom de l’indivisibilité de la République, le Conseil
Constitutionnel avait déjà censuré en 1991 la fameuse référence au “peuple corse,
composante du peuple français”. De même l’État ne reconnaît-il que des “populations
d’outre-mer” (révision constitutionnelle du 28 mars 2003) et, parmi elles, des
“populations autochtones” » (2012 ; voir aussi Guyon et Trépied 2013 : 98-99). Un
problème important pour la France de la catégorie onusienne « Autochtone » est le fait
qu’elle sous-tend le droit à l’autodétermination qui peut revêtir le sens d’une
« autonomie autochtone » ou d’une « autonomie gouvernementale autochtone ». Dans
le cadre constitutionnel français, le partage du pouvoir entre l’État et un peuple qui se
prévaudrait de droits collectifs n’a pas de précédent. Même dans le cas de la NouvelleCalédonie où une exception à l’indivisibilité de la République française existe –
« depuis 1998 en effet, en vertu de l’Accord de Nouméa rattaché au titre XIII de la
Constitution (articles 76 et 77), la République reconnaît officiellement l’existence du
“peuple kanak” en Nouvelle-Calédonie » (Trépied 2012) – les négociations à propos du
partage des pouvoirs se tiennent entre l’État français et le gouvernement local, c’est-àdire « sur une base territoriale » (voir GIPTA 2007) avec la Nouvelle-Calédonie dans
son entier, non avec le peuple autochtone kanak.
Ce « moule » français et les valeurs républicaines me semblent également apporter des
explications au peu de succès rencontré par d’autres initiatives locales faites au nom
des droits des Autochtones qui, celles-là, ont une portée plus politique appelant à une
refondation de l’ordre politique et juridique. Je pense à celles entreprises par Joinville
Pomare et les membres des associations sous son leadership. Pomare explore lui aussi,
depuis quelques années, les possibilités offertes par le mouvement autochtone et la
reconnaissance internationale dont jouit la catégorie, à travers des contacts avec des
Māori en Nouvelle-Zélande, en particulier avec des membres de tribus appuyant le
Kīngitanga25, mais aussi avec des Kanak en Nouvelle-Calédonie, en particulier des
personnes œuvrant au sein ou près des institutions coutumières26. Le mouvement
animé par Joinville Pomare est à la fois royaliste – il veut rétablir la royauté des
Pomare, dynastie qui régnait sur Tahiti et ses dépendances au moment de la
Sur cette portée collective, voir, entre autres, Bellier (2009 : 80), Schulte-Tenckhoff (2009), Guyon et
Trépied (2013 : 98).
24
Dans les années 1850, une initiative visant à empêcher la vente des terres et voulant affirmer l’autorité
māori face au colonisateur britannique fut à l’effet de se doter d’un représentant pantribal qui serait le
vis-à-vis de la Reine Victoria. Le mouvement royaliste, le King Movement ou Kīngitanga, en māori, était
né. Ce mouvement existe toujours et le roi māori actuel est Kīngi Tūheitia. Pour des détails sur ce
mouvement, voir, entre autres, Belich (1988), Papa et Meredith (2012) et Walker (2004).
25
26
Pour un aperçu des institutions coutumières kanak, voir Lafargue (2012).
22
Gagné, Identité et stratégie autochtones
colonisation – et coutumier (Saura 2010). Au fondement de sa mobilisation, on
retrouve la question foncière et celle des réparations pour les ravages de la
colonisation. Ainsi, il demande que soient clarifiés les titres de propriété, que soient
instaurées des procédures d’indemnisation pour les victimes de spoliations foncières,
et « [i]l se bat pour faire reconnaître le non-respect par la France des traités de
protectorat de 1842 et d’annexion de 1880, qui contenaient des dispositions protégeant
les terres de la famille royale ainsi que les droits de propriété de tous les Tahitiens »
(Saura 2010 : 171). Rappelons que l’importance de respecter les traités fut aussi
soulignée par Mareva Neti de Montluc lors de sa participation à l’Instance permanente
sur les questions autochtones à New York en 2007 (UN 2007).
Entre autres actions, en 2005, à défaut d’obtenir de l’État la mise en place de véritables
tribunaux indigènes en matière foncière, Joinville Pomare et ses partisans ont annoncé
la création d’un conseil coutumier royal autour de la famille Pomare et ont déposé à
Paris un projet de sénat coutumier qu’ils souhaitent voir adopter lors d’une prochaine
révision du statut de la Polynésie française (Saura 2008 : 445-446). En avril 2006, ils
fondèrent à la presqu’île de Tahiti la chefferie de Teva i Tai et nommèrent et
installèrent le mois suivant les juges de grandes chefferies de Tahiti et des
archipels (Saura 2008 : 448).27 En septembre 2007, il fut l’instigateur du grand
rassemblement des royautés de Polynésie qui se tint au marae28 Taputapuatea, sur l’île
de Ra’iātea dans l’archipel des Îles de la Société (Îles-sous-le-Vent). Il fut aussi
question à ce moment de créer l’« Union des chefferies », une union qui serait élargie
aux peuples de Mélanésie et de Micronésie (Tahitipresse 2007). En 2009, après une
présentation officielle au public le 29 mai, animée par quelques dizaines de ses
partisans, dont des membres du conseil des grandes chefferies coutumières installé en
2006, est annoncée pour le 9 septembre, la tenue d’une grande cérémonie
d’investiture au cours de laquelle Joinville Pomare devait se faire sacrer roi Pomare XI.
La cérémonie devait se tenir sur un marae de la vallée de la Papeno’o dont Joinville
Pomare s’affirme propriétaire (Saura 2010). Cette décision entraîna pourtant un
mouvement important d’opposition qui empêcha finalement la tenue de la cérémonie.
Mentionnons enfin que Joinville Pomare fut aussi le chef du Parti indigène
Anoanotupu fondé en mars 2009, dont on a pourtant très peu entendu parler après sa
27
Ce projet de mise en place d’un tribunal coutumier ne s’est pourtant finalement pas concrétisé.
Un marae est un « [espace réservé] aux activités cérémonielles, sociales et religieuses des anciens
Polynésiens » (Saura 2005 : 163). Dans cette partie de l’aire polynésienne, leur architecture comprend
deux éléments de base : 1) une aire rectangulaire ou cour pourvue d’une plate-forme (ahu) qui peut être
comparée à une sorte d’autel et 2) un ensemble de pierres dressées le long du ahu ou dans la cour qui
servaient de reposoir aux dieux et aux ancêtres, mais aussi de dossier pour les officiants (Saura 2005 :
163). À la structure de pierres s’ajoutait anciennement un ensemble de constructions de bois et de
végétaux qui avaient diverses fonctions. Certaines abritaient les représentations des dieux, d’autres des
accessoires cérémoniels, d’autres encore les corps des défunts appartenant à la classe des chefs (Saura
2005 : 164). Pour plus d’information sur les marae et la façon dont on s’y investit aujourd’hui à Tahiti et
dans les îles de la Société, voir Alévêque (2011), Gagné (2014), Kahn (2011), Saura (2008).
28
Cahiers du CIÉRA, 13 23
création et qui a maintenant disparu.
Le mouvement d’opposition à la cérémonie d’investiture devant sacrer roi Joinville
Pomare me semble révélateur de certaines limites auxquelles seraient confrontés ceux
qui disent agir au nom du Peuple autochtone afin de pouvoir profiter de l’appui
populaire. Les désaccords exprimés quant aux revendications de type royaliste
apparaissent indiquer que la majorité des Tahitiens, du moins pour l’instant, ne sont
pas prêts à réactiver toutes les formes qui appartenaient aux temps anciens et se
gardent ainsi une marge de manœuvre dans le choix des traits qui leur conviennent
étant très attachés, en général, à certaines valeurs « modernes », notamment l’égalité et
la démocratie. Le succès très limité de Joinville Pomare et de ses initiatives centrées
sur la coutume et l’établissement d’institutions coutumières, lesquelles s’inspirent
largement de la situation des Kanak et des échanges avec des leaders kanak, peut aussi
s’expliquer par le fait que l’histoire de la Polynésie française est très différente de celle
de la Nouvelle-Calédonie. En Polynésie française, il n’y a pas de reconnaissance
similaire à celle accordée par l’Accord de Nouméa à l’identité Kanak et à la coutume
en Nouvelle-Calédonie. L’Accord de Nouméa de 1998, « explicitement défini dans son
préambule comme un accord de “décolonisation” » (Guyon et Trépied 2013 : 109), a
initié un ensemble de mesures concernant la promotion d’institutions et de structures
qualifiées de « coutumières », dont la création d’un Sénat coutumier (Guyon et
Trépied 2013 : 110). Dans le contexte particulier de la mise en place de grands projets
miniers et fonciers au début des années 2000 qui soulevèrent des inquiétudes
environnementales sans précédent et qui furent considérés comme aliénants par les
populations kanak, ces mesures servirent de fondements pour l’émergence d’un
mouvement s’inscrivant dans le registre des droits des Peuples autochtones en
Nouvelle-Calédonie (voir, entre autres, Demmer 2007 et Guyon et Trépied 2013). Il
n’existe pas non plus d’équivalent polynésien du « statut particulier » ou « statut
personnel coutumier » – vestige du droit particulier indigène de l’époque coloniale –
dont peuvent se prévaloir les Kanak en vertu de l’article 75 de la Constitution
(Cornut 2010). En Polynésie française, les codes civil et pénal s’appliquent à tous
depuis 1945, se substituant aux codes indigènes là où ils subsistaient encore
(Trémon 2013 : 29).
Malgré les difficultés qu’ils ont rencontrées au fil des ans pour rallier la population à
leurs causes, au début de 2015, Pomare et ceux qui l’appuient ont à nouveau réitéré
leur intention de participer à la reprise en main de leur destin par les Polynésiens. En
particulier, ils disent vouloir les aider à récupérer leurs terres à travers la création d’un
sénat coutumier autochtone appelé Pare Mata, ce qui signifie, en langue tahitienne
« Le Phare » (Dépêche de Tahiti 2015). Reste à voir si ce nouveau projet aura des appuis.
Voyons un dernier exemple de la référence à l’identité autochtone. À la fin de 2011,
24
Gagné, Identité et stratégie autochtones
l’avocat et homme politique Richard Tuheiava29, a publié un livre d’entretiens avec le
journaliste Serge Massau portant le titre provocateur suivant : Paroles d’un autochtone.
Dans ce livre, Tuheiava discute, entre autres, de ses conceptions de la décolonisation
et insiste sur la nécessité de tenir compte des particularités de la culture polynésienne,
culture autochtone, notamment en ce qui a trait au respect de l’environnement et à la
préservation du patrimoine. Ces particularités incluent les valeurs d’hospitalité et de
solidarité ainsi que les obligations et responsabilités ancestrales leur étant attachées.
Voyons quelques passages concernant l’autochtonie tirés de son livre.
Parlant de son enfance, Tuheiava dit : « Avec le recul, mon grand frère et moi avons eu
le privilège de bénéficier, d’un côté, grâce à mon père, d’une éducation très rigide et
axée sur la linguistique et la culture, donc l’autochtonie et, de l’autre côté,
l’apprentissage de la mondanité » (Tuheiava dans Massau 2011 : 25). Au sujet de ce que
les parents doivent enseigner à leurs enfants, il ajoute : « Aujourd’hui, nous nous
astreignons, mon épouse et moi, à leur apprendre plus clairement, et de manière plus
structurée, les rudiments de la culture et de la biodiversité sous l’angle vraiment
autochtone » (dans Massau 2011 : 27). « [L’]angle autochtone » est alors décrit comme
étant à l’opposé d’un mode de vie urbain.
Quand, par la suite, il est interrogé à propos du marae Taputapuātea, qu’il décrit
comme « un haut lieu de la polynésianité, un haut lieu de l’autochtonie » (Massau 2011 :
44), il répond : « Ce site représente, pour moi, l’archétype même de comment on a
forgé une cosmologie, comment tout un peuple s’est réuni autour de valeurs, de règles
[…] comment tout un peuple s’est réuni autour d’une vision de l’univers à un moment
donné. […] ce type de site fait appel à des concepts qui sont loin d’être occidentaux. »
(Tuheiava dans Massau 2011 : 44-45)
Dans ce livre d’entretiens – les citations retenues en sont des exemples –, les
références à l’autochtonie et aux droits autochtones sont d’abord, sinon uniquement,
liées à la promotion et à la préservation des spécificités culturelles de son peuple et de
ses façons de voir le monde ainsi qu’à la protection de l’environnement. En 2009,
Tuheiava répondit d’ailleurs favorablement à l’invitation de participer au Sommet
mondial des Peuples autochtones sur le changement climatique à Anchorage, en
Alaska. En 2010, c’est aussi sous son leadership que le site du marae Taputapuātea fut
inscrit sur la Liste indicative française des biens à classer au patrimoine mondial de
l’UNESCO. En 2012, il est également cosignataire, avec deux leaders māori, d’un
article publié dans la revue de l’UNESCO, Patrimoine mondial. Il s’agit d’un texte
d’introduction d’un numéro spécial intitulé « Patrimoine mondial et peuples
autochtones ». Dans cet article, les auteurs discutent du concept d’« autochtonie » et
des nouvelles possibilités qu’il offre relativement à l’identification, la gestion et la
Il est représentant à l’Assemblée de Polynésie depuis 2013 et fut sénateur de la République française
pour la Polynésie française de 2008 à 2014.
29
Cahiers du CIÉRA, 13 25
préservation du patrimoine mondial.
De façon intéressante, pourtant, quand il est temps de parler politique, du « pouvoir
réel » si je puis m’exprimer ainsi, c’est-à-dire de décolonisation et de souveraineté,
Tuheiava ne fait pas appel à la Déclaration sur les droits des Peuples Autochtones ni
ne participe aux forums onusiens où sont discutées les questions autochtones. Quand
il fut question de décolonisation et de souveraineté, il s’est tourné vers l’ONU, plus
précisément vers le Comité spécial de la décolonisation (formellement Comité spécial
chargé d’étudier la situation en ce qui concerne l’application de la Déclaration sur
l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux). Après tout, comme l’ont
souligné Maaka et Fleras, « Indigenous politics are animated by a logic to de-colonise
from ‘within’ » (2005 : 41), c’est-à-dire qu’elles portent sur les aspects internes du droit
à l’autodétermination.30 Avec le leader du parti indépendantiste Tavini Huiratira,
Oscar Temaru, Richard Tuheiava était le porteur de la demande de réinscription de la
Polynésie française sur la liste des territoires à décoloniser de l’ONU, démarche qui fut
couronnée de succès le 18 mai 2013 grâce à une résolution adoptée par consensus à
l’Assemblée générale de l’ONU. La résolution affirme « le droit inaliénable de la
population de la Polynésie française à l’autodétermination et à l’indépendance »
(ONU 2013).
Quand l’autochtonie est cantonnée dans les marges du champ politique local
Même si certains Mā’ohi aujourd’hui s’identifient volontiers à la catégorie
« autochtones » et que la « stratégie autochtone » a fait des adeptes dans des
circonstances bien précises, ces personnes et groupes qui s’auto-identifient comme
Autochtone se situent dans les marges de l’arène politique polynésienne. J’ai essayé de
montrer ici que la pertinence de la catégorie identitaire autochtone et de la stratégie
autochtones ne va pas de soi. Dans des contextes locaux particuliers, elles peuvent être
des sources importantes d’inconfort ou même d’inquiétude, ce qui souligne à nouveau
la nécessité de tenir compte de la spécificité des contextes historiques, sociaux et
politiques dans toute analyse s’intéressant à l’autochtonie. Cette dernière est
largement relationnelle et elle devient – ou non – une catégorie d’identification et une
stratégie attrayante dans des contextes de luttes bien particuliers. Comme j’ai tenté de
le montrer, les contextes des luttes des populations colonisées des territoires français
d’Océanie diffèrent de façon radicale de ceux d’autres groupes qui ont été vus comme
emblématiques de la catégorie « Peuples autochtones », tels que les Amérindiens, les
Māori en Nouvelle-Zélande et les Aborigènes en Australie. L’exercice auquel je me
suis prêtée ici en me rapprochant au plus près des acteurs locaux montre de façon
évidente que l’identification comme Autochtone et la stratégie autochtone présentent
des difficultés dans le « moule français ». Ce genre d’exercice me semble utile pour
Voir aussi Henriksen (2001) et les discussions à ce sujet dans Charters et Stavenhagen (2013), en
particulier Anaya (2013).
30
26
Gagné, Identité et stratégie autochtones
mieux comprendre des mouvements politiques qui s’interrogent sur leurs options
quant à la sortie du colonial, les enjeux auxquels ils font face ainsi que les contextes
qui balisent leurs luttes.
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Poussière des mines et cendres de l’autochtonie
Le projet Pascua Lama (l’État), et le processus de réémergence
des Diaguita du Chili
ANAHY GAJARDO1
Institut d’ethnologie
Université de Neuchâtel
Résumé : Cet article examine le processus contemporain de (re)construction de
l’autochtonie des Diaguita du Chili en cours, depuis le début des années 2000, dans
un contexte de conflit contre le projet minier Pascua Lama de l’entreprise Barrick
Gold Corporation. Le processus de réémergence de l’autochtonie diaguita, le
développement du projet Pascua Lama et le mouvement social d’opposition à ce
dernier se développent et se déroulent simultanément à partir du début des
années 2000 dans un même espace géographique, social et politique : le Huasco Alto,
au nord du Chili. Près de 15 ans après le début du projet, les Diaguita sont à la fois les
principaux opposants à Barrick Gold et parmi les cibles privilégiées des actions de
responsabilité sociale de l’entreprise. Au demeurant, l’analyse de ce processus est
révélatrice de la logique inhérente au modèle du multiculturalisme néolibéral et des
mécanismes menant à la construction d’une autochtonie compatible avec les intérêts
des compagnies minières et les critères établis par l’État.
Mots-clés : autochtonie, compagnies minières, néolibéralisme, Diaguita, Chili
Abstract: From the beginning of this century, Native Chilean Diaguitas have been
rebuilding their identity in the midst of their struggle against the Pascua Lama project
promoted by Barrick Gold, a Canadian mining company. The Diaguita’s re-emergence
process, Pascua Lama’s development and its opposition movement have
simultaneously taken place in the early 2000’s and in the northern Chilean Huasco
Alto region. Nearly fifteen years from the beginning of the project, Diaguitas are now
both the main opponents of Barrick Gold and the main target market of its social
responsibility policies, making the Canadian company an ambiguous but major actor
in their re-emergence process. Analyzing this process shows the inherent logic of the
neoliberal multiculturalism model and the mechanisms leading to a compatible
indigeneity with the mining companies’ interest and the Chilean State’s criterion.
Keywords: indigeneity, mining companies, neoliberalism, Diaguita, Chile
Anthropologue, doctorante à l’Université de Neuchâtel. De juin 2013 à avril 2015, Graduate Research
Trainee au département d’anthropologie de l’Université McGill, Montréal, Canada (bourse du Fonds
National suisse de la recherche scientifique). Courriel : anahy.gajardo@unine.ch
1
Anahy Gajardo, 2016, « Poussière des mines et cendres de l’autochtonie : le projet Pascua Lama (l’État),
et le processus de réémergence des Diaguita du Chili », Cahiers du CIÉRA, 13 : 34-59
Cahiers du CIÉRA, 13 35
Introduction
Au carrefour de l’anthropologie politique et des études autochtones, cet article
s’intéresse au processus contemporain de (re)construction de l’autochtonie diaguita au
Chili qui se déroule, depuis le début des années 2000, dans un contexte de conflit
contre un projet minier d’une compagnie canadienne : le projet Pascua Lama de
l’entreprise Barrick Gold Corporation (ci-après Barrick).
Considérés comme disparus peu après la colonisation espagnole au XVIe siècle, les
Diaguita ont été reconnus légalement, en 2006, comme une « ethnie autochtone » suite
à un processus aux dimensions plurielles qui s’inscrit dans le contexte d’un pays qui
passe, dans les années 1990, d’une dictature néolibérale assimilationniste à une
démocratie néolibérale multiculturaliste.
Bien que la question épineuse des conflits opposant des collectivités autochtones à des
projets d’extraction minière ne soit pas nouvelle et fasse l’objet d’une abondante
littérature, elle est souvent traitée à partir d’une perspective visant à dénoncer les
indéniables répercussions de l’industrie minière sur l’environnement écologique et
social des groupes affectés, les évidentes inégalités de pouvoir politique et de
ressources économiques entre ces acteurs aux intérêts souvent divergents ou à analyser
les outils juridiques pour exiger le respect et l’application des droits relatifs aux
Peuples autochtones. Par ailleurs, alors que le conflit contre le projet Pascua Lama a
fait l’objet d’un traitement médiatique important et que plusieurs études s’y sont
intéressées de près, la plupart des analyses se focalisent sur ses dimensions socioenvironnementales (Orellana et al. 2008 ; Urkidi Azkarraga 2008) ou sur la
vulnérabilisation des droits autochtones qu’implique le développement du projet
(Molina 2007 ; Yañez 2005 ; Yañez et Molina 2009). Plus rares sont les recherches qui, à
l’instar des travaux de Carmen Salazar-Soler au Pérou (2009), s’intéressent aux
processus d’« ethnicisation » des conflits miniers, associés ici à la (ré)émergence de
l’autochtonie Diaguita et à la reconfiguration du tissu social et politique que le
développement du projet Pascua Lama engendre dans la région.
Tout en réaffirmant l’importance et la nécessité des travaux s’inscrivant dans les
approches décrites ci-dessus, l’objectif de cet article est d’interroger à la fois le rôle de
ce conflit minier dans le processus de réémergence autochtone et celui de l’ethnicité
autochtone — en tant qu’enjeu politique — dans le conflit qui oppose les Diaguita à la
compagnie minière. Il s’agira donc de se demander pourquoi, dans quel cadre et dans
quelles perspectives, certains acteurs en jeu dans ce conflit mobilisent un registre lié à
l’autochtonie.
En effet, le processus de réémergence de l’autochtonie diaguita, le développement du
projet Pascua Lama et le mouvement social d’opposition à ce dernier sont
concomitants – ils se déroulent à partir du début des années 2000 dans un même
espace géographique, social et politique : le Huasco Alto, au nord du Chili. Il est donc
36 Gajardo, Poussière des mines et cendres de l’autochtonie
à mon avis tout à fait pertinent de les lire en étroite articulation, notamment car
l’action conjuguée des instances étatiques et de l’entreprise minière, ainsi que
l’internationalisation de la lutte contre le projet Pascua Lama, ont contribué à la
réémergence et au renforcement de l’identité diaguita, mais aussi à la division des
organisations locales se réclamant d’une appartenance autochtone. Plus globalement,
l’accent sur le contexte conflictuel de l’émergence de l’autochtonie diaguita est
intéressant à mettre en évidence en ce qu’il est révélateur des tensions qui s’observent
globalement entre Peuples autochtones, États-nations et entreprises extractives et de
l’enjeu que représente l’autochtonie aujourd’hui pour l’ensemble des acteurs
concernés, y compris les compagnies minières.
Dans le cadre de ce texte, je mettrai particulièrement en évidence le rôle ambigu que
joue l’entreprise minière, conjugué à celui de l’État, dans la dynamique de
(re)construction de l’autochtonie des Diaguita du Huasco Alto, qui sont à la fois les
principaux opposants à la compagnie et parmi les cibles privilégiées des actions de
responsabilité sociale de l’entreprise.
Sur le plan théorique, je m’inscris dans le développement d’une anthropologie
attentive aux rapports de pouvoir en jeu dans les processus identitaires, et qui analyse
l’autochtonie comme une catégorie d’identification collective relevant de l’ethnicité.
Cette dernière est entendue comme un processus interactionnel et contextuel,
toujours sujet à redéfinition et à recomposition (Barth 1995 [1969] ; Poutignat et StreiffFenart 1995).
Comme la plupart des recherches anthropologiques, ce texte s’appuie en grande partie
sur des données empiriques produites grâce à une enquête de terrain de longue durée.
Afin de « bâtir une stratégie de recherche sur la quête de différences significatives »
(Olivier de Sardan 2008 : 81), j’ai mené des entretiens avec des acteurs occupant des
positions différentes, voire divergentes, dans la configuration sociale et la politique
locale.
La réémergence des Diaguita dans le Chili de la post-dictature
Le processus de réémergence des Diaguita s’inscrit dans un contexte historique et
politique particulier : celui qui a rendu envisageable et possible la réaffirmation de
cette identité autochtone, la réapparition de la catégorie ethnique Diaguita et la
revendication de son existence sur le plan légal. Au niveau national, ce contexte est
celui d’un pays qui, au cours des années 1990, passe d’un régime dictatorial – où la
question autochtone avait été évincée du programme politique – à un gouvernement
de transition démocratique qui essaye de mettre en place tant bien que mal des
mesures spécifiques de reconnaissance et de soutien aux populations autochtones.
Cahiers du CIÉRA, 13 37
Concilier droits autochtones et politiques néolibérales
En 1993, quelques années après la fin de la dictature (1973-1989), le Chili promulguait
une nouvelle loi autochtone (Ley Indígena 19.253), qui posait un cadre inédit censé
assurer la protection et le développement des ethnies autochtones, etnías indígenas
selon la terminologie de l’État. Comme une conséquence de cette loi, la même année
était créée la Corporación Nacional de Desarollo Indígena (CONADI), organe de l’État
chargé de promouvoir, coordonner et exécuter une politique publique en faveur des
Autochtones.
Adoptée dans un contexte de transition démocratique, de stabilisation économique et
de reformulation du mythe de l’homogénéité culturelle de la nation, cette loi marqua
un tournant historique dans la volonté de l’État de payer sa « dette » (deuda histórica) et
définir une politique de « nouveau traitement » (Nuevo Trato) envers les Autochtones.
Le pays reconnaissait alors non seulement l’existence d’Autochtones chiliens, ce qui
en soi constituait une rupture significative avec l’idée dominante d’une nation/un
peuple qui avait prévalu jusque là, mais validait aussi officiellement, bien que
partiellement, le récit historique de la construction de la nation du point de vue des
« vaincus », dont la narration mettait l’accent sur l’histoire continue d’ethnocide,
d’usurpation des terres, de discrimination, de paupérisation et de « chilénisation »
forcée des Autochtones depuis l’accès à l’Indépendance du Chili en 1818.
Dans cette même lignée et dans le cadre d’un débat politique controversé sur la
rédaction d’une nouvelle Constitution et sur la reconnaissance des Autochtones, le
Chili ratifia en 2008 la Convention 169 sur les peuples indigènes et tribaux dans les
pays indépendants (1989).
En termes généraux, la mise en place d’une nouvelle politique publique à l’égard des
Autochtones dans les années 1990-2000 s’articule significativement avec le
développement d’un discours inédit sur la pluriculturalité de l’État chilien ; discours
qui est lui-même en résonance avec une rhétorique d’actualité sur la diversité
culturelle au niveau international et avec la prise en compte des avancées du droit
international au sujet de la question autochtone (Gajardo 2009 : 115). Après plus d’un
siècle de politiques assimilationnistes, ces faits entraînent une modification radicale
des régimes de représentation de la diversité ethnique permettant à l’ethnicité de
s’imposer, non seulement comme une modalité valorisante de la (re)présentation de
soi, mais aussi comme une ressource légitime pour conquérir des droits (Baeza 2012 :
125).
Parallèlement à ces mesures, qui s’inscrivaient donc dans une logique de rupture avec
les politiques de l’État du régime précédent, le pays a poursuivi et développé des
politiques économiques néolibérales. Elles se traduisirent notamment par la mise en
œuvre d’une série d’accords politiques et normes légales favorisant et autorisant le
développement de projets extractifs (Carruthers 2001 ; Tecklin et al. 2011), provenant
38 Gajardo, Poussière des mines et cendres de l’autochtonie
d’investissements publics ou privés, dont une grande partie sur des territoires
autochtones ou des espaces territoriaux revendiqués par ces derniers (BarrreraHernandez 2005 ; Budds 2009, 2010 ; Yañez et Molina 2009). Dans une certaine
mesure, ces politiques s’inscrivent dans la ligne logique d’un pays ayant bâti une part
importante de son économie sur l’extraction de ressources naturelles, considérée à
l’origine de la croissance du pays et du « miracle économique chilien ». D’un autre
côté, en contradiction frontale avec les politiques publiques en faveur des Autochtones
prévues dans la loi 19.253 (Aylwin 2005), l’approbation donnée à ces projets a entraîné
une augmentation des conflits socio-environnementaux mettant en jeu des
communautés autochtones (Cuadra Montoya 2014 ; Cuenca 2012 ; Yañez et Molina
2009), qui voyaient et qui voient en ces mesures la continuité d’une politique visant à
les déstructurer par la destruction de leur environnement écologique et social.
C’est dans ce contexte national, brièvement décrit ici, que se développent
simultanément, entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, et dans un
même espace physique, social et politique – le Huasco Alto –, le processus de
réémergence de l’autochtonie Diaguita et le projet minier Pascua Lama. Le Huasco
Alto est une zone rurale composée de deux vallées à vocation agricole (la vallée du
Transito et la vallée de San Felix, toutes deux dans le bassin du fleuve Huasco), situé
dans une région semi-montagneuse du nord du Chili (région d’Atacama, commune
d’Alto del Carmen), à l’orée d’un des déserts les plus arides du monde.
De « civilisation éteinte » à « peuple vivant »
Décimés par la confrontation guerrière et les maladies après l’arrivée dans la région
des conquistadors espagnols 2 , anéantis progressivement sur le plan culturel et
linguistique suite au violent processus ethnocidaire et d’assimilation forcée résultant
de la colonisation, les Diaguita du Chili ont longtemps été considérés comme un
peuple éteint, disparu au cours des XVIe et XVIIe siècles et n’ayant laissé que des
traces matérielles de sa période précolombienne, visibles dans les musées
d’archéologie (Ampuero 2011). Historiquement, avant l’arrivée des colons espagnols, ils
auraient occupé un territoire correspondant aujourd’hui à la région de Coquimbo et à
une partie de la région d’Atacama.
L’archéologie a longtemps affirmé que l’ethnonyme Diaguita avait été donné par
« décret scientifique » par l’historien chilien Ricardo Latcham (1928) à l’ensemble des
peuples qui vivaient dans cette région du nord du Chili, en raison de leurs similitudes
supposées avec les Diaguita du Nord-ouest argentin, notamment sur le plan
linguistique et de la culture matérielle, en particulier la céramique. Bien que
l’ethnonyme soit mentionné par des chroniqueurs espagnols du XVIe siècle,
accréditant la théorie selon laquelle cette appellation correspondrait effectivement aux
2
Diego de Almagro et Pedro de Valdivia arrivent dans la région respectivement en 1536 et en 1540.
Cahiers du CIÉRA, 13 39
peuples vivant dans ce territoire avant l’arrivée des Européens, d’autres sources
estiment qu’ils avaient des caractéristiques culturelles et linguistiques spécifiques, les
différenciant des Diaguita argentins (Cornely 1948). Quoi qu’il en soit, pendant toute
l’époque coloniale, les noms utilisés pour désigner les habitants originaires de cette
partie du pays sont des termes génériques : « indiens », indios, ou « naturels », naturales.
Ces derniers sont soumis au système de l’encomienda, c’est-à-dire mis au service d’un
colon ayant reçu un título de merced pour services rendus à la couronne espagnole, ou
regroupés de force dans des Pueblos de Indios. Avec la constitution de la république
chilienne, les institutions de l’encomienda et des Pueblos de Indios sont abolies, et les
Indios sont alors considérés comme des citoyens chiliens (Molina 2014).
N’étant plus recensées de manière différenciée, les traces de leur existence
administrative et légale s’estompent et finissent par disparaître, jusqu’à leur
résurgence à l’aube du XXIe siècle. À ce titre, les Diaguita du Chili étaient, jusqu’à
récemment, un objet de recherche pour l’archéologie et l’ethnohistoire, mais en aucun
cas un sujet d’étude pour la socioanthropologie, dont la vocation première est de
s’intéresser aux sociétés contemporaines. À la fin des années 1990, l’émergence d’un
mouvement de revendication identitaire autour des catégories d’« Autochtone »,
d’« ethnie » et de l’ethnonyme « Diaguita », dans une région entièrement rurale où les
acteurs qui, aujourd’hui se réclament d’une appartenance autochtone, se considéraient
il y a quelques années comme des paysans chiliens (campesinos, crianceros, arrieros,
agricultores ou huasos), a donc fortement surpris et quelque peu déconcertés les milieux
académiques et politiques. Cependant, moins d’une dizaine d’années après, en 2006,
les Diaguita sont reconnus légalement comme la neuvième ethnie autochtone du pays,
passant ainsi du statut de « civilisation éteinte » à celui de « peuple vivant ».3
Le 28 août 2006, quelques mois après le début de son premier mandat de Présidente
de la République du Chili (de mars 2006 à mars 2010), Michelle Bachelet signait la
Loi 20.117 qui permit l’incorporation des Diaguita dans la loi 19.253 au même titre que
les huit autres « ethnies autochtones » officiellement reconnues par l’État en 1993 :
Mapuche, Kawashkar, Yagan, Aymara, Quechua, Atacameños, Colla et Rapa nui.
La reconnaissance légale des Diaguita en 2006 fût qualifiée d’« acte de justice
historique » par Michelle Bachelet, signifiant « le dépassement de plusieurs années
d’assimilation et de négation des identités fondamentales de notre Chili pluriel »,
rendant ainsi manifeste « l’histoire de l’un de nos peuples originaires »
(Bachelet 2006). 4 L’acte de reconnaissance se déroula au Palais présidentiel de La
Moneda à Santiago du Chili, lors d’une cérémonie officielle en présence d’une
importante délégation Diaguita formellement invitée par les instances étatiques.
Pour en savoir plus sur la chronologie de ce processus de reconnaissance légal, voir, Campos Muñoz
(2005) et Gajardo (2009).
4
Texte original en espagnol. Toutes les traductions de l’espagnol ont été effectuées par l’auteure.
3
40 Gajardo, Poussière des mines et cendres de l’autochtonie
Alors qu’ils n’« existaient » pas il y a encore une vingtaine d’années sur le plan
juridique et étaient invisibles sur le plan social, ils sont aujourd’hui, selon le
recensement de 2012 5 , le troisième groupe autochtone quantitativement le plus
important du Chili, après les Mapuches et les Aymaras (Aravena Reyes 2014 : 1 ;
Instituto Nacional de Estadísticas 2012 : 11).6 Au-delà de sa rapidité, le processus qui a
mené à la reconnaissance légale des Diaguita et à l’affirmation de ce groupe comme un
Peuple autochtone est complexe : il met en jeu plusieurs acteurs aux intérêts à la fois
convergents et divergents, et met en lumière la nécessité de penser l’autochtonie
émergente et ses enjeux de manière contextuelle, relationnelle et systémique, en
articulant les enjeux politiques, légaux, territoriaux, socio-environnementaux et
économiques. À ce titre, si les facteurs contextuels à prendre en compte sont pluriels,
celui du développement du projet minier Pascua Lama dans le même espace territorial
et dans la même temporalité apparaît comme un élément significatif, sinon
fondamental, pour comprendre la nature de ce processus et les enjeux qui y sont liés.
En effet, parmi les premiers opposants au projet Pascua Lama, on compte des acteurs
s’auto-identifiant comme Diaguita et se mobilisant pour leur reconnaissance légale
et/ou pour la défense de leur territoire ancestral, menacé par le projet minier.
Aujourd’hui, près de 15 ans après le début du projet, les Diaguita sont à la fois les
principaux opposants à Barrick et parmi les cibles privilégiées des actions de
responsabilité sociale de l’entreprise, qui apparaît comme un acteur ambigu, mais
incontournable du processus.
Le projet Pascua Lama en question
D’une envergure emblématique à plusieurs titres, le projet Pascua Lama est considéré
comme l’un des plus grands gisements d’or et d’argent de la planète, et la compagnie
Barrick, qui a acquis la concession en 1994, figure parmi les multinationales
d’exploitation aurifère les plus puissantes au monde. Pascua Lama est par ailleurs le
premier projet binational au monde, rendu possible grâce à la signature d’un accord
minier entre le Chili et l’Argentine en 1997 et en 2004, pour lequel Barrick aurait
réalisé un important travail de lobby auprès des deux gouvernements respectifs. Enfin,
ce projet a défrayé la chronique en raison des caractéristiques singulières de
l’emplacement du gisement, situé à une altitude de 3800 à 5200 mètres, à quelques
mètres en dessous de trois glaciers (Toro I, Toro II et Esperanza), dans une région
difficile d’accès de la cordillère des Andes.
Le recensement 2012 a été annulé suite à des erreurs méthodologiques. En ce qui concerne la
population autochtone du Chili, la valeur indicative de ces statistiques reste cependant pertinente.
Selon plusieurs organisations autochtones du pays, les chiffres devraient cependant être revus à la
hausse.
6
Soit environ 45 000 personnes. Il faut préciser ici que ces 45 000 personnes ont été recensées sur
l’ensemble du territoire chilien sur la base des noms de famille et de l’auto-identification. Ce chiffre
n’est donc pas une estimation du nombre de Diaguita reconnus dans le Huasco Alto. Cependant, c’est
dans cette région que le processus de réémergence a commencé.
5
Cahiers du CIÉRA, 13
41
Le mouvement d’opposition à Pascua Lama
Ces caractéristiques du projet ont été à l’origine d’un important mouvement social
d’opposition composé, schématiquement, par des acteurs recourant d’un côté à un
champ lexical lié à la défense de l’environnement, centrant leur argumentaire sur la
question de l’eau, de la protection des glaciers et d’un écosystème fragile et, de l’autre,
par des acteurs mobilisant prioritairement un registre argumentaire lié à l’autochtonie,
mettant l’accent sur l’impact social et culturel du projet sur le mode de vie des
Diaguita et la préservation du territoire ancestral.
Dans le premier cas, la question autochtone, si elle est mentionnée, est mise au service
de l’enjeu environnemental. Dans le deuxième cas, la question environnementale
apparaît systématiquement, car elle est traitée comme une composante essentielle de
l’argumentaire d’opposition au projet. Ce point fait, entre autres, écho aux travaux
d’Astrid Ulloa qui démontrent l’articulation entre l’internationalisation du droit
environnemental et la construction de la figure du nátivo ecológico, résultant de
l’évolution contemporaine de la représentation de l’Autochtone, de « sujet colonial
sauvage » à « acteur politico-écologique » (Ulloa 2007 : 287).
Le mouvement d’opposition à Pascua Lama s’est déployé au niveau national et
international, en particulier entre 2005 et 2009, et a eu un retentissement particulier
au Canada, qui abrite le siège social de la compagnie minière à Toronto. Les
caractéristiques du projet, conjuguées à l’ampleur du mouvement d’opposition et à sa
médiatisation via l’internationalisation de la lutte, ont donné une dimension
emblématique à ce conflit et ont contribué au renforcement de l’autochtonie en
réémergence.
L’exploitation de la mine Pascua Lama comporte un risque de détérioration des trois
glaciers, de pollution et de raréfaction des eaux, dans une zone où l’eau est non
seulement rare, mais liée aux activités agricoles, pastorales et minières de la région.
L’agriculture de subsistance et le pastoralisme, la petite agriculture à vocation
commerciale (petits producteurs de citrons, avocats, mangues, etc.), mais aussi l’agroindustrie (notamment la production de raisin voué à l’exportation), qui caractérisent
cette vallée verdoyante et fertile au milieu d’un environnement semi-désertique,
dépendent directement de l’approvisionnement en eau, lié au cycle hydrique des
glaciers et des lagunes de haute montagne, qui opèrent comme de véritables réservoirs
d’eau dans la région.
Malgré l’importante mobilisation sociale contre le projet Pascua Lama, ce dernier a
reçu l’approbation des autorités environnementales du Chili une première fois en avril
2001 et, suite à des modifications apportées au projet, une deuxième fois en février
2006, avec la condition que les glaciers ne subissent aucun dommage. La construction
de la mine a débuté en mai 2009. Cependant, en raison de plusieurs difficultés
42 Gajardo, Poussière des mines et cendres de l’autochtonie
techniques et recours juridiques, le projet Pascua Lama accuse depuis un important
retard.
La Communauté agricole Diaguita Los Huascoaltinos
Dans le Huasco Alto, la Communauté agricole Diaguita Los Huascoaltinos, connue
aussi localement sous le nom d’Estancia, Estancia Los Huascoaltinos, ou simplement Los
Huascoaltinos, est la principale et première organisation s’étant opposée au projet
Pascua Lama au nom de son ascendance autochtone et sur la base de revendications
territoriales. Le projet Pascua Lama se déploie en effet sur une portion du territoire
ancestral revendiqué par cette communauté, titulaire d’un titre de propriété privée —
título de dominio — sur un territoire d’environ 380 000 hectares, dont 140 000 sont en
litige. À ce titre, ce groupe s’oppose à d’autres projets miniers (dont le projet El Morro
de la compagnie Gold Corp) ou de développement agro-industriel.
Dirigée depuis 2004 par Sergio Campusano7, la Communauté agricole Diaguita Los
Huascoaltinos regroupe 260 familles de la vallée du Transito qui vivent dans un milieu
rural montagneux grâce à une agriculture de subsistance, à l’élevage caprin/bovin et,
depuis peu, grâce à la production de fruits destinés à la vente. Bien que la pratique de
la transhumance soit en diminution, plusieurs familles partent encore durant l’été et
vivent plusieurs mois dans la partie haute de la vallée avec un mode de vie quasi seminomade (Gajardo 2009 : 118).
Les membres de cette communauté s’autoidentifient formellement comme
Autochtones depuis août 2006, date à laquelle l’organisation a ajouté l’ethnonyme
Diaguita dans son appellation et où l’État a reconnu les Diaguita dans la législation
nationale. Cependant, le territoire de la Communauté est habité ancestralement par
des familles majoritairement d’ascendance autochtone et son histoire remonterait aux
premiers temps de la Colonie ; l’organisation ayant cependant changé de nom et de
statut à plusieurs reprises au cours du temps. Plusieurs études historiques établissent
ainsi que les frontières physiques contemporaines établies dans le titre de propriété de
la Communauté correspondent à celles de l’ancien Pueblo de Indios du Guasco Alto ; un
territoire où auraient été conservés jusqu’à nos jours des pratiques culturelles, des
patronymes et des éléments toponymiques propres aux sociétés occupant ce territoire
avant l’arrivée des Européens (Molina et al. 2005 ; Pizarro et al. 2006). Aussi, c’est
essentiellement sur la base de l’étude de cette communauté qu’en 2006, l’État chilien a
approuvé l’amendement demandant la reconnaissance des Diaguita comme des
Autochtones (Molina 2013).
Selon Molina et al. (2005), les Autochtones de la région auraient tout d’abord été
confinés par les Espagnols dans cette vallée difficile d’accès ; puis le territoire serait
devenu une « région de refuge » qui aurait échappé aux différentes mesures de
7
Le président de la communauté est réélu périodiquement lors d’une assemblée générale.
Cahiers du CIÉRA, 13 43
réduction et d’usurpation des terres autochtones effectuées lors de la période coloniale
et, plus tard, lors de la République chilienne. En 1903, le territoire est inscrit sous le
nom de Estancia Los Huascoaltinos et, en 1997, les Diaguita n’ayant pas encore été
reconnus, le statut de l’Estancia est légalisé sous le régime d’une « communauté
agricole », un type d’organisation communautaire typique de cette région du nord du
Chili, régi par une loi spécifique (DFL no 5).
Cependant, bien que le titre de propriété de la Communauté soit enregistré
légalement dans les cadastres par l’État chilien, le statut de « communauté
autochtone » au sens de la loi 19.253 lui a été refusé en 2006, en raison de son
inscription comme « communauté agricole » et même si, sur le plan individuel, la
majorité des membres de l’Estancia ont un nom de famille d’ascendance autochtone et
sont reconnus comme tels par la CONADI. Il faut préciser que, pour cette
communauté, le nom de famille n’est pas considéré comme un critère déterminant
d’inclusion ou d’exclusion au groupe, se distanciant sur ce point des critères définis
par la loi autochtone. Dans le même sens, si l’organisation n’est pas légalement
reconnue comme Autochtone, les dirigeants de la communauté affirment « ne pas
avoir besoin de la loi pour être autochtones, car ils sont autochtones » (Gajardo 2009 :
118).
Ce qui est déterminant pour eux est d’être titulaire d’un derecho de estancia,8 mais
surtout, le fait d’habiter et de protéger le territoire communautaire, de partager sa
destinée et un mode de vie associé à l’écosystème dont ils s’estiment « être les
gardiens ».9 Ils contestent le terme d’« ethnie » utilisé par l’État en 2006 dans le cadre
du processus de reconnaissance légal et font appel de préférence aux termes de
« peuple » et de « communauté » pour s’auto-identifier. Une des caractéristiques
principales de cette organisation est d’avoir adopté, très tôt dans l’historique du conflit
contre Barrick, une stratégie d’opposition au projet basée sur la mise en avant de son
autochtonie, la judiciarisation et l’internationalisation de la lutte, ainsi que la
patrimonialisation de son territoire. À ce titre, l’autochtonie est non seulement
considérée comme un élément renforçant la cohésion sociale du groupe et s’inscrivant
Ce terme désigne le droit d’occuper une portion du territoire commun de la Communauté agricole
Diaguita Los Huascoaltinos. Dans le cas de cette communauté, il se réfère surtout au droit de faire
paître des animaux (troupeaux de caprins principalement) sur le territoire commun, qui se trouve sur la
partie haute de la vallée. En contrepartie, ce droit implique implicitement l’obligation de protéger le
territoire et ses ressources. Chez les Huascoaltinos, ce droit se transmet de génération en génération et
est enregistré au nom d’un-e chef-fe de famille. Si un membre de la communauté désire vendre son
derecho de estancia, il ne peut le faire qu’avec l’approbation de l’ensemble de la Communauté. Ce mode
de fonctionnement est particulier à la Communauté agricole Diaguita Los Huascoaltinos,
9
« Un Huascoaltino : un guardian de la naturaleza » est un des leitmotive de l’organisation. Lors des
Assemblées générales de la Communauté, cette responsabilité de préserver l’écosystème du territoire
revient régulièrement dans le discours des dirigeants, à la fois comme une responsabilité individuelle de
chacun des membres et comme une responsabilité collective de l’organisation, en tant que composante
de son identité organisationnelle.
8
44 Gajardo, Poussière des mines et cendres de l’autochtonie
dans son histoire, mais elle représente surtout la possibilité de mobiliser des
instruments légaux reconnus sur le plan international pour s’opposer au projet Pascua
Lama et affirmer son droit à l’autodétermination, au-delà de la reconnaissance de
l’État. En choisissant la voie juridique et en mettant en avant l’autochtonie, cette
communauté s’est ainsi assez rapidement distinguée des stratégies de lutte des autres
organisations de la région également opposées au projet Pascua Lama, qui ont plutôt
opté pour des stratégies axées sur la défense de l’environnement et la mobilisation
sociale citoyenne.
Ainsi, la Communauté agricole Diaguita Los Huascoaltinos a déposé en 2007 une
plainte à la Commission interaméricaine des Droits de l’homme (CIDH) contre l’État
chilien pour avoir accepté le projet Pascua Lama sur son territoire ancestral alors que
le principe du consentement préalable, libre et informé n’avait pas été respecté. En
2009, la CIDH a déclaré la plainte recevable. Si l’affaire est encore en cours, le
processus de judiciarisation et d’internationalisation de la lutte a fortement contribué
au renforcement et à la légitimité de l’autochtonie de la communauté. En ce qui
concerne la patrimonialisation de son territoire, elle a transformé plusieurs milliers
d’hectares de son territoire en Aire privée protégée, Área Privada Protegida, ce qui en
fait au Chili la plus grande réserve naturelle autochtone privée du pays.10
Cependant, dans son combat contre le projet Pascua Lama, la Communauté agricole
Diaguita Los Huascoaltinos se confronte également à un autre adversaire d’autant plus
difficile à cerner que ce dernier brandit la même arme et se pare des mêmes « habits » :
l’ethnicité autochtone. En effet, depuis la reconnaissance légale de l’ethnie en 2006 et
en vertu de la loi 19.253, de nouvelles communautés diaguita se sont formées dans la
région du Huasco Alto. Créées par l’État et soutenues par Barrick dans leurs efforts de
revitalisation culturelle, ces nouvelles communautés s’inscrivent en tension avec la
Communauté agricole Diaguita Los Huascoaltinos, avec laquelle ils ne partagent pas
les mêmes intérêts.
Des acteurs en tension
À l’occasion de l’acte de reconnaissance officielle des Diaguita au palais présidentiel,
en 2006, des cars spéciaux furent affrétés depuis la localité d’Alto del Carmen pour
emmener les Diaguita invités. Au moment de monter dans les bus, un incident
La réserve naturelle privée Los Huascoaltinos s’est constituée en Aire protégée privée en 2006 suite à
une décision collective de la Communauté agricole de consacrer une partie de son territoire à la
conservation de la faune et de la flore. Bien que recensées et devant répondre à plusieurs critères, les
Aires protégées privées relèvent d’initiatives volontaires et ne sont pas reconnues ni soutenues par
l’État. À ma connaissance, il n’existe pas au Chili de cadre légal encadrant ce type d’initiatives. Pour
plus d’informations concernant la constitution de la réserve naturelle privée Los Huascoaltinos, voir
notamment l’étude réalisée par Carla Peña (2005) Experiencia piloto para la creación de un área silvestre
protegida
de
propriedad
privada
en
Huasco
Alto,
consulté
sur
Internet
(www.tesis.uchile.cl/tesis/uchile/2005/pena_c/sources/pena_c.pdf).
10
Cahiers du CIÉRA, 13 45
survint : apprenant que plusieurs des véhicules étaient mis à disposition et financés
par Barrick, et non par la CONADI, quelques personnes s’en étonnèrent, certaines
protestèrent, mais n’ayant pas les moyens de financer leur voyage jusqu’à la capitale,
ils demeurèrent dans le bus. Seule une personne, un aîné du nom de Zacarías
Anacona, refusa de monter dans le car et préféra payer le voyage de sa poche.11
Quelques jours avant cet incident, le 22 août 2006, la Communauté agricole Diaguita
Los Huascoaltinos adressait une lettre à la Cheffe de l’État lui demandant de les
inclure dans la liste des invités officiels à la cérémonie de reconnaissance légale, dont
ils avaient été omis : « Nous ne voulons pas être marginalisés, nous nous opposons à
être discriminés, et ce d’autant plus que nous sommes la seule organisation diaguita
qui possède un territoire ancestral où sont préservés et développés quotidiennement
les traditions, formes de vie et coutumes de nos ancêtres ». Ajoutés à la liste des invités
officiels in extremis, les représentants de cette organisation se rendirent à Santiago par
leurs propres moyens.
Au-delà de l’aspect quelque peu anecdotique des faits décrits ci-dessus, ces incidents
sont intéressants à relever par leur capacité à dévoiler la complexité du processus de
réémergence des Diaguita, des enjeux à l’œuvre dans ce dernier et des rôles respectifs
des principaux acteurs impliqués, soit l’État, l’entreprise Barrick et les Diaguita ; ces
derniers ne constituant pas un groupe homogène ni en termes organisationnels ni en
termes de définition de leur autochtonie ni de positionnement par rapport à l’État et à
la compagnie minière.
En outre, ces incidents permettent de déceler l’importance de l’enjeu économique
(avoir les moyens) dans la capacité à se positionner politiquement ainsi que la relative
fragilité de l’identification des individus à l’ethnonyme diaguita à ce moment du
processus, comme l’illustre l’extrait d’entretien ci-dessous.
Vous savez, je ne sais que penser à propos des Diaguita, tout le monde ici dit que
nous sommes Diaguita à cause de nos noms de famille, mais moi je n’ai assisté à
aucune réunion des Diaguita, rien. Je vais à des réunions de la Junta de Vecinos
[Association de voisins], de l’Estancia [Communauté agricole], mais des Diaguita non.
On nous a emmenés [à Santiago] l’autre fois quand on est allé rencontrer Bachelet, je
crois que c’était des Diaguita ceux qui nous y ont emmenés (Extrait anonymisé,
membre de l’Estancia Los Huascoaltinos et du Centre culturel d’Alto del Carmen,
janvier 2007).
Sur le plan politique et institutionnel, ces micro-événements sont révélateurs de
l’opacité, sinon de l’ambiguïté, des relations qui lient l’État à la compagnie minière. Ils
soulèvent la question du rôle de l’État face à des acteurs privés et celle du rôle
conjugué de ces deux acteurs dans la construction de l’autochtonie diaguita.
Cet incident a aussi été relaté par l’OLCA, voir www.olca.cl/oca/chile/region03/pascualama186.htm J’ai
aussi eu l’occasion de m’entretenir à plusieurs reprises avec Zacarías Anacona.
11
46 Gajardo, Poussière des mines et cendres de l’autochtonie
Sur le plan chronologique, ces événements sont parmi les premiers incidents mettant
en évidence, d’un côté, des Diaguita considérés comme légitimes par l’État,
puisqu’invités officiellement à représenter l’« ethnie » devant les instances du pouvoir
étatique et, de l’autre, un groupe (la Communauté agricole diaguita Los Huascoaltinos)
considéré comme moins légitime de par son exclusion initiale et hautement
symbolique de la cérémonie de reconnaissance légale. Dans ce sens, la cérémonie du
28 août a un pouvoir performatif ; elle peut être interprétée comme une mise en scène
et une manifestation concrète du « pouvoir de nommer » exercé par l’État (Poutignat et
Streiff-Fenart 1995 : 155).
Le rôle ambigu de Barrick (et de l’État) dans le processus de (re)construction
autochtone
L’entreprise offrait une formation [curso de capacitación]. Cela
faisait partie de la responsabilité sociale de l’entreprise, mais des
listes de présence et des photos étaient diffusées. Ensuite, ces
mêmes listes et photos apparaissaient [sur les publications de
l’entreprise et dans la presse locale] comme faisant partie d’un
processus de consultation autochtone (Extrait d’un entretien
anonymisé avec un responsable de la CONADI, mars 2014).
De plus en plus critiquées pour déprédations à l’environnement, violations aux droits
de l’homme et aux droits relatifs aux Peuples autochtones (Anaya 2013 ; Yañez et
Molina 2009), de nombreuses multinationales d’extraction minière mettent en place de
nos jours des programmes de développement durable et social en faveur des
communautés affectées par leurs projets, en appui ou en remplacement des structures
existantes ou inexistantes de l’État. Mis en œuvre au nom de la responsabilité sociale
des entreprises, ces programmes servent aussi à améliorer l’image ambivalente de
l’industrie minière qui, dans son pendant positif, est considérée comme pourvoyeuse
d’emplois et comme un facteur de croissance économique et, dans son pendant
négatif, pâtit d’une réputation sulfureuse. Lorsque les projets miniers se déroulent
dans un contexte de conflit ou de polémique et qu’ils se heurtent à un mouvement
d’opposition soutenu par des ONG capables de mobiliser l’opinion publique
internationale et de lancer des recours juridiques, l’objectif de se rendre
environnementalement et socialement acceptables peut répondre à une véritable
stratégie dont l’enjeu capital est la faisabilité et la pérennité des projets (Deshaies 2011).
Dans le Huasco Alto, Barrick a investi d’importants et innombrables moyens pour la
mise en œuvre d’une vaste palette de programmes et de mesures de développement
social et durable visant à établir une relation de confiance et de partenariat avec les
communautés locales et s’assurer de leur soutien (Barrick 2012). Une des
caractéristiques importantes des actions de responsabilité sociale mises en œuvre par
la multinationale dans la région est que plusieurs d’entre elles s’établissent dans le
cadre d’alliances public-privé (APP), instaurant d’étroites collaborations avec des
Cahiers du CIÉRA, 13 47
administrations publiques. Barrick est ainsi à l’origine du financement de plusieurs
infrastructures et projets de développement local traditionnellement dévolus à l’État12.
Dans le contexte de conflit contre la mine qui règne dans la région, ces actions ont été
différemment interprétées par la population, soit comme faisant partie d’une politique
de responsabilité sociale légitime et nécessaire de l’entreprise, soit comme des
tentatives pour influencer les positions des acteurs en faveur du projet.
Depuis 2005 environ, Barrick a orienté une partie significative de ses actions de
développement social et communautaire vers une catégorie particulière de la
population du Huasco Alto : les Diaguita, dont elle a fait de véritables emblèmes de sa
politique de responsabilité sociale. À ce titre, les Diaguita, et en particulier des
femmes autochtones, apparaissent en première place dans plusieurs publications et
pages internet de la compagnie minière. Dans la rubrique « droits de l’homme » de son
rapport annuel de 2008, la compagnie minière stipulait ainsi qu’un de ses
« engagements les plus grands et gratifiants » était celui établi avec l’ethnie Diaguita de
la vallée du Huasco, avec laquelle son « équipe de relations communautaires travaillait
de manière constante pour favoriser des relations constructives bénéfiques pour les
deux parties, représentant des opportunités pour le développement social, éducatif et
économique de ce peuple autochtone » (Barrick 2009 : 78).
Phase 1 — Construire un Autochtone culturalisé et dépolitisé
Dans une première phase (de 2004 à 2010 environ), Barrick a entretenu et développé
des relations privilégiées avec une organisation Diaguita en particulier : les Centres
culturels Diaguita, Centros culturales Diaguitas. Composés par des membres de la région
ayant pour principal point commun celui de porter un nom de famille autochtone, ces
Centres culturels ont reçu dès leur création, au début des années 2000, le soutien de la
CONADI dans le cadre de leurs activités pour être reconnus légalement. Suite à leur
inscription dans la loi autochtone en 2006, ils ont été considérés comme les
représentants légitimes de l’ethnie par l’État, au détriment de la Communauté agricole
diaguita Los Huascoaltinos, avec laquelle ils s’inscrivent en tension.13 À la différence
de cette organisation, les Centres culturels ne formulaient pas de revendications
territoriales et adoptaient la terminologie de l’État pour s’auto-identifier (etnia
Diaguita). À ce titre, dans un article publié en 2009, je parlais à propos de ce groupe de
« Diaguita sans terre ». Globalement, le discours de ce groupe était plutôt axé sur les
conditions d’existence difficiles en termes économiques (accès à l’éducation, au
système de santé, etc.) et fortement teinté par la nostalgie d’un passé idéalisé, où les
traditions auraient encore été en vigueur. Dans ce sens, pour ce groupe, l’enjeu de
Construction de routes et d’infrastructures publiques, bourses d’études, fonds d’aides sociales, à la
formation professionnelle et à la création d’entreprises, financement d’infrastructures scolaires et
médicales, programmes de luttes contre la pauvreté, etc.
13
Plusieurs membres de la Communauté agricole diaguita Los Huascoaltinos sont néanmoins aussi
affiliés à un Centre culturel.
12
48 Gajardo, Poussière des mines et cendres de l’autochtonie
l’autochtonie était à la fois celui de pouvoir restaurer une identité niée, négligée et
malmenée au cours de l’histoire, et de pouvoir bénéficier des mesures de
discriminations positives prévues par la loi en faveur des Autochtones reconnus
(Gajardo 2009 : 118).
Parallèlement au soutien de l’État, ces Centres culturels ont reçu l’appui de Barrick
dans le cadre de leur activité de « sauvetage » (rescate) de la culture et de (ré)invention
de traditions, en recourant notamment aux recherches des experts (historiens,
anthropologues, archéologues, etc.), à la mémoire orale, et à l’imaginaire
iconographique et médiatique lié au monde préhispanique andin et à la figure de
l’« indien » dans sa globalité.
Concrètement, Barrick a notamment mis en œuvre et financé des ateliers de tissage, de
céramique, de plantes médicinales et de cuisine autochtones, ainsi que des projets
d’éducation interculturelle et bilingue dans certaines écoles de la vallée et de
récupération de la langue kakan à travers la réalisation d’un lexique. 14 Souvent
organisées en partenariat avec la municipalité locale dans le cadre des APP établies par
Barrick, ces actions avaient pour objectif que les Diaguita « réapprennent leur
culture », selon les termes utilisés par une anthropologue que j’ai interviewée.
Employée en 2009 par une ONG latino-américaine de lutte contre la pauvreté
(Fundación América Solidaria) pour travailler au service de la Municipalité d’Alto del
Carmen, elle apprit au cours de son mandat que son emploi s’inscrivait dans le
programme « Compromiso Atacama », un projet d’APP lancé par Barrick en 2008 dans
le cadre de sa politique de responsabilité sociale.15
Certains de ces ateliers de « sauvegarde » de la culture diaguita menaient à la remise
d’un diplôme signé conjointement par l’entreprise et un institut de formation
professionnelle reconnu par l’État, certifiant les compétences des participant.e.s. Dans
le petit village de Juntas de Valeriano, où la compagnie a particulièrement marqué sa
présence, Barrick a fait construire un atelier de tissage. L’objectif étant que les femmes
autochtones développent des projets de micro-entrepreneuriat en produisant des
pièces destinées à la vente touristique et contribuent, du même coup, et grâce au
soutien de Barrick, à la revitalisation et à la sauvegarde de leur culture. Parmi plusieurs
autres actions, l’entreprise minière a également débloqué des fonds spéciaux pour
encourager le micro-entrepreneuriat autochtone, octroyé des bourses d’études (gérées
par l’État) et développé un service de conseils techniques et d’aide financière pour
Le kakan est le nom de la langue supposément parlée par les Diaguita de l’époque précolombienne.
De nos jours, il n’existe aucun locuteur vivant ni aucune trace écrite de cette langue. À l’arrivée des
Espagnols, il est probable que le quechua était en passe de supplanter le kakan suite à l’annexion des
territoires diaguita au Tahuantinsuyu (empire inca). Les efforts de récupération de cette langue se
basent donc principalement sur la subsistance de vocables dans la toponymie, les patronymes et la
phytonymie.
15
Voir, notamment, http://barricklatam.com/proyectos/pascua-lama-comunidad_compromiso.php
14
Cahiers du CIÉRA, 13 49
réaliser les démarches d’obtention du certificat d’Autochtone de la CONADI,
Certificado de calidad de indígena, et des bénéfices sociaux y étant associés. Par ailleurs,
en 2007, la Barrick a édité un ouvrage sur le groupe, présentant les principales
caractéristiques historiques et culturelles de l’ethnie et le récent processus de
reconnaissance par l’État. Rédigé par un anthropologue employé par la compagnie
(Barrick 2007), cet ouvrage a été distribué aux écoles et bibliothèques de la Région
d’Atacama comme le livre de référence obligatoire sur l’ethnie grâce à un accord passé
en 2008 entre la compagnie minière, le Ministère de l’Éducation et les Centres
culturels.
Dans un certain sens, les actions de soutien de Barrick à la revitalisation culturelle des
Diaguita peuvent a priori sembler intéressantes ou, pour le moins, anodines de par
leurs dimensions sociales et culturelles. Il est cependant difficile de ne pas s’interroger
sur la portée politique de ces programmes, développés en partenariat avec l’État, dans
un contexte de conflit contre la compagnie et de tensions entre différentes
organisations se réclamant d’une même appartenance autochtone, dans un pays où la
question territoriale constitue le nœud principal des tensions entre Autochtones, État
et entreprises extractives. Ainsi, dans les années 2000-2010, on constate une nette
tendance de la part de l’État à marginaliser, voire à criminaliser, les mouvements
autochtones qui, réclamant leurs droits territoriaux, entravent le développement de
projets extractifs (Aylwin 2005 ; Stavenhagen 2004).
Cette politique se caractérise par un soutien relativement clair aux Autochtones sans
revendications territoriales, à l’instar des Centres Culturels Diaguita qui ont reçu la
reconnaissance et l’appui de l’État et de Barrick pour la mise en place de programmes
de récupération culturelle. Tant que les « Indiens » s’en tiennent à faire du tissage, des
spécialités culinaires, à chanter et à danser sur des musiques traditionnelles, etc., ils
répondent au programme « politiquement correct » de promotion de la diversité
culturelle de l’État. S’ils prétendent en revanche à l’autodétermination et au territoire,
ils deviennent alors d’indésirables « sauvages » (Gajardo 2009 : 120). À ce titre, le
soutien actif de Barrick à ce type de programmes apparaît sous un nouvel éclairage :
celui de contribuer à la construction d’une autochtonie culturalisée, folkorisée,
dépolitisée et désincarnée de son lien territorial. Soit, une identité aconflictuelle ne
représentant pas de menace potentielle au développement du projet minier.
Sur ce point, cette analyse rejoint dans une certaine mesure les observations réalisées
par Sawyer et Terence Gomez sur les relations entre Peuples autochtones, institutions
multilatérales, entreprises multinationales et États. Dans la majorité des cas examinés,
ces auteurs constatent ainsi que les programmes de responsabilité sociale ont
contribué à l’affaiblissement et à la dépolitisation des Autochtones : « corporate social
responsibility (CSR) in its various forms (providing gifts, services or support for
community projects) has served to debilitate and/or neutralize and depoliticize
indigenous peoples » (2008 : 4).
50 Gajardo, Poussière des mines et cendres de l’autochtonie
Phase 2 – Légitimer des communautés autochtones compatibles avec les intérêts miniers
Les communautés autochtones sont en train de pousser comme
des fleurs autour des projets miniers (entretien anonymisé d’un
responsable de la CONADI, mars 2014).
Dans une deuxième phase (de 2010 à ce jour), la compagnie est entrée en interaction
avec les nouvelles communautés autochtones diaguita (comunidades indígenas diaguitas)
qui ont commencé à se former peu à peu en vertu de la loi autochtone, succédant aux
Centres culturels comme groupes légitimés par l’État. La première communauté
autochtone diaguita du Huasco Alto voit le jour en avril 2007. En mars 2014, on en
comptait dix-sept, réparties majoritairement dans la vallée du Transito et
correspondant à des localités ou à des lieux-dits. Chaque communauté disposant
d’un.e dirigeant.e local.e élu.e par ses membres, elles ont constitué en 2010 le Conseil
communal diaguita, Consejo comunal diaguita (pour la région du Huasco Alto) et le
Conseil régional diaguita, Consejo regional diaguita (pour l’ensemble de la région
d’Atacama). Depuis 2010, la présidente élue de ces deux entités est Solange Bordones,
qui porte publiquement le titre de « cacique » du peuple Diaguita, pueblo Diaguita,
marquant par ce terme un changement notoire avec celui d’« ethnie », utilisé
précédemment par les Centres culturels, et s’inscrivant en cela en concurrence avec la
Communauté agricole Diaguita Los Huascoaltinos.16
Il est important de préciser qu’au Chili, les communautés autochtones désignent une
forme organisationnelle propre à la loi autochtone, dotée d’une personnalité juridique
et d’une structure calquée sur l’organisation et la logique bureaucratiques de l’État.17
Aussi, cette figure s’applique indifféremment à l’ensemble des Peuples autochtones du
pays, et sert, entre autres, à accéder à une série de bénéfices et de projets de type
socioéconomique distribués par l’État et d’autres agences paraétatiques. Dans le
Huasco Alto, la constitution de ces nouvelles communautés « juridiques », c’est-à-dire
légalement reconnues par l’État, a donc répondu à une nécessité pragmatique des
Diaguita pour cadrer avec les critères de définition de l’autochtonie fixés par la
CONADI ; ces entités ne correspondant en aucun cas à une forme d’organisation
s’inscrivant dans une continuité historique.
Les relations de Barrick avec ces nouvelles communautés autochtones sont plus
ambiguës et complexes. D’une part, elles se tissent dans un contexte où la compagnie a
mauvaise presse. Empêtrée dans plusieurs recours juridiques et difficultés techniques,
confrontée à une plainte déposée à la CIDH, accusée d’avoir causé des dégâts
irréparables aux glaciers, soupçonnée d’être la cause de l’assèchement des rivières,
confrontée à une augmentation du coût de son projet, suspectée d’acheter l’adhésion
des politiques et d’une partie de la population locale à coups de « cadeaux » et de
16
17
Voir, notamment, www.diaguitasdelhuasco.org
Article 9 de la loi 19.253.
Cahiers du CIÉRA, 13
51
financements de projets, la compagnie accuse par ailleurs un retard important dans la
construction de la mine, décevant du même coup les attentes de certains milieux
économiques.
D’autre part, la question autochtone a évolué sur le plan national et international, avec
des échos sur le plan local. En 2007, la déclaration des Nations Unies sur les droits des
Peuples autochtones est adoptée et, en 2008, le Chili ratifie la Convention 169 de
l’OIT. En avril 2009, le rapporteur spécial des Nations Unies pour la question
autochtone, James Anaya, effectue une visite au Chili et son rapport comprend un
chapitre particulièrement critique sur l’exploitation des ressources naturelles par les
entreprises. En 2013, il publie un rapport spécial sur la question des Peuples
autochtones et de l’industrie extractive dans le monde. Dans ce contexte, les
communautés acquièrent progressivement une expérience et une expertise plus
grande de l’autochtonie, de ses langages et de ses enjeux. À cet effet, elles intègrent
progressivement dans leurs discours des éléments discursifs et des stratégies issues du
droit national et international autochtone.
Enfin, sur le plan local, les demandes individuelles pour être reconnus comme
Diaguita auprès de la CONADI explosent. Cela entraîne une multiplication des
nouvelles communautés autochtones dans la région ainsi que de leaders
communautaires.
Globalement, cette deuxième phase se caractérise par l’apparition de revendications
territoriales de la part de ces nouvelles communautés autochtones, une judiciarisation
des rapports entre ces dernières et Barrick, ainsi que l’émergence d’un nouveau
registre lexical pour s’auto-identifier, plus en accord avec le langage international de
l’autochtonie :
« Peuple »
(pueblo),
« Autochtone »
(indígena)
ou
« communauté » (comunidad), au lieu du terme d’« ethnie » (etnia), utilisé auparavant par
les Centres culturels diaguita. À cela s’ajoute souvent, à côté de l’ethnonyme, une
précision sur la provenance géographique : « du Huasco Alto » (del Huasco Alto).
Ces éléments sont intéressants à signaler, car, au-delà de témoigner de l’influence du
langage de l’autochtonie transnationale sur la construction de l’identité locale, ils ont
pour effet de créer une confusion importante avec la Communauté agricole Diaguita
Los Huascoaltinos, au profit des nouvelles communautés autochtones qui voient leur
légitimité renforcée.18 En effet, bien que reconnues sur le plan légal, ces dernières
souffrent d’un « déficit de crédibilité » en raison de l’absence dans leur discours de
revendications territoriales et de leur accointance supposée avec l’État et la compagnie
minière. Rappelons que, sur le plan international, la définition « onusienne »
généralement acceptée de la notion de Peuples autochtones met l’accent, parmi
d’autres points, sur l’antériorité de l’occupation territoriale, la détermination à
18
Notamment au niveau des médias qui relatent régulièrement le conflit contre le projet Pascua Lama.
52 Gajardo, Poussière des mines et cendres de l’autochtonie
conserver, développer et transmettre aux générations futures le territoire, considéré
comme étant à la base de l’identité autochtone, ainsi que sur la relation de type
coloniale avec l’État (Cobo 1986). À cet effet, le fait d’établir des rapports non
conflictuels avec l’État peut apparaître comme un élément suspect, et l’« assignation à
la territorialité » comme une « injonction d’authenticité » (Hancock 2008 : 120).
Quoi qu’il en soit, dans cette deuxième phase, les communautés légales et Barrick
entrent dans un processus de dialogue et de négociation où la figure de l’État
s’estompe graduellement au profit de celles d’avocats et/ou d’anthropologues (payés
par la compagnie et/ou les organisations autochtones), qui opèrent dans le cadre d’un
double exercice : celui de préserver les intérêts des deux parties. C’est dans ce
contexte qu’au cours de l’année 2013, douze de ces nouvelles communautés
autochtones (ainsi que trois associations19) engagent des avocats, qui déposent au nom
des communautés un recours contre le projet Pascua Lama, au motif que ce dernier
comporte un risque important de pollution des eaux des fleuves de la région.
Contre toute attente, au mois d’avril, la Cour d’appel de Copiapo décide d’ordonner la
suspension temporaire et immédiate du projet. La sentence, ratifiée en juillet de la
même année par la Cour Suprême, précise que Barrick ne pourra reprendre la
construction de la mine que lorsqu’elle aura apporté les modifications techniques
nécessaires. Elle recommande par ailleurs que Barrick mette en œuvre un processus
de consultation des communautés autochtones reconnues légalement. Dans le cadre
d’une procédure parallèle, les autorités environnementales du Chili condamnent en
mai 2013 la compagnie minière à une amende d’un montant de 16 millions de dollars
après avoir constaté des dégâts irréversibles sur la surface des glaciers en raison des
émissions de poussières causées par le chantier de la mine, contrairement aux
exigences environnementales stipulées lors de l’approbation du projet en février 2006.
Abondamment couverts par la presse nationale et internationale et qualifiés par de
nombreux médias de « victoire historique d’un Peuple autochtone sur un géant
minier », ces événements ont eu pour effet de visibiliser de manière spectaculaire les
communautés autochtones nouvellement constituées ainsi que leurs avocats.
Conséquemment à ces événements, Barrick et les communautés autochtones
entreprennent un processus de négociation informelle qui aboutit en mai 2014 à la
signature d’un Mémorandum, c’est-à-dire d’un protocole d’entente (Acuerdo de
entendimiento) d’une durée de six mois. Dans ce document, la compagnie reconnaît ses
torts et déclare vouloir « initier un dialogue de bonne foi avec les communautés et les
personnes qui forment le peuple Diaguita » (2014). À travers ce Mémorandum,
l’entreprise s’engage à fournir aux communautés signataires l’information technique et
Selon la loi autochtone, les associations autochtones, asociaciones indígenas, désignent le regroupement
volontaire d’au moins 25 Autochtones autour d’un intérêt commun, généralement lié au développement
d’activités culturelles et/ou éducatives, économiques ou professionnelles (article 36, loi 19.253).
19
Cahiers du CIÉRA, 13 53
environnementale sur le projet Pascua Lama (ainsi que les ressources financières ou
matérielles nécessaires), dans le but d’aboutir, dans une deuxième étape, à un accord
permettant à la fois de poursuivre le projet minier et de garantir les intérêts et les
droits des communautés autochtones, en établissant par exemple des redevances
autochtones (royalties indígenas) (Ortiz 2013).
Présenté par certains médias comme un accord inédit en conformité avec la
Convention 169, ouvrant la voie à une nouvelle ère dans les relations entre Peuples
autochtones et les compagnies minières, il n’en reste pas moins que cette entente
permet non seulement à Barrick de créer les conditions favorables à la poursuite de
son projet, de se positionner internationalement comme une entreprise mettant en
œuvre une politique particulièrement responsable et novatrice, mais aussi, dans la
lignée de la phase 1, de contribuer à la construction et à la légitimation d’un
Autochtone non conflictuel, discret et prêt à négocier : « Ce sont des groupes
raisonnables, ils ne veulent faire ni du bruit ni du scandale », selon les mots de
Lorenzo Soto, l’avocat de ces nouvelles communautés (cité par Ortiz 2013, ma
traduction).
Dans ce sens, ce Mémorandum peut aussi être vu comme le résultat d’une stratégie de
Barrick pour améliorer son image fortement entachée et affaiblir, du même coup, la
Communauté agricole Diaguita Los Huascoaltinos, principale organisation autochtone
opposée au projet Pascua Lama. En effet, à travers ce Mémorandum, les nouvelles
communautés autochtones revendiquent pour la première fois un territoire ancestral :
celui de la Communauté agricole Diaguita Los Huascoaltinos, qu’elles dénoncent
comme étant des « usurpateurs » et contre qui elles envisagent d’intenter un procès.20
Les nouvelles revendications territoriales formulées par ces communautés s’inscrivent
non seulement dans le cadre juridique défini par l’État, mais elles favorisent en plus
les intérêts de la compagnie minière, tout en affaiblissant la légitimité de la
Communauté agricole. Cette nouvelle configuration – conséquence directe des
politiques indigénistes mises en œuvre par l’État chilien depuis le retour à la
démocratie — est la cause d’une division interne qui affaiblit la lutte contre les projets
miniers et qui est en train d’aboutir à un conflit entre organisations autochtones. Alors
que, dans un premier temps, le conflit contre Barrick a paradoxalement renforcé
l’identité territoriale de la Communauté agricole Diaguita Los Huascoaltinos, l’entrée
en jeu des nouvelles communautés légales la déstabilise et la touche au cœur de sa
raison d’être : son territoire. Au final, l’ethnicité autochtone est un outil versatile à
double tranchant : si, d’un côté, elle apparaît comme la meilleure arme juridique pour
la défense des territoires autochtones vis-à-vis des projets extractifs, elle est aussi
utilisée par les grandes entreprises pour améliorer leur image et contribuer à
construire une autochtonie compatible avec leurs intérêts.
20
Entretien réalisé en mars 2014 avec Solange Bordones.
54 Gajardo, Poussière des mines et cendres de l’autochtonie
Conclusion
Le titre de cet article, « Poussière des mines et cendres de l’autochtonie » fait, bien sûr,
référence aux impacts et dégâts environnementaux causés par les compagnies
minières. Mais il évoque aussi les effets de ces projets sur le tissu social et politique
des groupes affectés. Ce sont des poussières invisibles, parfois difficiles à saisir et à
percevoir, mais qui imprègnent profondément les communautés.
À l’instar d’autres exemples en Amérique latine, l’analyse du processus de
réémergence des Diaguita du Chili dans le contexte du conflit contre le projet Pascua
Lama est révélatrice de la logique inhérente au modèle du multiculturalisme néolibéral
(Boccara 2010, 2011 ; Boccara et Ayala 2012 ; Hale 2006) ou de l’ethnocapitalisme
(Comaroff et Comaroff 2009) qui prévaut dans ce pays depuis la fin de la dictature,
quelle que soit la couleur politique des différents gouvernements en place. Tout en
mettant en œuvre des mesures de reconnaissance et de soutien aux Autochtones, ce
modèle en limite l’expression au cadre imposé par les politiques économiques
néolibérales, qui guident l’action de l’État. Au sens donné par Foucault en 1979 (2004)
et repris par les Comaroff (2009 : 120-21), le néolibéralisme désigne en effet une
doctrine visant à instaurer un régime économique et un mode de gouvernementalité
où l’État et la société sont subordonnés aux principes du marché.
Dans ce contexte, l’enjeu et le rôle de l’État et des entreprises privées, sont de
contribuer simultanément et conjointement à la construction et à la légitimation d’une
autochtonie qui, non seulement n’entrave pas les projets extractifs sur les territoires
revendiqués par les Autochtones, mais font aussi de ces derniers des acteurs
participatifs de ces projets et des entrepreneurs actifs de leur propre culture, territoire
et identité, définis désormais comme des capitaux et des ressources négociables
(Babadzan 2013 ; Comaroff et Comaroff 2009).
Dans le cas du Huasco Alto, les Autochtones — dans ce cas précis, les Centres
culturels diaguita puis les nouvelles communautés créées par l’État — deviennent de
véritables « vitrines vivantes » des politiques multiculturalistes de l’État, en accord avec
la nouvelle rhétorique internationale de reconnaissance de la diversité culturelle. De
son côté, à travers ses actions de responsabilité sociale, l’entreprise minière voit son
image, et donc son champ d’action, potentialisé. En contrepartie, et selon une logique
du « gagnant-gagnant » et de l’« empowerment », les acteurs se réclamant d’une
appartenance autochtone qui jouent le jeu du multiculturalisme néolibéral sont
récompensés à travers la légitimation de leur identité (Boccara 2010) et l’obtention
d’une série de bénéfices sociaux et/ou économiques leur permettant de devenir des
acteurs compétitifs sur la scène du marché des identités, conçues comme des
ressources mobilisables dans la conquête du pouvoir politique et des biens
économiques (Poutignat et Streiff-Fenart 1995).
Cahiers du CIÉRA, 13 55
En ce sens, les membres des Centres culturels et des nouvelles communautés
autochtones incarnent la figure de l’« indien autorisé », indio permitido, décrit par les
anthropologues Charles Hale et Rosamel Millaman (Hale 2004) comme le sujet
autochtone qui, dans la mesure où il ne contredit pas les politiques dominantes,
bénéficie de la reconnaissance légale et du soutien des structures de l’État et de ses
agents. À l’opposé, les acteurs autochtones qui ne suivent pas les préceptes de ce
modèle sont délégitimés, décrédibilisés ou plus radicalement déclarés illégaux
(Boccara 2010 : 12), comme c’est le cas, dans une certaine mesure, de la Communauté
agricole Diaguita Los Huascoaltinos.
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La revendication autochtone contre le projet hydroélectrique Neltume au Chili
Un regard décolonial sur les antagonismes sociaux
XIMENA CUADRA-MONTOYA1
Département de Science politique
Université du Québec à Montréal
Résumé : Cet article porte sur le cas de la centrale hydroélectrique Neltume où a eu
lieu la première expérience de consultation des Peuples autochtones au Chili.
J’analyse comment la contestation, autour de conflits environnementaux, remet en
cause la condition de subordination des Autochtones par rapport aux populations
non-autochtones majoritaires, d’un point de vue « décolonial » sur les « antagonismes
sociaux. » Une de mes conclusions est que les Mapuches de Neltume-Panguipulli
remettent profondément en cause le processus délibératif ouvert par le biais des
mécanismes de consultation et que la revendication du droit au consentement libre,
préalable et éclairé reflète la demande d’une reconnaissance dans l’espace décisionnel
de la politique chilienne.
Mots-clés : extractivisme,
décolonialité
conflits
socio-environnementaux,
Mapuches,
Chili,
Abstract: This article analyzes the case of the Neltume hydroelectric central, where
occurred the first Indigenous Peoples consultation experience. Using a ‘decolonial’
standpoint of ‘social antagonisms’, I examine how opposition related to environmental
conflicts brings up the issue of subordination of Indigenous Peoples to the majority
non-Indigenous population. One of my conclusions is that the Mapuche of NeltumePanguipulli undertakes a profound questioning of the opened deliberative process
through mechanisms of Indigenous Peoples consultation and that the claim of the
right to free, prior and informed consent reflects the demand for recognition in the
Chilean political space.
Keywords: extractivism, socio-environmental conflicts, Mapuche, Chile, decoloniality
Ximena Cuadra-Montoya est doctorante en science politique à l’Université du Québec à Montréal où
elle a obtenu une maîtrise en science politique. Son sujet de recherche traite de l’extractivisme, des
conflits socioenvironnementaux et des questions autochtones. Courriel: xcuadram@gmail.com
1
L’auteure souhaite remercier les évaluateurs anonymes, les éditeurs de ce numéro, Laila Celis (UQÀM),
Blaise Pantel (UC Temuco) et Marc-André Anzueto (UQÀM) pour leurs suggestions et commentaires à
différentes étapes de la rédaction de ce texte.
Ximena Cuadra-Montoya, 2016, « La revendication autochtone contre le projet hydro-électrique
Neltume au Chili : Un regard décolonial sur les antagonismes sociaux », Cahiers du CIÉRA, 13 : 60-78.
Cahiers du CIÉRA, 13 61
Introduction
Au Chili, environ un tiers des projets d’extraction des ressources naturelles sont en
développement dans les territoires mapuches (INDH 2012). Ce sont principalement des
projets hydroélectriques, miniers et des piscicultures de saumon2. Depuis 2008, le
Chili a ratifié la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur
les droits des Peuples autochtones et tribaux, ce qui implique pour l’État l’obligation
de respecter le droit à la consultation dans les cas où des décisions gouvernementales
affectent les modes de vie des Autochtones. Plusieurs mobilisations ont eu lieu pour
que les droits autochtones soient reconnus, et ce, même après la ratification de la
Convention 169. Ainsi, divers Peuples autochtones au Chili ont exigé l’implantation
d’un processus de consultation et le respect du consentement lors des procédures
d’évaluation environnementale entourant de grands projets industriels.
Dans cet article, basé sur ma recherche de maitrise (voir Cuadra-Montoya 2014),
j’analyse la dimension politique des conflits socio-environnementaux dans le territoire
mapuche « Neltume-Panguipulli » au Chili où l’entreprise transnationale Endesa a
envisagé de construire une centrale hydroélectrique. J’ai exploré comment ces types
de contestation remettent en cause la condition de subordination des Peuples
autochtones aux sociétés non-autochtones majoritaires. Dans une perspective
théorique, je propose de discuter cette conjoncture en articulant deux idées : d’une
part, le point de vue de la théorie du discours, qui propose une compréhension des
conflits sociaux à partir de l’analyse des antagonismes sociétaux (Laclau et
Mouffe 2001) ; et, d’autre part, la perspective « décoloniale », qui offre des outils pour
comprendre les rapports de force entre les minorités raciales et les héritages d’un
patron colonial du pouvoir (Quijano 1994 et 2000). J’aboutie notamment à la
conclusion que lorsque les Autochtones, comme les Mapuches de NeltumePanguipulli, se mobilisent contre l’installation d’un barrage hydroélectrique, ils
remettent en cause leur faible reconnaissance juridico-politique et symbolique en
questionnant les frontières politiques qui les démarquent comme des acteurs
antagonistes de l’ordre social. Ainsi, les conflits socio-environnementaux qui
impliquent des Peuples autochtones nous obligent à souligner le rôle de l’ethnicité
dans la configuration identitaire des antagonismes sociaux et dans les rapports de
force avec les États. La revendication du droit au consentement libre, préalable et
éclairé reflète, à mon sens, l’existence d’un processus décolonial, qui est nécessaire
pour restructurer le pouvoir décisionnel dans le cadre des politiques sur le
développement.
Un groupe de chercheurs a nommé le modèle de développement économique basé sur l’extraction des
ressources naturelles « extractivisme ». L’une des particularités de ce modèle est notamment la
primarisation de l’économie des pays qui misent sur la commercialisation des matières premières au
niveau des marchés internationaux afin de nourrir la croissance de leur PIB (Svampa 2013). Ces auteurs
utilisent les termes « industries extractives » pour se référer à un secteur de l’économie et « projet
extractif » pour chaque initiative concrète d’une entreprise.
2
62 Cuadra-Montoya, La revendication autochtone contre le projet hydro-électrique Neltume au
Chili
L’article s’organise autour de trois parties. La première vise à présenter le cadre
analytique de la recherche. La deuxième a pour but de contextualiser la situation des
Peuples autochtones sur la scène politique chilienne en montrant leur faible
reconnaissance par l’État chilien. La troisième expose leur résistance au projet
hydroélectrique Neltume, situé dans un territoire ancestral mapuche. Il s’agit d’un cas
emblématique en raison du grand nombre de communautés autochtones touchées et
qui a donné lieu à la première consultation des Peuples autochtones dans le cadre du
processus d’évaluation des impacts environnementaux. Ce processus a été fortement
critiqué par les communautés opposées au projet. Finalement, après huit années de
conflit l’entreprise s’est désistée du projet en décembre 2015. Les données présentées
dans cet article sont issues d’un travail de recherche documentaire formé d’un corpus
de textes extraits d’articles de presse, de déclarations publiques d’organisations
autochtones et de rapports présentés par l’entreprise, le gouvernement et les
communautés dans le cadre de l’Évaluation environnementale du projet de la centrale
hydroélectrique Neltume. De manière complémentaire, j’ai assisté à trois réunions
locales entre 2013 et 2014 et j’ai réalisé quatre entretiens semi-dirigés.
Les antagonismes sociétaux et la décolonialité : des enjeux au cœur des conflits
socio-environnementaux
Les débats universitaires autour des conflits socio-environnementaux reposent sur
différentes perspectives théoriques, dont les origines sont hétérogènes. L’une de ces
approches les analyse comme l’effet de la dégradation environnementale causée par
l’augmentation de la population et le déficit d’autorégulation (Hommer-Dixon 1991).
Dans ce type de perspective, les conflits peuvent être résolus par la négociation et la
médiation entre les parties (Society of Professionals in Dispute Resolution 1992).
D’autres courants traitent la question des iniquités et des problèmes de distribution
écologique selon le précepte que les plus pauvres subissent de manière
disproportionnée les conséquences négatives du développement industriel (Guha et
Martinez Allier 1997 ; Bullard 1990). Une autre approche repose sur l’écologie de la
différence (Escobar 2006) qui se caractérise par une analyse de la diversité des valeurs
et des significations qui font partie intégrante du conflit.
Pour ces deux dernières approches, les mouvements sociaux et l’identité culturelle
jouent un rôle central. Je me suis demandé : comment ces conflits contribuent-ils au
développement d’une réflexion sur les relations de pouvoir qui est à la base des
iniquités ? Comment le refus des mécanismes de négociation par les Peuples
autochtones influence-t-il le cours des conflits socio-environnementaux ? Le cadre
analytique que je propose permet d’élargir la compréhension des conflits socioenvironnementaux relativement à l’usage, à l’accès et au contrôle des ressources
naturelles lorsque des revendications autochtones sont formulées. J’utilise la théorie
du discours et la perspective décoloniale pour comprendre les spécificités des conflits
socio-environnementaux dans les territoires autochtones.
Cahiers du CIÉRA, 13 63
La théorie du discours, fondée à partir d’un ouvrage d’Ernesto Laclau et Chantal
Mouffe (2001)3, présente les antagonismes sociaux comme un élément incontournable
des conflits sociaux et de la démocratie. Ce courant comprend l’antagonisme comme
une construction discursive et relationnelle de l’altérité (Torfing 1999 : 305). Plus
précisément, il conçoit l’identité d’un point de vue dynamique et non essentialiste
étant que l’identité n’est possible qu’en relation à l’Autre entendu comme un ennemi
empêchant l’expression de soi-même (Mouffe 1999 : 122). L’identification, en tant que
processus de configuration identitaire, se produit donc dans l’interrelation avec un
externe (Wenman 2003 : 59-60) introduisant une négativité radicale et constitutive qui
résulte par effet de la subversion de l’identité sociale (Laclau et Mouffe 2001 : 122-134).
Cela signifie que l’identité n’est jamais un fait objectif ou complet, mais plutôt une
construction partielle et contingente par rapport à l’Autre. Les conflits sociaux
permettent alors la conformation des frontières politiques où les antagonismes sociaux
trouvent des moments constitutifs (Howarth 2000 : 105-106). Ces conflits génèrent par
conséquent des évènements déstabilisant de l’unité identitaire et sont en même temps
créateurs de ces frontières. Ainsi, pour étudier l’identité et analyser ses éléments
explicites ou « objectifs », il faut considérer les évènements qui disloquent cette idée
de plénitude (Laclau 2000 : 53). Le rôle des conflits est de repositionner dans la sphère
publique les points de vue des acteurs antagoniques et leurs subjectivités en montrant
la multiplicité des rapports hégémoniques et de subordination. Finalement, une
caractéristique qui est propre à tout conflit social repose sur la contestation de la
subordination. Même si certaines discursivités identitaires sont exclues, Laclau et
Mouffe (2001) soulignent qu’elles peuvent réagir à travers l’action politique, comme
dans le cas des mouvements sociaux contemporains. La mobilisation en tant
qu’expression contre-hégémonique reflète un idéal de transformation de la société
(Laclau et Mouffe 2001 : 153).
La perspective décoloniale (Castro Gómez et Grosfoguel 2007 : 14) aide à étudier les
rapports de force dans lesquels les Autochtones sont positionnés comme des sujets
distincts par rapport aux populations non-autochtones majoritaires. Issu des études
post-coloniales et de la théorie de la dépendance4, Anibal Quijano a élaboré la notion
de « colonialité du pouvoir » (1994, 2000 et 2007) qui se veut une proposition analytique
des rapports des forces dans les sociétés autochtones qui ont vécu une colonisation de
leurs territoires. Cette notion, centrale à la perspective décoloniale, explique comment
le projet de la modernité et du capitalisme en Amérique latine est soutenu par une
catégorisation basée sur la race, la classe et le genre, mais aussi sur l’exploitation de la
force de travail, le patriarcat et le contrôle de la subjectivité (Quijano 2007 : 93-94). La
colonialité serait alors un dispositif du pouvoir qui transcende le colonialisme –
La théorie du discours est un courant de la pensée politique qui aborde la question du pouvoir et de
l’hégémonie à partir d’une approche constructiviste non idéaliste (Howard 2000 ; Torfing 1999).
3
Voir Restrepo et Rojas (2010) ainsi que Castro Gómez et Grosfoguel (2007) pour un examen des études
postcoloniales, de la téorie de la dépendance et de leur rapport avec la perspective décoloniale.
4
64 Cuadra-Montoya, La revendication autochtone contre le projet hydro-électrique Neltume au
Chili
entendu comme un moment historique de domination géopolitique – à la fois subjectif
et structurel qui traverse les relations sociales et les constitue. Cela veut dire, à la
différence des diverses approches postcoloniales, que la colonialité du pouvoir montre
comment ces rapports de force et de domination sont, plutôt que des forces externes,
internes aux sociétés et aux identités. Ainsi, la colonialité du pouvoir participe à la
configuration d’une négativité identitaire servant de mécanisme de domination, au
démembrement des modes de vie des sociétés colonisées, ainsi qu’à la dépendance
historique culturelle et à l’eurocentrisme en tant que référence épistémologique
(Restrepo et Rojas 2010 : 16-17). Cette approche a donné vie à une notion normative,
développée par un ensemble d’auteurs latino-américains tels que Nelson Maldonado
Torres, Ramon Grosfoguel, Walter Mignolo, Katherine Walch, entre autres,
dénommée la décolonialité. Celle-ci propose que la subversion du pouvoir colonial
persiste au-delà des dits processus de décolonisation (Castro Gómez et
Grosfoguel 2007 : 13-18).
Une analyse appliquée à cette notion, et directement liée a ma recherche, repose sur la
démocratie en tant que régime politique propre à la modernité. Quijano souligne
qu’en Amérique latine la configuration des États-nations et des institutions régulant le
politique suit le patron colonial du pouvoir. La catégorisation des personnes, qui est
propre à la colonialité, exclut les populations racialisées des mécanismes politiques
faisant partie du cercle de domination et de hiérarchisation économique et sociale
(Quijano 2014 : 616-621). Alors, la décolonialité implique une redistribution du pouvoir
politique parmi les plus exclus à partir d’un dépouillement colonial se faisant par une
redistribution du pouvoir économique et symbolique duquel la terre est un aspect
central (Quijano 2000 : 567-568 ; 2012 : 37). Ces éléments suggèrent que les
phénomènes empiriques indicateurs d’un processus de décolonialité sont liés aux
luttes pour la réorganisation et la redistribution du pouvoir dans les instances et
espaces décisionnels des démocraties contemporaines. Dans ma recherche, une
expression empirique de ces rapports de colonialité du pouvoir – décolonialité – se
situe dans le processus de prise de décision autour de la définition et de l’acceptation
ou du refus de l’installation de projets industriels extractifs.
De cette manière, la colonialité du pouvoir est une théorisation sur le pouvoir, la
domination et le conflit, permettant d’étudier comment les Autochtones, les
afrodescendants, les métis et les paysans, seraient autant des sujets politiques
subordonnés à ces logiques que des acteurs qui les contestent en vue de transformer
leurs positions dans la société. Cette notion permet aussi un dialogue avec les
« antagonismes sociaux », car l’idée de race et d’identité raciale, qui est le propre de la
modernité (Quijano 2000 : 534-535), se produit dans une dynamique de configuration
des identités négatives, c’est-à-dire où les sujets colonisés sont perçus comme sujets
inférieurs dans les relations hiérarchiques du pouvoir (Restrepo et Rojas 1999).
Cahiers du CIÉRA, 13 65
Le cas du projet Neltume, en tant qu’exemple de conflit socio-environnemental, sera
étudié. Je montrerai un type d’antagonisme social constitutif et incontournable du
politique dans la société chilienne — les Autochtones — pour comprendre les
dynamiques du conflit et les significations rattachées à leurs revendications. Dans la
prochaine section, je décrirai la situation dans laquelle se trouvent les Autochtones au
Chili, plus particulièrement leur lutte pour la « reconnaissance politique substantive »
(Richard et Gardner 2013), comme un enjeu directement lié à l’installation d’un
modèle de développement économique basé sur l’extraction des ressources naturelles,
et théorisé comme de l’« extractivisme » (Svampa 2013 : 35). Ce cadre analytique nous
permet de comprendre comment l’extractivisme au Chili relève d’un héritage colonial
et comment la lutte pour les formes de reconnaissance politique, dans le cadre de
conflits socio-environnementaux, affirme une pluralité sociétale. La revendication de
Peuples autochtones au consentement libre, préalable et éclairé dans le cadre des
mobilisations actuelles rend compte de ces enjeux.
La lutte pour la reconnaissance politique dans les conflits socio-environnementaux
au Chili
Actuellement, on dénombre au Chili neuf Peuples autochtones représentant 9,1 % de
la population totale. Le Peuple mapuche, originaire du centre-sud du pays, est le plus
nombreux : il représente 84,4 % de la population autochtone au Chili (Ministerio de
Desarrollo Social de Chile 2013). Après l’occupation de leur territoire ancestral par
l’État chilien durant la deuxième partie du XIXe siècle, les Mapuches n’ont cessé de
demander le rapatriement de leurs terres usurpées. Au cours des 25 dernières années,
la période post-dictatoriale et l’intensification de la globalisation de l’économie ont
appuyé le développement de projets d’extraction des ressources naturelles (Latta et
Cid Aguayo 2012 : 165). Même si les Peuples autochtones au Chili ont milité pour la
reconnaissance de leurs droits politiques (Foerster et Vergara 2003), l’État ne les
reconnait pourtant pas dans la Constitution du pays et la Loi autochtone de 1993 les
considère comme des ethnies ou des minorités culturelles (Aylwin 2002). Dans ce
contexte, les Peuples autochtones au Chili ont réclamé avec force la ratification de la
Convention 169, celle-ci étant le seul instrument de droits de la personne qui contraint
les États signataires à reconnaître leurs droits. Ladite convention s’intéresse
précisément au type de relation qui doit exister entre la consultation et l’obtention du
consentement :
Les consultations effectuées en application de la présente convention doivent être
menées de bonne foi et sous une forme appropriée aux circonstances, en vue de
parvenir à un accord ou d’obtenir un consentement au sujet des mesures envisagées
(art. 6.2).
Lorsque le déplacement et la réinstallation desdits peuples sont jugés nécessaires à
titre exceptionnel, ils ne doivent avoir lieu qu’avec leur consentement, donné
librement et en toute connaissance de cause. Lorsque ce consentement ne peut être
obtenu, ils ne doivent avoir lieu qu’à l’issue de procédures appropriées établies par la
66 Cuadra-Montoya, La revendication autochtone contre le projet hydro-électrique Neltume au
Chili
législation nationale et comprenant, s’il y a lieu, des enquêtes publiques où les
peuples intéressés aient la possibilité d’être représentés de façon efficace (art. 16.2).
La façon dont les États doivent effectivement appliquer le principe du consentement
libre, préalable et éclairé demeure très ambigüe et prête à de nombreuses controverses
dans les jurisprudences autant nationales qu’internationales (Lebuis 2009). L’objet de
cet article n’étant pas de lancer un débat de nature juridique, il convient toutefois de
signaler que l’interprétation du droit international en la matière évolue au fil des
disputes politiques pour imposer telle ou telle vision. Neltume s’inscrit dans ces
différends sur l’interprétation du droit des Peuples autochtones. La Convention,
adoptée en 2008, oblige les autorités gouvernementales à respecter certains droits
politiques jusque-là exclus de la législation nationale, comme celui de la consultation.
Dans le contexte des revendications autochtones sur le respect de leurs droits
territoriaux et politiques, le gouvernement a élaboré des règlements légaux entourant
les processus d’évaluation des projets industriels pour encadrer le droit à la
consultation des Peuples autochtones : le Règlement du Système d’évaluation
d’impact environnemental, SEIA (Décret 40 du 30 octobre 2012), qui contient une
section concernant ces consultations dans le cadre de l’évaluation environnementale
de projets ; et le Décret suprême 66 qui instaure une procédure générale de
consultation des Peuples autochtones pour les différents organismes de l’État, avec
l’objectif d’arriver à un accord ou d’obtenir le consentement des Peuples autochtones
pour l’installation de projets extractifs. Ces règlements stipulent néanmoins que le
refus de consentir à un projet n’affecte pas le droit à la consultation. Ces deux
instruments ont été approuvés entre 2012 et 2014 malgré un fort rejet de la part
d’organisations autochtones, d’ONG de défense des droits de la personne, parce qu’ils
obligent les Peuples autochtones à renoncer à leur droit au consentement libre,
préalable et éclairé qui, en accord avec ce qui est stipulé par le droit international, est
approprié dans des circonstances particulières comme la délocalisation de la
population et l’altération significative de leurs systèmes de vie et de leurs coutumes
(Nancy Yáñez, avocat des communautés diaguitas et mapuches à la Commission
interaméricaine des droits de la personne, CIDH 2014).
Ainsi, la revendication politique majeure des Autochtones mobilisés au Chili comme
ailleurs est de prendre part aux prises de décisions sur les enjeux qui les concernent
directement.
Telle qu’elle a été conçue, la procédure de consultation actuelle au Chili empêche que
la participation des Autochtones soit juridiquement contraignante. Dans la pratique
politique, la reconnaissance qui s’est matérialisée à travers la Convention 169 reste
limitée à l’information et à la délibération. Lors d’un de mes entretiens, un des avocats
des communautés de Neltume-Panguipulli a souligné que la finalité de toute la
procédure de consultation était sans doute d’« améliorer les projets, parce que telle
que la procédure d’évaluation et de consultation est faite, elle sert à approuver les
projets conçus par le secteur privé » (H.S. janvier 2014). Le cas Neltume illustre cette
Cahiers du CIÉRA, 13 67
affirmation puisque la consultation des Peuples autochtones, telle qu’elle s’implante
en ce moment au Chili, est plutôt une instance qui a pour but de « résoudre un
conflit » par la voie de la négociation qu’une instance de reconnaissance de l’Autre
comme sujet différent et légitime avec des droits politiques. L’irruption de ce conflit
socio-environnemental est alors une réponse à l’exclusion des Autochtones des
processus de prise de décision au sein de l’instance qui évalue et approuve les projets.
On peut donc penser, dans ces circonstances, les Autochtones comme des
antagonistes sociaux. Ces politiques m’apparaissent bien loin de consolider
l’appartenance des Mapuches à la Nation chilienne par une redistribution du pouvoir
politique. Elles les excluent plutôt en les subordonnant aux décisions
gouvernementales, tout en perpétuant des relations inégales entre deux acteurs
politiques, l’un détenteur du pouvoir que je conceptualise comme colonial et l’autre
dépendant de ce pouvoir en raison de sa différence ethnique et raciale.
Je m’efforcerai à présent d’illustrer cette dernière affirmation en montrant le caractère
politique de la mobilisation actuelle à Neltume. Les militants mapuches se sont
configurés comme un secteur antagonique de la société chilienne. Au-delà des
hostilités, cette mobilisation contre l’imposition de projets extractifs représente une
véritable lutte contre la subordination politique. On verra que la revendication du
consentement libre, préalable et éclairé se présente comme une dislocation du
politique, car cet évènement déstabilise le fonctionnement des politiques de
développement extractif. L’exigence de leur consentement laisse aussi entrevoir un
autre horizon pour les relations interethniques au Chili, car cela signifierait l’extension
des espaces démocratiques et obligerait l’État à élargir la souveraineté politique aux
Peuples autochtones et à définir leur participation dans les diverses politiques
publiques qui les concernent.
Mobilisation contre le projet Neltume et en faveur du respect au consentement libre,
préalable et éclairé
Penchons-nous maintenant sur l’historique du conflit socio-environnemental pour
analyser la dynamique de reconfiguration de l’antagonisme social et ce qu’il signifie
pour les Autochtones de Neltume-Panguipulli. On verra que le noyau central de la
relation État-entreprise-communautés autochtones se caractérise par la forme et la
nature de la participation de ces dernières.
Le projet de Centrale Hydroélectrique Neltume (CHN) a été un investissement de
l’entreprise transnationale ENEL, de capitaux italiens et espagnols, développé par sa
filiale Endesa-Chile. C’était une centrale hydroélectrique « au fil de l’eau » avec une
capacité d’environ 490 mégawatts (Endesa 2010). Le projet avait pour idée de dévier la
68 Cuadra-Montoya, La revendication autochtone contre le projet hydro-électrique Neltume au
Chili
rivière Fui vers le lac Neltume, commune de Panguipulli5, inondant des terres
autochtones contigües au lac. Le projet s’accompagnait d’une ligne à haute tension de
41,4 km6. Entre 2013 et 2015 a été menée une consultation des Peuples autochtones, la
première expérience développée au Chili après la signature de la Convention 169.
Douze communautés mapuches auraient été touchées par ce projet CHN7. L’un de ses
aspects les plus alarmants a été le risque d’inonder un lieu cérémoniel sacré, le
Nguillatun, où se réunissent plusieurs communautés mapuches de la zone, mais aussi
des terres qui sont productives pour le tourisme, l’agriculture et l’élevage des
communautés autochtones et allochtones (Comunidades del Lago Neltume et al. 2012).
En décembre 2015, l’entreprise a retiré le projet CHN du mécanisme d’évaluation
environnementale, ce qui signifie qu’elle a désisté de construire la centrale telle
qu’elle a été proposée. ENDESA a déclaré qu’après les dialogues citoyens et les études
environnementales elle étudiera la réalisation d’un autre projet plus durable sans
spécifier plus de données8. Cet abandon a signifié une victoire pour les communautés
qui s’y opposer9.
Ce projet a été un des plus conflictuels au Chili. Le Directeur régional de l’organisme
gouvernemental chargé de l’évaluation environnementale déclarait en 2014 que « ce
projet est un des plus complexes au Chili de par le grand nombre de communautés
autochtones qui seront affectées ». Dévoilé à la population locale en 2006, il a suscité
depuis une grande polémique tant en raison des impacts potentiels et de ses aspects
techniques qu’en raison de l’opposition de communautés et d’organisations mapuches
du territoire comme le Parlamento de Koz Koz et la communauté Inalafquen (Skewes et
al. 2011). Des organisations écologistes locales sont également venues se greffer à la
mobilisation, dont le Frente de Acción Ecologista (FAP) et la Red de Organisaciones
Ecologistas de la Comuna de Panguipulli. Il faut cependant signaler que certaines
communautés touchées et concernées par le projet ne s’y opposent pas. Il existe au
niveau local une division entre les communautés tout comme à l’intérieur de chacune
La population de la commune de Panguipulli était estimée en 2012 à 35 185 personnes, dont 30,8 % de
Mapuches (BCN 2015).
5
Tous les renseignements sur le projet de barrage sont disponibles sur le site web du Système
d’évaluation environnementale du Chili (SEIA), voir:
6
http://seia.sea.gob.cl/expediente/ficha/fichaPrincipal.php?modo=ficha&id_expediente=5124693
Huit localités sont présentes dans la zone d’impact du projet CHN où habitent 12 communautés
juridiques et organisations autochtones : communautés autochtones Juan Quintumán, Valeriano
Cayecul, Vicente Piutriyan, Inalafquen, Lorenzo Cariman, Colotue, Inocente Panguilef, Manuel Curilef,
les associations des voisins Puerto Fuy, Neltume et Choshuenco et l’association des petits apiculteurs de
Tranguil.
7
Voir
la
déclaration
d’ENDESA
sur
le
retrait
du
projet
CHN
http://www.endesa.cl/es/conocenos/ProyectosRelevantes/Paginas/neltumeHome.aspx
9
Une déclaration des organisations et communautés opposées est disponible
http://www.mapuexpress.org/?p=6554
8
dans :
dans :
Cahiers du CIÉRA, 13 69
d’entre elles, notamment quant aux compensations financières offertes avant que le
processus d’évaluation ait commencé.
Un des thèmes permanents du conflit entre les groupes mapuches, l’entreprise et
l’État, est la forme et la finalité de la participation des Peuples autochtones en
concordance avec les dispositions de la Convention 169 (Hasen Narváez et Scaff
Ascencio 2012). C’est dans ce contexte qu’ont eu cours les évènements disloquant du
conflit : le refus par les Mapuches mobilisés des mécanismes gouvernementaux de
participation et la montée en puissance d’une revendication centrée sur le respect du
consentement libre, préalable et éclairé, CLPÉ. C’est dans cette dynamique que l’on
peut observer la reconfiguration de l’antagonisme social autochtone en réponse aux
relations de forces héritées d’un patron colonial du pouvoir.
Mobilisation des Mapuches contre les mécanismes gouvernementaux de consultation
Dès le début de la procédure gouvernementale pour évaluer le projet en 2010, les
communautés mapuches lui étant opposées ont exigé la réalisation d’un processus de
consultation pour aborder ses incidences sur leurs droits. Au même moment, il y avait
au Chili un débat sur les modalités entourant l’application de la Convention 169, qui
venait tout juste d’être ratifiée par le gouvernement. Les données extraites des
déclarations publiques des dirigeants ainsi que les divers rapports produits par les
organisations et communautés mobilisées de Neltume-Panguipulli montrent
l’importance qu’avait la consultation dans leurs revendications. Le gouvernement à
l’époque avait refusé une consultation dans le cadre du processus d’évaluation
environnementale, aussi bien dans le cas du projet CHN que dans d’autres cas très
controversés au Chili (voir Gajardo dans ce numéro). Le gouvernement avait estimé
que la participation citoyenne, le mécanisme pour que la population chilienne puisse
exprimer sont ressenti face à un projet en cours d’évaluation, était suffisant comme
moyen de consultation. Les recours juridiques présentés par les communautés
autochtones en 2011 n’ayant pas abouti, l’État entama alors un processus de
participation citoyenne à travers des assemblées informatives (Mancilla Ivaca et Rojas
2011). Cette situation illustre, derrière les obstacles pour implanter la Convention 169,
la négation des autorités gouvernementales de la spécificité des droits autochtones,
pourtant reconnus dans la Convention 169, en même temps qu’elle éclaire les
significations de la mobilisation autochtone.
Les organisations et communautés autochtones ont développé des stratégies politiques
et juridiques pour que la consultation ait lieu. Un des porte-parole du Parlamento de
Koz Koz m’a raconté que son mouvement avait « fait un travail de lobby auprès de
diverses institutions de l’État en utilisant des arguments techniques et légaux, au-delà
de la mobilisation dans la rue, pour que ce processus ait lieu » (J. H. février 2014). Ils
ont invoqué le devoir de l’État de garantir l’obtention du CLPÉ, car pour eux il était
évident que ce projet provoquerait des impacts tant culturels qu’économiques sur les
70 Cuadra-Montoya, La revendication autochtone contre le projet hydro-électrique Neltume au
Chili
modes de vie de leurs communautés. Un des porte-parole de la communauté
Inalafquen a déclaré à cet effet que « l’entreprise n’a pas respecté notre droit à être
consultés alors qu’il y aurait des impacts sur notre site cérémoniel et sur notre source
d’économie, notamment autour du tourisme du fait de l’inondation des rivières » (N.C.
mai 2011). Ils ont également lancé un appel à refuser le mécanisme de participation
institutionnelle. Les communautés considèrent que le principe voulant qu’elles soient
informées des détails du projet n’a pas été respecté parce qu’
avant cette participation et le dépôt du projet au SEIA, l’entreprise avait déjà
commencé des négociations particulières et de possibles compensations. […]
Participer à l’étude dans ces conditions aboutit à affirmer et à perfectionner la qualité
d’un projet du grand patronat. Cette manière de nous inclure en tant que citoyens
est une manière de valider ce que propose le titulaire du projet, Endesa, et les
institutions publiques (Parlamento de Koz Koz avril 2010).
Dans cette controverse, les militants autochtones ont insisté pour que leurs droits
soient respectés et que le mécanisme de participation s’effectue en concordance avec
leurs droits en tant que Peuples autochtones à la consultation. Le recours d’appel
juridique présenté en 2011 indiquait que
si l’obligation de garantir la participation des Autochtones aux enjeux qui les
affectent, telle que la consultation, n’est pas respectée, il y a un préjudice quant à
leur égalité face à la loi, car ils sont traités de manière égale à la population alors
qu’ils doivent être traités de manière différente comme cela est signalé dans la
Convention 169 (Cour de Valdivia, 24 juin 2011).
Ce document renforce l’idée qu’en tant que sujets politiques distincts, les
Autochtones ont des droits distincts, et que, par conséquent, pour que les droits
soient garantis cette différence doit être respectée dans les procédures
gouvernementales. Être traités comme égaux, comme « citoyens » ou « voisins »
chiliens, nierait leur différence.
Ces évènements — le refus de développer une consultation spécifique pour les
Peuples autochtones en affirmant que la participation citoyenne est suffisante avec son
mécanisme de consultation — reflètent une question centrale de la configuration des
antagonismes sociaux : la négation de l’Autre comme moyen de renforcement des
frontières politiques et identitaires (Howarth 2000). La revendication politique des
Autochtones de Neltume-Panguipulli réaffirme leur altérité dans la mesure où elle est
exprimée contre cette négation. Cette négativité réciproque d’un secteur en relation à
l’autre est aussi dynamique et donne des éléments sur le processus d’autoidentification. Par exemple, la cosmovision des Mapuches explique, en partie, le refus
de plusieurs communautés de l’installation de la centrale hydroélectrique : « le projet
constitue la violation de la Ñuque Mapu – Terre Mère – des Ngens – Esprits – de l’eau
et ce lieu est un espace de pouvoir. Les pouvoirs de la terre se rencontrent dans notre
Nguillatue », signalait un vieil homme dans une des réunions à laquelle j’ai assisté.
Lors de celles-ci des ingénieurs de l’entreprise et des fonctionnaires du gouvernement
Cahiers du CIÉRA, 13
71
étaient aussi présents et tentaient d’expliquer à l’assistance que l’inondation des terres
serait mineure, que le projet avait pour but de garantir « le développement pour le
bien commun du pays ». Un autre dirigeant expliquait : « nous, en tant que Mapuches,
habitons dans un écosystème de manière intégrée à la terre et toutes ses ressources,
l’eau, et aussi les êtres vivants de la terre. C’est cela qui nous conduit à la défendre
pour les nouvelles générations » (H.M. mai 2014). Ce conflit semble donc être basé sur
des relations de négation et de sens liés à la perte d’un espace territorial enchâssé aux
modes de vie des Autochtones. Ceux niant la signification de cette perte jouent
également un rôle hégémonique, car le non-sens de leur cosmologie résulte de la
prépondérance des hiérarchisations du significatif de la société non autochtone
majoritaire qui occupe le pouvoir politique et économique du pays. La priorité est
alors donnée aux valeurs associées à la sécurité énergétique, à la croissance et au
développement étant censées correspondre au bien commun.
Le scénario s’est bel et bien transformé pour le projet Neltume, suite à un jugement
favorable pour une communauté diaguita au nord du Chili qui protestait contre le
non-respect du droit à la consultation (Acevedo 2012). Cette décision de la Cour a
modifié la jurisprudence en matière d’interprétation et d’obligation de respecter la
Convention 169 et de mener des consultations distinctes et spécifiques pour les
Peuples autochtones (voir Gajardo dans ce numéro). C’est ainsi que le gouvernement a
dû réglementer et mettre en branle des processus de consultation spécifiques aux
Peuples autochtones, comme cela a été signalé dans la section précédente.
La demande du consentement libre, préalable et éclairé
En 2013, le gouvernement chilien a annoncé qu’il commencerait la première
consultation des Peuples autochtones à Neltume-Panguipulli, ce qui a ouvert une
nouvelle étape de ce conflit. Cette annonce a toutefois été rejetée en bloc par les
communautés autochtones mobilisées qui l’avaient pourtant elles-mêmes exigée. Des
critiques ont été formulées à propos de la méthodologie utilisée par les autorités
étatiques et de la nature de la consultation, car celles-ci ne respectaient pas leur droit
au consentement libre, préalable et éclairé. J’analyse ce deuxième échec du discours
gouvernemental à la lumière de l’objectif ultime de ces communautés : obtenir une
place dans l’espace décisionnel chilien quant à l’avenir des territoires, une question
liée à leur lutte pour la reconnaissance de leurs droits politiques à l’autonomie et à
l’autodétermination.
L’argument central des communautés mobilisées est exposé dans un document remis
en décembre 2013 aux autorités étatiques chargées de l’évaluation environnementale.
Ce document technique présente les principes de la consultation, selon un droit
international reconnu des Peuples autochtones, qui propose une méthodologie en sept
étapes pour reformuler la consultation qui avait été proposée pour le projet CHN.
D’une part, il affirme que les communautés, par la voie d’assemblées Trawun et
72 Cuadra-Montoya, La revendication autochtone contre le projet hydro-électrique Neltume au
Chili
Trongol – deux types de réunions mapuches – doivent analyser de manière autonome
les aspects techniques de l’évaluation environnementale. D’autre part, si les
évaluations des impacts faites par les communautés et le gouvernement aboutissaient à
la conclusion que le projet touche les modes de vie des communautés, l’État doit
respecter leur refus (Comunidades Lago Neltume – Tranguil, Parlamento de Koz Koz
2013 : 6-7). Cependant, ni ce document ni les nouvelles actions juridiques entreprises
par les organisations et communautés autochtones mobilisées n’ont été pris en compte
par le gouvernement ou par le système juridique.
Le processus de consultation a commencé en novembre 2013 et s’est interrompu avec
le retrait du projet CHN en décembre 2015. Au cours de sa réalisation, diverses actions
ont été menées. Lors d’un entretien, un conseiller juridique des communautés
mapuches m’a signalé que le refus de participer à ce mécanisme de consultation
reposait principalement sur le fait que « pour les acteurs locaux opposés au projet, la
consultation telle qu’elle a débuté ressemble à une table de négociation […] alors
qu’elle devrait diffuser des informations et alimenter les prises de décision dans le
processus d’évaluation » (N.C. janvier 2014).
Divers arguments ont été présentés lors d’une réunion ouverte entourant le processus
de consultation des Peuples autochtones pour le projet CHN à laquelle j’ai assisté et
où participaient des communautés qui avaient signé le Protocole méthodologique de
consultation proposé par le gouvernement, ainsi que des dirigeants d’autres
communautés et des communautés mobilisées, des fonctionnaires du gouvernement et
des ingénieurs de l’entreprise. Dans la salle, des dirigeants semblaient ne pas
comprendre le sens de la consultation proposée par le gouvernement. D’une part,
certaines interventions exprimaient le refus de la préséance de l’entreprise :
« l’information que vous venez nous présenter n’est pas objective. Il est clair que vous
avez déjà menti. Pourquoi devrions-nous vous croire ? », proclamait l’un des
dirigeants. Un autre défendait l’entreprise et insistait sur le fait que la consultation
devait permettre de discuter des compensations. Un autre encore croyait que la
consultation déboucherait sur une décision autonome des communautés convoquées :
« une fois que nous aurons écouté les informations traitées au cours de cette réunion,
nous verrons ce que nous déciderons et nous vous le communiquerons, parce que
nous sommes originaires d’ici, tandis que l’entreprise n’est là que depuis peu », disait
un homme mapuche très âgé, dirigeant d’une des communautés touchées par la
centrale. Ces interventions reflètent très bien l’esprit des participants mapuches
pendant cette réunion : dans leurs interactions avec des non-autochtones, ceux-ci
s’affirmaient pour la plupart détenteurs d’un espace souverain et, par conséquent,
affirmaient leur droit de se prononcer au-dessus d’institutions étatiques ou
d’entreprises extérieures pour ou contre le projet CHN.
En ce qui a trait au sens politique de l’action collective, les organisations et les
communautés mapuches mettent en évidence, à travers leurs revendications, leur
Cahiers du CIÉRA, 13 73
intention de transformer leurs positions de subordonnés face à l’État et à la société
non autochtone majoritaire. Cette subordination s’exprime dans les politiques de
développement, le contrôle des ressources naturelles et le cadre de fonctionnement de
la politique gouvernementale. Un dirigeant mapuche du Parlamento de Koz Koz
déclarait la continuité historique de leur lutte « avant nous revendiquions le droit à la
terre, à ne pas être usurpés par les colons, aujourd’hui nous luttons contre la
spoliation des ressources naturelles » (H.M. mai 2015). En effet, les Mapuches au Chili,
durant la démocratisation ayant suivi la fin de la dictature de Pinochet, ont déployé
toute une série de revendications politiques pour la reconnaissance de leurs droits
territoriaux, à l’autonomie et à l’autodétermination (Marimán 2012 ; Vergara et
Foerster 2003 ; Bengoa 1999). J’estime que le conflit socio-environnemental de
Neltume-Panguipulli, où les militants autochtones ont critiqué le processus de prise de
décision, n’est pas en dehors de ce débat sur les conflits ethniques qui marquent la
résurgence du sujet autochtone, entre autres, au Chili et en Amérique latine (Marti et
Puig 2010 ; Bello 2004). La multiplication des actions autour de l’implantation de la
Convention 169 et du respect de l’obtention du CLPÉ confirme que la mobilisation à
Neltume repose sur une reconnaissance substantive des Autochtones, ce qui veut dire
une redistribution de type politique et économique (Richard et Gardner 2013) et sur
une aspiration à changer l’espace politique pour que leurs modes de vie et leurs
systèmes économiques soient soutenables/respectés. De plus, cette revendication est
en relation directe avec la question de la décolonisation, car elle appelle à la
redistribution d’un pouvoir (Quijano 2000) qui est majoritairement détenu par des
acteurs politiques non autochtones alors que les Peuples autochtones souhaitent un
espace légitime pour définir leur avenir. La proposition d’une « méthodologie de
consultation », que les communautés et organisations autochtones mobilisées ont
présentée aux autorités chiliennes, en est un exemple concret. Pour les Mapuches, ce
droit au consentement revendiqué n’exclut pas les populations non autochtones
locales. Il exprime plutôt leur volonté de définir de manière collective l’avenir du
développement. Ainsi, l’Autre, antagoniste des Autochtones, est un agent détenteur
d’un pouvoir politique et économique qui porte préjudice à leur capacité d’agir
politiquement et qui pose des risques pour leurs coutumes et modes de vie enchâssés
à leur territoire.
Pour l’instant, comme l’abandon du projet CHN n’a pas signifié le retrait de
l’entreprise Endesa du territoire en déclarant qu’elle mènerait de nouvelles études
pour proposer un meilleur projet, les acteurs politiques du lac Neltume ont décidé de
poursuivre leurs mobilisations au sein des institutions étatiques — telles que le
Ministère de l’Environnement, la municipalité de Panguipulli et le gouvernement de la
région.
74 Cuadra-Montoya, La revendication autochtone contre le projet hydro-électrique Neltume au
Chili
Conclusion
Dans cet article, j’ai analysé comment la mobilisation a renforcé la reconfiguration
identitaire des Mapuches en lien avec des antagonismes sociétaux. Ce confit socioenvironnemental doit être perçu dans sa dimension politique en tant qu’instance
démarquant une négation mutuelle : l’État, le détenteur d’un pouvoir hégémonique
politique et économique de type colonial ; et les Autochtones, un sujet subordonné en
raison de leur identité racialisée et ethnique qui conteste ce rapport de force. D’une
part, le refus du projet CHN a appuyé la défense des modes de vie des Mapuches de
Neltume-Panguipulli par l’entremise de leur l’identité autochtone et de leur
articulation avec d’autres groupes sociaux. D’autre part, la non-acceptation des
mécanismes qui légitimaient le Projet, dont un processus de consultation des Peuples
autochtones biaisé, a interpellé l’État sur les processus de prise de décision autour de
ce type de projet. Par conséquent, je soutiens dans cet article que l’imposition de
projets extractifs excluant les Autochtones est une expression propre du pouvoir
colonial. Les Peuples autochtones au Chili décrient le fait que la consultation demeure
principalement un élément négociateur, délibératif et non décisionnel. Ainsi, leurs
luttes, pour participer aux prises de décision et pour que leurs visions du
développement prévalent, reposent sur une redistribution du pouvoir inscrite dans un
processus de « décolonialité » (Quijano 2000 : 567-568, 2012 : 37).
À partir de cette perspective, je propose que la revendication pour le CLPÉ soit
étudiée en lien avec le contexte plus large des luttes pour une reconnaissance
substantive (Richard et Gardner 2013), pour l’autonomie et pour l’autodétermination
des Peuples autochtones, mais aussi en lien avec les questions relatives aux conflits
entre les populations non autochtones majoritaires et les Peuples autochtones au Chili
(Bengoa 1999 ; Foerster et Vergara 2003 ; Marimán 2012) dans le contexte des
résurgences autochtones ces dernières décennies (Bello 2004 ; Gajardo dans ce
numéro ; Marti i Puig 2010). Dans un tel cadre, je me demande : comment ce type de
réclamation remet-il en cause les limites des régimes politiques où les Peuples
autochtones sont des minorités démographiques ? Dans de telles situations, quelles
sont les possibilités du pluralisme démocratique et quels sont les modes de
décolonisation possible lorsqu’on traite spécifiquement de l’installation d’industries
extractives ?
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La résurgence autochtone, un passage nécessaire vers
une réconciliation
L’exemple de l’alimentation traditionnelle
NICOLAS PAQUET1
Département de philosophie
Université du Québec à Montréal
Résumé : Au cours des dernières décennies, la reconnaissance des droits autochtones
a occupé une place centrale dans les discours et réflexions sur la relation entre les
Peuples autochtones et le gouvernement canadien. De récentes critiques ont souligné
le caractère opératoire de la politique de la reconnaissance dans le contexte du
colonialisme de peuplement canadien. Ce texte propose d’examiner comment le
paradigme de la résurgence autochtone pallierait les lacunes d’une approche de type
« from above » mise en œuvre, par exemple, dans les politiques décrétées par les
institutions étatiques du gouvernement canadien. Par l’exemple du retour à une
alimentation traditionnelle, ce texte aborde comment la résurgence s’avère une étape
préalable et nécessaire pour une réconciliation entre Peuples autochtones et États.
Mots-clés : politique de la
colonialisme de peuplement
reconnaissance,
résurgence
autochtone,
identité,
Abstract: During the last few decades, the recognition of Indigenous rights has been
at the forefront of discussions and of much thinking about the relationships between
the Indigenous Peoples and the Canadian government. More recently, some critiques
highlighted the operational character of the politics of recognition in the context of the
settler colonialism in Canada. This paper looks at how the Indigenous resurgence
paradigm could be an alternative path in order to cope with the flaws of “from-above”
approaches like the politics of recognition. The main question here is to see, through
the example of the return to a traditional food, if resurgence is a necessary step before
a possible reconciliation between the Indigenous communities and the state.
Keywords: politics of recognition, Indigenous resurgence, identity, settler colonialism
Nicolas Paquet est candidat à la maîtrise en philosophie politique à l’Université du Québec à Montréal.
Il a réalisé plusieurs documentaires, dont les longs métrages La règle d’or et Ceux comme la terre. Sa
démarche comme cinéaste et ses recherches universitaires se combinent afin d’alimenter une réflexion
critique sur la société. Courriel: paquet.nicolas.3@courrier.uqam.ca
1
Il remercie Dominique Leydet et les deux lecteurs anonymes dont les commentaires ont permis
d’améliorer le présent article, et tient spécialement à dire « mahsi cho » aux Dènès qui ont partagé leurs
connaissances et leurs histoires.
Nicolas Paquet, 2016, « La résurgence autochtone, un passage nécessaire vers une réconciliation :
l’exemple de l’alimentation traditionnelle », Cahiers du CIÉRA, 13 : 79-99.
80 Paquet, La résurgence autochtone, un passage nécessaire vers une réconciliation
Introduction
Depuis une dizaine d’années, le courant de pensée de la résurgence autochtone a été
élaboré par un nombre grandissant d’auteurs et de philosophes des Premières nations,
Inuit et Métis au Canada. D’abord conceptualisé par le politologue mohawk Taiaiake
Alfred, le paradigme de la résurgence autochtone constitue une « révolution
spirituelle » par laquelle les descendants des premiers occupants de ce que l’on
nomme aujourd’hui le Canada seraient à même de retrouver leur identité et leur
dignité, et ce malgré les impacts vifs d’un colonialisme de peuplement (Alfred 2009b).
Alfred, qui s’est inspiré entre autres des enseignements de penseurs autochtones2 tels
que l’historien dakota Vine Deloria Jr., décédé en 2005, et le professeur émérite en
études autochtones Leroy Little Bear, voit aujourd’hui émerger une primordiale
« intelligentsia autochtone »3, formée de penseurs autochtones qui proviennent de
diverses communautés. Parmi ceux-ci la politologue nishnaabeg Leanne Betasamosake
Simpson, qui a témoigné de l’influence directe des écrits d’Alfred dans son livre
Dancing on Our Turtle’s Back (2011), ainsi que les politologues cherokee Jeff Corntassel
et déné Glen Coulthard.4
Ces auteurs actifs depuis une quinzaine d’années expliquent et précisent le caractère
opératoire d’une praxis transformatrice, soit un ensemble de principes et d’actions
susceptibles de contribuer à une autonomisation des communautés autochtones.
Selon eux, l’identité autochtone a été « infériorisée », ce qui exige, avant même qu’une
affirmation identitaire soit possible, une résurgence culturelle et spirituelle. Une fois la
culture revitalisée, l’identité autochtone peut être affirmée dans l’espace public. En
d’autres mots, l’impact négatif du colonialisme sur l’identité autochtone ne peut être
contré par une affirmation de cette identité même. Une transformation doit précéder
l’affirmation.
J’utiliserai les termes qui permettent de nommer les peuples qui ont résisté et résistent encore au
colonialisme de peuplement au Canada selon l’usage suivant : « Autochtone », traduisant “Indigenous”,
fait référence aux caractéristiques traditionnelles, tribales et naturelles des peuples qui furent les
premiers à vivre sur un territoire, « Indiens » s’entend comme une catégorie légale au Canada et traduit
le regard du gouvernement envers ces peuples (notamment par la Loi sur les Indiens), J’emprunte
notamment ce lexique à la formulation de Taiaiake Alfred (Alfred 2009a : 23; Alfred et Corntassel 2005 :
598). En traduisant “Indigenous” par “Autochtone” plutôt que par “indigène”, je suis l’usage courant.
2
« To defend our nationhood against cooptation, it is essential to redirect our energies and resources
toward education for our young people and the (re)development of a new indigenous intelligentsia rooted
in tradition and committed to preserving their nations and creating the conditions for harmonious
coexistence with other […] writers, philosophers, teachers and artists are essential if we are to confront
the state at a deep level » (Alfred 2009a : 177-78). Sans se limiter à ceux-ci, ce groupe de communicateurs
comprend des jeunes universitaires qui transmettent et font la promotion des conceptions autochtones
de la justice entre les peuples.
3
Corntassel travaille avec Alfred au programme Indigenous Governance de l’Université de Victoria,
alors que Coulthard y a fait ses études de maîtrise.
4
Cahiers du CIÉRA, 13 81
La résurgence autochtone prend forme face à une approche étatique qui nie la
souveraineté autochtone et en contrepoids à des pratiques politiques de
reconnaissance qui maintiennent la relation de domination coloniale. Ce processus de
décolonisation vise entre autres à permettre, en bout de piste, une coexistence
pacifique entre les communautés autochtones et l’État, ou pour reprendre les termes
de Charles Taylor, auteur de The Politics of Recognition (1994), entre des groupes
minoritaires d’un côté et un groupe culturel dominant de l’autre.5
Comme en témoigne Simpson, plusieurs de ces penseurs se sont tournés vers le
paradigme de la résurgence notamment parce que le dialogue avec l’État ne portait pas
les fruits attendus. « There is no opportunity; and putting our energies into demanding
that the state recognize us seems depressing, futile and a waste of energy, given the
condition of our communities » (Simpson 2011 : 19). Sans rejeter totalement la
pertinence d’une approche « à l’intérieur » du fédéralisme canadien ou encore d’un
travail de réflexion qui questionne directement la relation entre les peuples
autochtones et l’État, Simpson avance qu’une transformation à l’interne des
communautés autochtones s’impose. C’est ce que propose la résurgence autochtone.
Les penseurs de la résurgence définissent la relation entre les communautés
autochtones et l’État par le concept de colonialisme de peuplement, concept à
nouveau popularisé par Lorenzo Veracini et Patrick Wolfe. Le colonialisme de
peuplement vient caractériser l’histoire de la prise de possession des territoires de
l’Amérique depuis l’arrivée des premiers colons. Bien qu’il ait évolué avec le temps,
d’un passé autoritaire à un présent démocratique (Coulthard 2014 : 22), il s’agit d’une
injustice coloniale inscrite dans la structure de ces États (Wolfe 1999 : 163).
L’anthropologue mohawk Audra Simpson décrit le colonialisme de peuplement
comme une tentative d’éliminer l’Autochtone, tentative qui a échoué jusqu’ici. « But
this ongoing and structural project to acquire and maintain land, and to eliminate
those on it, did not work completely. There are still Indians, some still know this, and
some will defend what they have left. They will persist robustly » (Simpson 2014 : 12).
Simpson souligne le caractère dialectique de la relation coloniale en évitant de réduire
les Autochtones à un rôle de victimes. En effet, les communautés autochtones ont
participé de différentes façons à l’instauration d’un rapport de force avec l’État
(signature de traités, cogestion, revendications territoriales, ententes modernes). Bien
que nous ne puissions passer sous silence l’aspect dominant/dominé de la relation,
négliger l’opposition des Autochtones au colonialisme de peuplement reviendrait à
nier un pan de l’histoire. La résurgence, comme nous le verrons, s’inscrit dans ce
mouvement de résistance.
Chez Taylor (1994), la politique de la reconnaissance cherche à mettre fin à la discrimination des
minorités culturelles, par exemple le peuple québécois, au sein d’un État ou d’une société. Dans ce
texte, la conceptualisation de Taylor sera examinée uniquement en fonction de la réalité des minorités
formées par les peuples autochtones au Canada.
5
82 Paquet, La résurgence autochtone, un passage nécessaire vers une réconciliation
Plus précisément, ce texte examinera comment la résurgence autochtone confronte les
impacts de la relation de domination coloniale par une approche de type « from
below », c’est-à-dire par la recherche d’une autonomisation individuelle et
communautaire « de l’intérieur » (Singh dans Eisenberg et al. 2014). Cette modification
se produit principalement en dehors des normes et institutions étatiques. J’utiliserai
comme exemple le retour à une alimentation traditionnelle, un des « mantras » de la
résurgence (Alfred et Corntassel 2005 ; Corntassel 2012 ; Kuokkanen 2011 ; Simpson
2011). Ce geste du quotidien, en tant qu’affirmation culturelle, servira à illustrer la
praxis qui transforme à la fois l’image que les individus ont d’eux-mêmes et les modes
de vie en communauté.6
L’argumentation se divisera en trois sections. Dans la première, je procèderai à une
analyse critique brève de la politique de la reconnaissance, notamment selon la
conceptualisation du philosophe canadien Charles Taylor, en tant qu’approche
susceptible de permettre une réconciliation entre groupe majoritaire et minorités
culturelles. Je soulignerai deux lacunes soulevées par Coulthard quant au caractère
opératoire de la reconnaissance dans le contexte du peuplement colonial canadien. La
deuxième section sera consacrée à la présentation des caractéristiques de la résurgence
et l’explication des forces de ce type d’approche « from below » ou ascendante. Il sera
question de la capacité d’un mouvement initié par des individus et des communautés
autochtones de combler les lacunes de la politique de la reconnaissance. Dans la
troisième section, j’explorerai l’exemple du retour à l’alimentation traditionnelle et
j’étudierai ses impacts sur l’identité autochtone de même que sur la capacité des
communautés à s’affirmer par rapport au groupe dominant – la société coloniale
canadienne – dans une perspective de réconciliation. Bien que des exemples
empiriques ponctueront le texte, mon approche se veut d’abord théorique, par l’étude
des œuvres qui forment le corpus bibliographique de la résurgence autochtone. Mon
objectif consistera à déterminer en quoi la résurgence constitue une condition
nécessaire à une coexistence pacifique entre les communautés autochtones et nonautochtones au Canada.
Il faut noter, avant d’aller plus loin, que le terme « réconciliation » peut prendre
différentes significations. Pour le cas présent, la réconciliation réfère à l’avènement
d’une relation harmonieuse entre Autochtones et allochtones.7 Leanne Betasamosake
Simpson propose une interprétation large de la réconciliation : « Reconciliation must
move beyond individual abuse to come to mean a collective re-balancing of the playing
field » (2011 : 22). Pour sa part, Coulthard (2014 : 107) critique les « politiques de la
Ma position d’allochtone m’incite à avancer avec prudence sur le territoire qui sera exploré dans cet
article. La réflexion sur les propositions des auteurs autochtones étudiés sera éclairée au besoin par mes
observations lors de séjours chez les Dénés, dans les Territoires du Nord-Ouest.
6
Cette réconciliation n’est pas spécifiquement liée à la Commission de vérité et réconciliation du
Canada concernant les pensionnats autochtones et leurs conséquences.
7
Cahiers du CIÉRA, 13 83
réconciliation », car elles visent à rendre compatibles les revendications autochtones
avec la prétention de souveraineté de l’État. La mise de l’avant de ce type de stratégie
par le gouvernement canadien nuit présentement à une réelle réconciliation, celle
décrite par Simpson.
Lacunes de la reconnaissance dans ce contexte de peuplement colonial
Le courant de pensée de la résurgence autochtone prend en quelque sorte ses
distances avec le discours de la reconnaissance, discours qui a dominé la « question
autochtone » depuis plus d’une trentaine d’années. Concept quasi hégémonique dans
le contexte canadien, la reconnaissance a motivé une foule de modifications
législatives et de nombreuses tentatives de transformation du rapport entre les peuples
autochtones et l’État. La politique de la reconnaissance, de Hegel à Taylor et
Kymlicka, a été déclinée selon diverses propositions devant permettre une relation
plus harmonieuse entre les groupes majoritaires et minoritaires qui forment nos
sociétés. Dans ce texte, l’expression « politique de la reconnaissance » fera référence à
la conceptualisation de Charles Taylor. Toutefois, la signification de ce terme pourrait
aussi s’étendre aux propositions élaborées par d’autres penseurs libéraux de la
reconnaissance comme Will Kymlicka.
En 1994, Taylor a défendu la nécessité de l’atteinte d’une reconnaissance mutuelle de
la dignité des cultures. Pour cela, il a admis que certaines normes ou législations
puissent être justifiées afin d’octroyer des droits ou de protéger la culture de groupes
minoritaires. Selon le philosophe, la non-reconnaissance, passant notamment par la
discrimination et le racisme, a pour effet d’inférioriser ceux qui en sont victimes. Il
donne en exemple le cas de la colonisation de l’Amérique.
It is held that since 1492 Europeans have projected an image of such people as
somehow inferior, “uncivilized,” and through the force of conquest have often been
able to impose this image on the conquered. The figure of Caliban has been held to
epitomize this crushing portrait of contempt of New World aboriginals (Taylor 1994 :
26).
Dans son argumentation, Taylor ajoute que la survie de la culture d’un individu est
une condition nécessaire lui fournissant un horizon, un « cadre orientant ». Celui-ci est
alors en mesure de choisir ses plans de vie et de donner ainsi un sens à celle-ci. Il
s’agit d’un besoin vital pour la réalisation de soi (Taylor 2003). Ce besoin de
reconnaissance « culturelle », Taylor en illustre la mise en pratique avec l’exemple des
lois linguistiques adoptées par le gouvernement du Québec, afin de rendre obligatoire
l’usage du français comme langue d’apprentissage à l’école et d’affichage pour les
commerces.
Dans le contexte canadien, la reconnaissance mutuelle a occupé et occupe encore une
place de premier plan dans le débat sur la relation entre Autochtones et allochtones
(Coulthard 2007 : 437). Des expressions utilisées couramment telles que « demandes de
84 Paquet, La résurgence autochtone, un passage nécessaire vers une réconciliation
reconnaissance des droits ancestraux » illustrent le caractère consacré de la
reconnaissance dans la vie politique du pays. C’est à travers le paradigme
dominant/dominé — un paradigme colonial — que s’exercent ces demandes ; les
Autochtones étant ceux à qui une reconnaissance adéquate est refusée. Plusieurs
gestes ont été posés et plusieurs décisions ont été prises afin de reconnaître et
d’accommoder les cultures autochtones au Canada. De La Paix des Braves à la création
du Nunavut, en passant par des décisions telles que Delgamuukw v. British Columbia8 et
Tsilhqot’in Nation v. British Columbia9, ces choix politiques et juridiques cherchent à
reconnaître ou redéfinir la place des cultures autochtones et parfois à encourager la
vitalité de celles-ci dans les communautés visées. Par exemple, la Convention de la
Baie James a octroyé des « bribes d’autonomie politique » aux Inuit signataires
(Martin 2003 : 40). Bien que la délégation de cette gestion soit encadrée par les normes
fixées par l’État, des communautés ont su innover et utiliser ce pouvoir limité afin de
moduler des programmes gouvernementaux en fonction de leur culture et de leur
vision du monde. Il n’est pas question ici de juger des pratiques de reconnaissance
particulières ni de déterminer si tel ou tel agissement du gouvernement constitue une
application juste de la politique de la reconnaissance. Toutefois, les réflexions qui
suivent sont susceptibles d’éclairer notre appréciation des diverses actions des
gouvernements et des tribunaux. Souvent, les décisions gouvernementales qualifiées
comme des volontés de reconnaissance mutuelle ont eu pour objectif et effet de nuire
à la dignité des Autochtones. Les principes philosophiques de la politique de la
reconnaissance ont été instrumentalisés afin de servir tantôt ce que les tribunaux ont
appelé le « bien commun » (par exemple avec la décision Delgamuukw), tantôt le profit
des sociétés privées. Les critiques qui sont relevées dans la suite du texte ciblent ce
type d’approche de la reconnaissance dite « from above »10, et ce à la lumière de la
structure de la relation coloniale telle que définie par Franz Fanon.
Dimensions subjective et objective de la relation coloniale
Dans Peau noire, masques blancs, le penseur et psychiatre Frantz Fanon définit la
relation coloniale de domination selon deux dimensions : la première, dite subjective,
concerne les attitudes et les comportements des individus, la deuxième, objective, est
formée des normes et structures de la relation, notamment l’exploitation capitaliste du
« colonisé ». Une politique opératoire devrait, selon Fanon (1952), modifier les deux
dimensions de la relation coloniale. Nous verrons qu’aux yeux de Coulthard, la
politique de la reconnaissance ne confronte pas adéquatement les deux dimensions de
la relation coloniale.
8
Voir https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/en/item/1569/index.do
9
Voir http://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/en/item/14246/index.do
Dans la suite du texte, les termes approche descendante et approche ascendante seront utilisés en lieu
et place de « from above » et « from below ».
10
Cahiers du CIÉRA, 13 85
Une première lacune de la politique de la reconnaissance a trait à son incapacité de
transformer de manière satisfaisante la dimension subjective de la relation coloniale.
Selon Coulthard, ce type d’approche descendante – où un droit est « accordé » ou
« octroyé » par l’État – ne permet pas la libération des communautés autochtones dans
le contexte colonial qui est le nôtre (Coulthard 2007 : 442). Citant les thèses de Franz
Fanon, Coulthard avance que les Autochtones ne peuvent se défaire de l’image
d’infériorité imposée par le rapport colonial en demandant que l’État colonisateur leur
offre des droits ou des compensations. L’auteur déné explique, suivant Fanon, que la
libération11 des membres des communautés autochtones doit passer par une « lutte »
afin de déconstruire leur identité coloniale. Cette lutte ne prendrait pas forme dans le
cas des négociations actuelles : « many colonized societies no longer have to struggle
for their freedom and independence. It is often negotiated, achieved through
constitutional amendment, or simply ‘declared’ by the settler-state and bestowed upon
the Indigenous population in the form of political rights » (Coulthard 2007 : 448).
Chez Coulthard, la lutte doit prendre la forme d’une « praxis transformatrice » par
laquelle le « colonisé » se défait de cette identité exogène qu’il a intériorisée. Sans que
celle-ci n’adopte nécessairement le caractère violent prôné par Fanon (1961), il doit y
avoir un conflit qui dans un premier temps s’installe à l’intérieur même de l’individu
et de la communauté par un « processus critique d’affirmation de soi »12
(Coulthard 2007 : 455). Nous verrons dans la deuxième section comment la
transformation prend place dans le paradigme de la résurgence, notamment par des
« actes de résistance » et d’affirmation culturelle. Retenons pour l’instant qu’en
l’absence de conflit, la dimension subjective ou psychoaffective de la relation coloniale
n’est pas modifiée de manière satisfaisante.
D’autre part, le cadre normatif de la relation ne peut être adéquatement remis en
question tant qu’il se situe dans le cadre des politiques de la reconnaissance définies
dans les termes de l’État. Au sujet de cette deuxième lacune de la politique de la
reconnaissance, Coulthard précise que l’idéologie du groupe dominant est intériorisée
par les populations « colonisées » :
Against Hegel’s abstraction, Fanon argued that, in actual contexts of domination
(such as colonialism) not only are the terms of recognition usually determined by and
in the interests of the master (the colonizer), but also over time slave populations (the
colonized) tend to develop what he called ‘psycho-affective’ (2005, 148) attachments to
these master-sanctioned forms of recognition, and that this attachment is essential in
11
Coulthard parle, en anglais, de « desubjectification ».
Coulthard met en doute les effets psycho-affectifs bénéfiques de la lutte violente en citant en exemple
la guerre de l’indépendance algérienne où des années de carnage auraient eu des impacts
psychologiques graves dont doivent se libérer les Algériens encore aujourd’hui.
12
86 Paquet, La résurgence autochtone, un passage nécessaire vers une réconciliation
maintaining the economic and political structure of master/slave (colonizer/colonized)
relations themselves (Coulthard 2007 : 438) 13.
Selon ce même auteur, la libération doit être réalisée par une confrontation qui doit
aller au-delà de la négociation dans les termes imposés par l’État. Le politologue
Jakeet Singh écrit en ce qui concerne la famille des approches de la reconnaissance de
type descendantes, dont fait partie les conceptualisations de la politique de la
reconnaissance proposées par les penseurs libéraux, que celles-ci « tends to be statecentred, universalistic, and normatively monistic. […] The goal is that of cultural
accommodation, which is achieved by expanding liberal-democratic norms to be more
respectful and inclusive of cultural difference » (Singh dans Eisenberg et al. 2014 : 47).
Suivant cette définition, la reconnaissance ne met pas en doute les normes libéralesdémocrates de l’État, normes qui ne sont pas nécessairement celles acceptées par les
peuples autochtones. En résultent un dialogue et des négociations qui n’ouvrent pas la
porte aux principes et au vocabulaire autochtones et entraînent une persistance du
rapport colonial. Il y a accommodement à l’intérieur d’un cadre déjà déterminé sans
que la structure du rapport de domination soit affectée ou modifiée.
En d’autres mots, les conceptualisations proposées par Taylor et les autres penseurs de
la reconnaissance – de Hegel à Kymlicka – ne mettent pas en doute la dimension
objective de la relation coloniale, car la reconnaissance demeure à l’intérieur des
mêmes cadres qui ont légitimé le colonialisme de peuplement : le capitalisme et l’idée
de « progrès » pour l’exploitation du territoire et les normes libérales de la pensée
occidentale pour la conception politique fondamentale. À titre d’exemple, nous
pouvons citer Delgamuukw14 v. British Columbia, décision de la Cour suprême du
Canada où il est précisé que le « bien commun » doit avoir priorité sur les droits
territoriaux ancestraux des Premières Nations (Alfred 2000 : 13 ; Tully 2008 : 273‑274).
Il y a reconnaissance des droits ancestraux des communautés Gitksan ou
Wet’suwet’en, tant que les principes économiques de développement endossés par
l’État ne sont pas ébranlés. Tant que l’exploitation du territoire peut continuer.
Le paradigme de la résurgence : la pertinence d’une approche ascendante
La résurgence autochtone, bien qu’elle ne soit pas en elle-même une réplique à la
politique de la reconnaissance, propose une voie alternative permettant d’attaquer la
dimension subjective (l’intériorisation de l’identité coloniale imposée présentée plus
haut) et de modifier ou de « s’évader » de la dimension objective (la structure et les
normes de la relation) du rapport colonial. Ce courant de pensée vise à transformer
Dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel (1993) élabore la dialectique du maître et de l’esclave afin de
démontrer la formation de la conscience de soi.
13
14
Delgamuukw vs. British Columbia (1997) 3 S.C.R. 1010.
Cahiers du CIÉRA, 13 87
l’identité des individus et l’identité culturelle contemporaine des communautés15. Il
engage, en premier lieu, à retisser le lien avec le territoire qui a été effrité du fait de la
colonisation. Cette transformation passerait d’abord par des gestes du quotidien16, soit
la revitalisation des langues et des institutions sociopolitiques autochtones, un retour à
une alimentation traditionnelle et une éducation autochtone découlant de la
transmission de la culture traditionnelle et de la pratique des activités sociales,
spirituelles et familiales autochtones. Selon cette proposition, le simple fait de
« marcher sur le territoire » peut devenir un acte de liberté, une façon de renouer avec
la terre habitée. Les identités autochtones individuelle et collective ont été
transformées par le colonialisme de peuplement et une décolonisation « de l’intérieur »
demeure possible. La thèse d’Alfred peut se résumer ainsi : d’une part, une
reconnexion avec le territoire est primordiale pour que les principes qui ont été ceux
des communautés autochtones par le passé puissent refaire surface ou être confirmés.
Pour l’auteur, le contact avec la terre devient une condition nécessaire. D’autre part, si
de nombreuses pratiques traditionnelles ont été mises de côté, plusieurs demeurent
connues bien qu’elles ne soient pas pratiquées. Elles peuvent être réinscrites dans le
quotidien. L’utilisation de la langue traditionnelle constitue un exemple pertinent.
Comme nous le verrons plus tard, pour ces penseurs, la revitalisation des pratiques
traditionnelles ne doit pas se faire de façon aveugle, mais selon un traditionalisme
conscient qui se nourrit du passé sans faire abstraction de la réalité contemporaine.
Pour Alfred, parmi tous les effets du colonialisme, la première tâche de la résurgence
doit être de confronter la perte d’autonomie qui découle du racisme envers les peuples
autochtones. « One of the major consequences of colonialism was the loss of our
ability to think for ourselves » (Alfred 2009a : 178, 2009b : 60). Cette thèse sur l’impact
« psycho-intellectuel » du colonialisme de peuplement souligne le besoin d’atteindre
ou de retrouver un certain niveau d’intégrité. En cela, reconnaissance et résurgence
placent la capacité de l’individu de choisir ses plans de vie – ou autrement dit de
« penser pour soi-même » — comme motivation fondamentale (comme mentionné
précédemment, la reconnaissance de la valeur de la culture d’un individu lui fournit
un cadre orientant pour le choix de ses plans de vie). Toutefois, selon la lecture de
Fanon des thèses hégéliennes, aussi citées chez Coulthard, la dignité ou
l’autonomisation ne passeraient pas immédiatement par la lutte pour la reconnaissance
contre un groupe dominant, mais par une reconstruction à l’intérieur des
communautés. En cela, il s’agit d’un mouvement ascendant qui prend naissance au
sein des groupes opprimés et qui ne dépend pas de l’accord du groupe dominant.
L’identité culturelle se déploie tant dans les coutumes, les pratiques artisanales et spirituelles, les
modes de vie, l’histoire, les conceptions politiques des communautés, les relations avec le milieu et les
autres et la langue (Alfred et Corntassel 2005: 609).
15
Ces gestes sont « quotidiens » au sens où ils peuvent se pratiquer dans la vie de tous les jours, et non
parce qu’ils vont réapparaître du jour au lendemain. Leur revitalisation pose des défis qui s’inscrivent
dans une perspective à moyen ou long terme.
16
88 Paquet, La résurgence autochtone, un passage nécessaire vers une réconciliation
We do not need to wait for the colonizer to provide us with money or to validate our
vision of a free future; we only need to start to use our Indigenous languages to frame
our thoughts, the ethical framework of our philosophies to make decisions and to
use our laws and institutions to govern ourselves (Alfred et Corntassel 2005 : 611).
Alfred et plusieurs autres auteurs autochtones à sa suite déploient un discours
d’émancipation qui se distancie de ce rapport à l’autre inhérent à toute relation
dominant/dominé – ou « maître/esclave » dans la dialectique de Hegel. « Indigenous
resurgence rejects victimhood and the institutionalization of Indigenous dysfunction,
challenging it with ideas and practices of cultural, physical, political and spiritual
strengthening »17. S’articule chez Alfred et Corntassel une conception du monde et un
vivre-ensemble propre aux différentes communautés autochtones et qui n’a pas besoin
de l’approbation de l’État colonisateur (Alfred et Corntassel 2005). Selon ceux-ci,
toutes les ressources nécessaires à une résurgence sont déjà présentes à même le
langage autochtone – c’est-à-dire à travers des principes et des conceptions comme
l’importance du lien harmonieux avec la nature. Le paradigme de la résurgence
autochtone vient remplacer ou compléter celui de la confrontation directe avec l’État.
Leanne Simpson va dans le même sens et précise le caractère primordial de la
résurgence : « Transforming ourselves, our communities and our nations is ultimately
the first step in transforming our relationship with the state » (2011 : 17). Selon
Simpson, l’identité coloniale caractérisée par l’image intériorisée de leur infériorité
doit d’abord être confrontée pour que les Autochtones puissent s’exprimer et
s’affirmer selon les principes d’une philosophie autochtone. La décolonisation de
l’intérieur et le rejet de l’image imposée doivent précéder le mouvement d’affirmation
identitaire dans les rapports avec l’État.
Jeff Corntassel souligne que la résurgence exige une attitude courageuse qui envisage
la vie autochtone « au-delà de l’État » (Corntassel 2012). Cette première caractéristique
de la résurgence consiste à définir celle-ci comme un mouvement en dehors du cadre
où l’État occupe une place centrale. Pour Alfred, l’expérience actuelle qui se vit au
sein de divers peuples autochtones prouve que le changement ne peut avoir lieu à
l’intérieur de la structure coloniale (Alfred 2009b : 24). En faisant abstraction de la
relation coloniale, la résurgence évite la lacune de la politique de la reconnaissance
citée plus haut, c’est-à-dire la critique qui énonce qu’une reconnaissance « accordée »
ne peut que perpétuer le rapport de domination. Chez Fanon (1967), il doit y avoir un
retournement face à l’oppresseur.
For Fanon (1967 : 222), the colonized must initiate the process of decolonization by
recognizing themselves as free, dignified and distinct contributors to humanity.
Interestingly, Fanon (1967: 221) equated this self-affirmative process with the praxis of
the slave in Hegel’s Phenomenology, which he saw as illustrating the necessity on the
part of the oppressed to ‘turn away’ from their master-dependency, and to instead
Tiré du texte du plan de cours « IGOV 540 ; Indigenous Resurgence » hiver-été 2014, par Taiaiake
Alfred, Université de Victoria. http://web.uvic.ca/igov/uploads/pdf/IGOV%20540%202014%20syllabus.pdf
17
Cahiers du CIÉRA, 13 89
struggle for freedom on their own terms and in accordance with their own values
(Coulthard 2007 : 453‑454).
On retrouve ce type d’observations dans l’ouvrage Find Dahshaa, Self-Government,
Social Suffering, and Aboriginal Policy in Canada de Stephanie Irlbacher-Fox. Cette
étude comparative — et originale — du processus de tannage des peaux d’orignaux
avec celui de négociation des droits autochtones illustre la rencontre de « deux visions
du monde ». L’auteure y décrit la résurgence dans les mêmes termes qu’Alfred et
Corntassel, usant de l’exemple du tannage, pratique qu’elle a apprise chez les Dénés
de Radili Ko’ (Fort Good Hope). Remarquant le caractère historique souvent accolé à
l’autochtonité, Irlbacher-Fox présente la « réalité » d’une réappropriation culturelle
autochtone dans le cas d’une pratique artisanale ancestrale encore vivante dans
certaines communautés et revitalisée par de jeunes femmes dénés notamment.
Too seldom indigeneity is viewed as people being – culturally, entirely, being
themselves [...]. In this sense, tanning embodies the principles of Indigenous
resurgence: people simply being culturally themselves toward a positive outcome,
without reference to the state or any negative forces (Irlbacher-Fox 2009 : 44).
Irlbacher-Fox présente du même coup une deuxième caractéristique de la résurgence
telle que décrite par Corntassel, soit l’importance des actes du quotidien impliquant
un rapport immédiat à son environnement. Les gestes de renouvellement et
d’affirmation des relations spirituelles, politiques, et sociales des peuples autochtones
sont le fondement de la résurgence, « the pathways to resistance and freedom »
(Corntassel 2012 : 89). En ce sens, il s’agit d’une praxis, car le changement doit passer
par l’action. Il doit y avoir un mouvement chez l’individu et dans la communauté
ravivant les valeurs et les principes spirituels ainsi que les politiques autochtones. Le
contact avec le territoire, dans toutes les formes que cela peut prendre, devient le
vecteur pour la revitalisation d’une vision autochtone du monde. Dans le rapport étroit
avec l’environnement, la relation avec celui-ci et l’identité culturelle sont
transformées. Les valeurs qui étaient celles des peuples autochtones avant la
colonisation sont revitalisées, d’où la résurgence. Le tannage des peaux chez le Peuple
déné s’inscrit dans ce processus liant actes et valeurs.
[T]anning can be viewed as a complex gift exchange network evolving beyond kin
groups; power relations and hierarchies abound; and tanning itself might be
perceived as a political act, a form of resistance, or a form of social control. The hides
that focused our concentration and brought us together in our enterprise animated
the meaning of the activity in ways that revealed the values underpinning tanning
practices echoed those underpinning other community-centred processes (IrlbacherFox 2009 : 43).
Aux yeux de l’auteure, le tannage constitue l’engagement significatif d’une
communauté dans un objectif commun, suivant des valeurs qui lui sont propres et
motivant le rythme ainsi que la progression du projet « communautaire ». Ces valeurs,
qui résonnent à la fois dans les gestes du quotidien et ce que l’on nomme le « vivre
ensemble », sont transmises de génération en génération. Irlbacher-Fox raconte
90 Paquet, La résurgence autochtone, un passage nécessaire vers une réconciliation
comment les aînées qui les accompagnaient, elle et d’autres femmes dénées en
apprentissage, dans le tannage des peaux leur expliquaient que l’acquisition de ce
savoir-faire s’accompagne d’une responsabilité. Porter la connaissance signifie la
responsabilité d’assurer la continuité de la pratique ou technique acquise et de
travailler avec la communauté à l’améliorer.
Dans la caractérisation qu’ils élaborent de la résurgence autochtone, Coulthard et
Alfred insistent sur cette responsabilité envers les membres de leur communauté, ceux
des autres cultures et des générations futures. Chez les penseurs de la résurgence, une
relation harmonieuse avec les autres individus est intimement liée à une responsabilité
de penser son rapport au territoire avec respect. D’où l’importance de mettre en place
une culture de la subsistance qui assure le respect de l’environnement habité.
L’exemple du retour à une alimentation traditionnelle permettra d’expliquer ce
rapport et sa portée opératoire.
Avant d’en venir à l’exploration de cette pratique, je souligne que chez Coulthard la
résurgence demeure un processus de décolonisation. Même si elle prend place en
dehors du cadre étatique, elle constitue une réponse nécessaire aux effets du
colonialisme. De manière indirecte, la résurgence a comme visée la coexistence
pacifique des divers groupes qui cohabitent sur un même territoire. Elle cherche à
faciliter un rapport harmonieux entre les peuples autochtones, l’État et les compagnies
qui envahissent de plus en plus les terres ancestrales à la recherche de ressources
naturelles. Sur le terrain, la revitalisation des modes de vie autochtones, souvent
rendus « illégaux » par l’État canadien, force un changement de la dimension objective
du colonialisme de peuplement. Il peut donc y avoir des implications concrètes au
niveau des lois, voire de la Constitution (Alfred 2005 : 268), et des ententes sur
l’exploitation des ressources du territoire pour qu’elle tienne compte de la vision du
développement des communautés autochtones et de leur aspiration en ce qui
concerne le déploiement d’économies de subsistance. La résurgence, en tant
qu’approche initiée au sein des communautés, assure un dialogue plus équitable et fait
en sorte que la rencontre des cultures découle d’un accord mutuel. La résurgence
préfigure cette confrontation ; une « négociation » par laquelle les communautés
autochtones s’expriment et protègent le territoire suivant des valeurs qui leur sont
propres, et en utilisant leur langage.
An alternative to state-centered processes that prioritize the legitimization of settler
occupation of Indigenous homelands is community-centered resurgence. As Taiaiake
Alfred points out, “resurgence and regeneration constitute a way to power-surge
against the empire with integrity” (2005 : 24). This is how we move beyond political
awareness to on-the-ground actions to defend our homelands (Corntassel 2012 : 94).
La résistance s’incarne dans des pratiques qui ne sont pas celles cautionnées par
l’État, soit un rapport à l’environnement qui fait fi des méthodes imposées par l’État
colonial. Par des actes de liberté, les Autochtones « reprennent leur place » — pour
Cahiers du CIÉRA, 13 91
reprendre les termes de Fanon. Ils agissent autrement et par leur non-coopération, ils
témoignent de leur identité autochtone revitalisée. Du même coup, ils font pression
pour changer les normes et institutions de l’État. Sans qu’il y ait une confrontation
directe constante, tout acte de résurgence peut être vu comme un acte de résistance
face à l’image intériorisée d’infériorité et aux cadres imposés par le colonialisme de
peuplement.
Dans « Indigenous Economies, Theories of Subsistence, and Women », la politologue
Sámi Rauna Kuokkanen souligne l’impact négatif qu’a eu la réglementation par l’État
canadien de l’économie de subsistance des communautés autochtones, notamment en
ce qui a trait à la chasse et à la pêche.
For example, in Canada the Aboriginal subsistence economy has been regulated
since the late nineteenth century. The wildlife and game regulations under the guise
of conservation, the establishment of parks, seasonal hunting closures, and
moratoriums by the government imposed severe limitations on subsistence
economies, radically altering the social and economic organization of indigenous
societies (Kuokkanen 2011 : 223).
Selon l’auteure, cela a affecté et affecte encore aujourd’hui l’identité autochtone tandis
que la mise en place d’économies de subsistance pourrait agir tant pour modifier
l’identité des individus, dont celle des femmes, que pour créer une forme de résistance
face aux normes imposées par l’État.
Reclaiming and upholding subsistence economies and values are often led by women
around the world. For them, subsistence represents not only personal autonomy and
agency and economic self-sufficiency but also a means of resisting the global
capitalist economy and its patriarchal, colonial control over women, means of
production, and the land (Kuokkanen 2011 : 228).
Ce type d’action représente une mise en application des principes d’action ou des
caractéristiques de la résurgence autochtone – responsabilité, lien avec le territoire et
le courage de confronter les normes — et exemplifie cette double répercussion
subjective et objective des actes de résistance. Il y a d’abord un gain d’autonomie pour
l’individu, et ensuite du rejet de la structure imposée dans la relation coloniale. Pour
Singh, ce type d’approche dite ascendante se caractérise par une résistance face à
l’impérialisme culturel (dans Eisenberg et al. 2014 : 47‑48).
S’évader du rapport à l’autre, de l’impérialisme de l’État colonial propagé par les
normes et institutions libérales-démocrates dont parle Singh, devient un moyen de
renouer avec l’identité qui a été effritée, voire détruite par des décennies de
colonialisme. Il faut toutefois souligner que si cela permet de modifier de manière
satisfaisante la dimension subjective de la relation coloniale, la dimension objective se
transforme, en quelque sorte, uniquement par le rejet ou l’abstraction de cette même
relation. Des modes de vie traditionnels et des visions du monde autochtones
apparaissent en dehors du spectre de l’État. Encore une fois, la résurgence ne fait que
92 Paquet, La résurgence autochtone, un passage nécessaire vers une réconciliation
préfigurer la transformation de la relation avec l’État (Coulthard 2014). La résurgence
s’incarne d’abord par des pratiques « ici et maintenant », souvent en dehors des
institutions étatiques. Nous verrons que ce processus peut émerger par la pratique de
gestes du quotidien qui à première vue paraissent anodins et sans portée sur la vie
sociale et politique.
Retour à une alimentation traditionnelle
Parmi les divers éléments de la praxis de la résurgence, je développerai davantage la
piste du retour à une alimentation traditionnelle. Cela illustrera les effets possibles sur
les individus et la communauté et j’explorerai ainsi le potentiel de cet acte quotidien
de résurgence afin d’agir sur les dimensions subjective et objective de la relation
coloniale. Je souligne d’abord que dans les propositions des auteurs de la résurgence,
le retour à une alimentation traditionnelle n’engage pas à une vision passéiste de la vie
autochtone. Si ce type d’alimentation suppose un lien fort avec les ressources offertes
par le territoire, il est possible de respecter certains des principes qui la sous-tendent
— concepts opérationnels dans les termes d’Alfred (1995) – et de s’alimenter suivant
des valeurs traditionnelles sans se limiter exclusivement à la chasse, à la pêche et à la
cueillette chez les communautés qui ne pratiquaient pas l’agriculture. Ainsi, cultiver
des tomates ou des courges par l’initiative d’un jardin communautaire répondrait avec
cohérence aux principes traditionnels choisis par certaines communautés
autochtones.18 Selon Alfred, il doit y avoir une « sélection » en fonction de ce que sont
devenues ces communautés. Il ne s’agit pas de se limiter aux activités purement
traditionnelles. On peut penser à l’exemple d’une communauté dont les ressources
halieutiques auraient été décimées. Il serait sans doute légitime qu’elle se tourne vers
l’élevage ou tout autre mode de subsistance en harmonie avec le territoire et les autres
communautés. Sur le plan politique, Alfred donne en exemple l’affirmation
nationaliste mohawk à Kahnawake et la revitalisation de la pensée politique
autochtone, l’auteur écrit qu’il s’agit d’une « selective revitalization of key elements
within an existing culture, a self-conscious and syncretic reformation leading to the
creation of an identity and institutional framework strongly rooted in tradition but
adapted to modern political reality » (1995 : 179).
Alfred veut éviter de figer la culture autochtone dans une approche traditionaliste
essentialiste. Il propose un « self-conscious traditionalism », soit : « an approach which
sees culture as a dynamic process, and traditionalism as a constant referencing back
and forth between what is remembered of the past and what is demanded by the
exigencies of the present » (Alfred 1995 : 75). L’alimentation traditionnelle est
susceptible de correspondre à cette définition d’un mouvement traditionaliste
« conscient ». Elle peut répondre aux exigences du présent – surtout dans les
territoires nordiques compte tenu du prix exorbitant des denrées alimentaires – tout
18
Corntassel et Bryce (2012) fournissent un exemple de ce genre de pratiques résurgentes à Victoria.
Cahiers du CIÉRA, 13 93
en se référant aux valeurs traditionnelles autochtones de respect et de responsabilité
envers le territoire, la faune et la flore, et ce sans rejeter toutes les commodités de la
« vie moderne ».
En ce qui concerne le caractère opératoire de ce type de pratique, celui-ci peut en
premier lieu redonner une fierté à celui qui subvient à ses besoins. La dimension
subjective du colonialisme est transformée puisque l’image que l’individu opprimé a
de lui change. Comme il a été mentionné plus haut, Kuokannen souligne l’impact que
la mise en place par les femmes d’une économie de subsistance peut avoir sur
l’autonomie de celles-ci. Cette autonomie peut rimer avec une fierté accrue, un
sentiment de participer activement à la vie de la communauté et d’y avoir un rôle à
jouer. Les femmes se libérant du régime patriarcal imposé par le colonialisme se
percevraient comme étant mieux à même de prendre une place dans l’organisation
politique de la communauté et en position de résistance face à l’économie capitaliste
globale.
La dignité de tous les individus de la communauté s’en trouverait également modifiée.
Tous ceux qui seraient en mesure de contribuer à ce mode de vie de subsistance
alimentaire transformeraient leur identité, autant les aînés transmettant les savoirs
ancestraux que les enfants plantant les semences du jardin communautaire
(Paquet 2014). Un sentiment d’émancipation pourrait toucher l’ensemble de la
communauté. Tant sur le plan individuel que sur celui de la communauté,
l’alimentation traditionnelle de subsistance signifie aussi une diminution de la
dépendance aux programmes sociaux et communautaires du gouvernement. En ce
sens, le rapport à l’autre, à l’État, s’en trouve légèrement moins déséquilibré.
En deuxième lieu, ce type d’activités que sont la chasse, la pêche et l’agriculture offre
la possibilité de transformer les structures même du fonctionnement social et politique
communautaires imposées par l’État (Singh dans Eisenberg et al. 2014 : 65‑66). Selon
Singh, en « agissant différemment localement », une transformation de la relation et
des normes de conduite peut s’opérer. Par exemple, la gestion collective des produits
de la chasse ou encore l’aménagement du territoire pour en assurer l’équilibre
écologique peuvent passer par des modes de prise de décisions « autochtones »,
notamment par des principes de démocratie directe et de consensus. Les perspectives
de la dimension objective de la relation coloniale se trouvent ici attaquées « de
l’intérieur » et l’exemple de l’alimentation traditionnelle permettrait d’élaborer un
contre-discours par rapport aux normes imposées. Face à la structure coloniale du
conseil de bande se crée ou se renouvelle un mode alternatif de vie politique et des
institutions dont les normes ne sont pas obligatoirement celles du cadre libéral
démocratique du constitutionnalisme canadien.
Il est cohérent d’avancer que la revitalisation de l’alimentation traditionnelle peut
raviver des modes de partage communautaire des produits de la chasse, de la pêche et
94 Paquet, La résurgence autochtone, un passage nécessaire vers une réconciliation
de la cueillette. Ces pratiques traditionnelles sont d’ailleurs encore respectées au sein
de certains des groupes autochtones. Je pense par exemple au village de Lutsel K’e
dans les Territoires du Nord-Ouest, où il est toujours coutume qu’un jeune chasseur
partage sa première prise avec tout le village et où les gens qui pêchent aux filets
offrent un « droit de consommation » à ceux qui n’auraient pas accès à cette ressource
autrement. Comme en témoigne Pete Enzoe, pêcheur et habitant de ce même village
nordique, les pêcheurs indiquent simplement à ceux qui le demandent où sont tendus
les filets, et leur permettent ainsi de prendre librement quelques poissons
(Paquet 2014).
Selon Kuokkanen, cette « économie sociale » peut jouer un rôle central dans la vie
communautaire et sa transformation. « I suggest that situating the social economy at
the center of indigenous governance enables the reinstatement of the vital social
institutions that traditionally played a key role in the community governance »
(Kuokkanen 2011 : 232). Par un retour aux valeurs et institutions traditionnelles, la
thèse de Kuokannen précise une voie ouverte pour confronter les normes
hégémoniques du capitalisme, soit une des normes de la dimension objective de la
relation de domination.
Selon Corntassel et Alfred (2005), l’alimentation traditionnelle peut également
reconstruire des réseaux de solidarité et avoir des effets bénéfiques pour la santé des
individus. Corntassel cite un exemple personnel :
For example, I recently requested seeds from the Cherokee Nation Heirloom Seed
Project, including rare types of corn and centuries-old strains of tobacco, in order to
revitalize ceremonies and traditional foods, while also producing more seeds for
future Cherokees. This is small-scale, initial effort that might work toward
regenerating the old trade networks between Indigenous communities as well as
building healthy relationships by increasing food security and family well-being
(2012 : 98).
Alfred n’hésite pas à lier la santé physique des individus avec la capacité des nations
autochtones à regagner leur dignité.
Health and healing, truly, is achieved by rejecting the modern toxic lifestyle; physical
and mental healing and cultural reconnection are linked. Physical health is the
bodily manifestation of recovered dignity. When clear, clam minds and strong bodies
are connected, we have whole persons again, and working together we become
strong and dignified nation (Alfred 2009b : 165).
Ces nations fortes et dignes deviennent des interlocuteurs pertinents – et plus
éloquents – face à un groupe dominant et à l’État. L’objectif de ces gestes tel que le
retour à l’alimentation traditionnelle n’est pas de modifier directement la structure de
la relation avec le groupe dominant, toutefois certains de ces gestes peuvent avoir cet
effet. Les institutions sociales des communautés se transformant, le rapport avec l’État
peut, en bout de piste, être modifié (Singh dans Eisenberg et al. 2014 : 65).
Cahiers du CIÉRA, 13 95
Conclusion
La résurgence autochtone dévoile des pistes pour une praxis transformatrice
permettant non seulement la revitalisation de la culture autochtone, mais également
d’envisager l’émergence d’un dialogue respectueux, véritablement à l’écoute de l’autre,
qui pourrait participer à la modification de la relation de domination coloniale. Ainsi,
selon Coulthard, cet « empowerment prefigure a means of evading the politics of
recognition’s tendency to produce Indigenous subjects of empire » (2007 : 440). D’où la
thèse selon laquelle la résurgence serait un mouvement ascendant nécessaire dans le
contexte colonial canadien actuel.
À la lumière des propositions présentées par les penseurs autochtones de la
résurgence, il apparaît pertinent sinon nécessaire pour les communautés autochtones
de posséder un discours enraciné dans leur culture traditionnelle — discours éthique
en lien étroit avec le territoire et qui n’est pas « éteint », car il persiste comme les
braises dans la cendre (Coulthard dans Eisenberg et al. 2014.) — et des leaders
courageux prêts à attaquer le niveau d’opération objectif du colonialisme de
peuplement. Pour cela, le vocabulaire et les concepts utilisés dans les discussions
entre Autochtones et allochtones devraient comprendre la vision autochtone du
territoire. Pour leur part, les allochtones doivent revoir leur relation avec
l’environnement et le territoire qu’ils habitent et partagent avec les Autochtones. Cela
est essentiel pour la santé de la planète, et constitue une condition à une réconciliation
et à une décolonisation.
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Magasiner des princesses
MARIE-ANDRÉE GILL1
Département des Lettres
UQAC
je me lève et me demande d’où je viens déjà j’ai des perdrix autour des doigts des
princesses Disney dans le coeur saignant de jésus que c’est dont pas beau un coeur
saignant de jésus comparé au Coeur saignant de l’orignal qui me câlle de revenir dans
le bois pour croquer dedans pareil comme une princesse Disney sur le nôtre
partout le monde fait des coulisses sur ses murs trop blancs et je vénère les images de
personnes mortes par balle des chansons de l'autotune infini dans la peau en
nostalgiant de t’écrire je t’aime dans ton agenda avec une feuille de pot gravée dessus
avec un exacto de l'adolescence molle et des règles de quoi faire avec un tampon
quand on saigne autant que jésus à travers ses jeans
marcher chacun dans notre ligne de chemin de quatre-roues crier aux outardes qu’on
les veut je ne sais pas où je suis d’où je viens je ne fais que rire et sécher mes cours j’ai
des perdrix autour des doigts et un esprit ancestral d'orangeade des bonbons dans les
poches et des canards plein le désir de caresser la terre dans le sens qu’elle veut la fille
pour qu’elle me donne un peu
de sa collection de roches
je regarde le monde je t’écris des messages dans ton agenda je colle des papiers
argentés de cigarettes sur ton agenda avec mon ongle de pouce et je regarde le monde
qui mouille devant son cinéma et ses baleines mortes le monde qui bande bien haut à
étouffer la grande tortue le monde comme le duvet de l’oie que j’arrache un télétoon la
nuit dans le ventre le monde de centres d’achat qui brûlent et ne reviennent plus
jamais plus jamais nous proposer des chaussures qui brisent en deux semaines des
pyjamas à pattes du calvaire des bols en bacon et des cannes de soupe nos
compliments dekessé des circulaires qu’on ne découpera jamais même le jour
inévitable où on vénèrera en série des images de personnes mortes par balle et même
le jour où on se pleurera le crisse en voyant la princesse Disney s’ouvrir les veines
comme tout le monde qui n’a rien d’autre à faire que d’aller magasiner tous les
samedis au centre d’achat en attendant de voir si la vie va passer sur sa carte de crédit
Marie-Andrée Gill (Innue de Mashteuiatsh) a publié son premier recueil de poésie, Béante (La
Peuplade, 2012). Elle a été finaliste en 2013 pour le prix poésie du Gouverneur général et a gagné le prix
poésie du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Elle a créé un bel objet livre « Motel TV
couleur » avec Max Antoine Guérin et un fanzine dans la série Lapin Lièvre, avec la bédéiste Laurence
Lemieux. Courriel : sheuekatshu@gmail.com
1
Marie-Andrée Gill, 2016, « Magasiner des princesses », Cahiers du CIÉRA, 13 : 98.
Un espace de rencontre entre Premiers peuples et
Québécois à Québec
Entretien avec Alexandre Bacon, cofondateur du Cercle Kisis
STÉPHANIE VAUDRY
Département d’anthropologie
Université Laval
Résumé : Dans cet entretien, Alexandre Bacon discute de ses différents engagements
au sein des luttes des peuples autochtones et plus particulièrement du Cercle Kisis
que l’on a connu lors des activités du « Printemps autochtone 2014 » à Québec. Bacon
explique comment les rencontres et les activités « expérientielles » organisées par
l’assemblée du Cercle Kisis visent « un plus grand ralliement des cultures autochtones
et le rapprochement entre l’ensemble des peuples ». Cela permet de nouer des
relations entre les participants autochtones et non autochtones, de développer une
compréhension mutuelle et de se reconnecter à la Terre de manière à partager un
même espace.
Mots-clés : rencontre Autochtones-Québécois, participation citoyenne, spiritualité
SV : Pour nous mettre en contexte, le Cercle Kisis s’est fait connaître grâce aux
rencontres à large déploiement organisées par votre groupe, comme les spectacles
auxquels les gens de Québec ont pu assister au printemps et au solstice d’été 2014
au Cercle et au Petit impérial. Lors de ces soirées, des repas préparés avec de la
viande du territoire étaient partagés, des artistes autochtones offraient des
prestations et racontaient des légendes, et les gens pouvaient danser au son des
tambours et de la musique de DJ autochtones. Lors de ces occasions, on assistait à
des échanges entre Autochtones et autres habitants de la ville de Québec.
Alexandre1, comment t’es venue l’idée de créer le Cercle Kisis?
AB : Depuis les dernières années, il semble y avoir un intérêt croissant pour les
Premières Nations, peut-être suite à la Crise d’Oka dans les années 1990. Ces
événements ont fait ressurgir plein de préjugés, mais aussi un intérêt pour les
questions autochtones chez plusieurs personnes; un intérêt à trouver la vérité dans ce
chapitre très sombre, honteux et méconnu de l’histoire canadienne. J’ai l’impression
Alexandre Bacon est membre de la communauté de Mashteuiatsh. Il est notamment stratège politique
pour le Conseil de la Nation Innue ainsi que cofondateur du Projet Wampum, du Mouvement des
Premiers peuples du Québec et du Cercle Kisis. Courriel: alexandre_bacon@yahoo.ca. Les informations
concernant les activités du Cercle Kisis sont disponibles sur leur page Facebook :
https://www.facebook.com/cerclekisis.
1
Stéphanie Vaudry, 2016, « Un espace de rencontre entre Premiers peuples et Québécois à Québec :
entretien avec Alexandre Bacon, cofondateur du Cercle Kisis », Cahiers du CIÉRA, 13 : 99-105.
100 Vaudry, Un espace de rencontre entre Premiers peuples et Québécois à Québec
que de plus en plus de gens ont souhaité rencontrer les Premiers peuples pour ce
qu’ils sont devenus et deviennent encore. Puis inversement, de plus en plus, du côté
des Premiers peuples, il y a un processus de rencontre et de pardon qui se fait et qui
doit être fait aussi. Souvent, on ne se rend pas compte, d’un point de vue canadien,
que les Premières Nations peuvent avoir un certain ressentiment par rapport à tout ce
qui s’est passé. Cette loi d’assimilation qu’est la loi sur les Indiens, la mise en réserve,
le vol des territoires, la façon dont on a arraché les enfants de leurs parents comment
on a essayé d’empêcher les Autochtones de vivre de leur mode de vie traditionnel.
Tout ça a été extrêmement blessant. Aujourd’hui, il y a un retour nécessaire et une
rencontre qui l’est tout autant.
SV : Pourquoi avoir mis de l’avant une telle organisation spécifiquement à Québec?
Pourquoi à Québec? Parce qu’il n’y avait pas de rencontre du genre, même s’il y a la
communauté autochtone de Wendake qui est enclavée à l’intérieur de Québec. Il y a
quand même beaucoup d’Innus, d’Atikamekw qui habitent aussi Québec. Il y avait
quelques événements ici et là, mais ça nous semblait criant de combler ce vide avec
des occasions de rencontre et de connaissance mutuelle.
SV : Qui gravite autour du Cercle Kisis? Avais-tu travaillé avec ces personnes sur
d’autres projets auparavant?
AB : Dans l’ensemble, la plupart des gens, je ne les connaissais pas. Il y avait toutefois
ma partenaire, Sarah Clément, avec qui j’avais travaillé pour monter le Projet
Wampum (voir http://www.projetwampum.com), avec d’autres collègues. Ce projet
visait justement à faire connaître certaines parties de l’histoire canadienne qui avaient
été cachées, notamment par des activités de rapprochement et de réconciliation. Le
Projet Wampum était financé dans le cadre de la Commission Vérité et Réconciliation,
mise sur pied en 2008. Deux autres personnes ont été également très impliquées au
niveau de la programmation et de la communication culturelle : Catherine Carré et
Véronique Audet. Puis, autour du noyau, plein de gens se sont aussi impliqués dans
l’organisation des évènements. De fil en aiguille, les astres se sont alignés, des
organisations ont offert leur aide, comme Le Cercle et Su R&D. Rien n’aurait été
possible sans eux ni sans l’apport de nombreux bénévoles, qui ont porté la cause de
près ou de loin. Le Cercle Kisis s’est créé en continuité avec le Projet Wampum. Le
Cercle Kisis n’est pas qu’un évènement culturel, un spectacle qui va avoir lieu une ou
deux fois par année. Les assemblées que l’on propose sont des lieux de
rapprochement, de rencontres, d’échanges, pour que l’on se comprenne mieux. Pour
moi, il est fondamental que l’on ait des rencontres physiques, que l’on se voit, que l’on
soit dans une relation de vivant à vivant; d’où notre idée d’organiser des rencontres
physiques à Québec.
Cahiers du CIÉRA, 13 101
SV. En quoi consistent ces rencontres?
AB : Pour moi, la rencontre et les assemblées que l’on fait sont en soi porteuses de
sens, peu importe ce qui en ressort. On fonctionne beaucoup par la mise en valeur de
l’intelligence collective d’où l’importance d’avoir des gens de divers horizons avec
diverses opinions. On tente de faire émerger une compréhension commune qui
dépasse la compréhension individuelle de chacun. On fait des tours de table et l’on
trouve important que les gens interviennent, malgré qu’on ne force jamais une
personne si elle ne veut pas parler. Pour nous, ça fait partie de la clé de la réussite que
tout le monde donne un peu du sien et participe à l’émergence d’une vision collective.
C’est dans cet échange d’ailleurs qu’est né notre nom, KISIS, qui veut dire « soleil » en
anicinabek.
SV : Le Cercle Kisis est donc une assemblée où gravite un noyau de personnes ―
Autochtones, Québécois de naissance ou plus récemment arrivés ― qui fluctue
d’une rencontre à l’autre. D’après ce que j’ai pu comprendre, vous organisez donc
également des activités en petits groupes qui permettent aux gens de mieux se
connaître, de se rapprocher?
AB : Oui, si l’on veut c’est ça. Il y a la grande assemblée qui est composée de tous les
gens qui gravitent autour de ce mouvement d’une certaine façon. On est vraiment une
espèce de rassemblement citoyen habité d’une envie de rapprochement entre les
peuples, d’un plus grand ralliement culturel des Premiers peuples. Cela dit, nous
avons des alliances avec d’autres organisations comme la Maison Missinak (voir
http://www.missinak.com) qui est destinée aux femmes autochtones violentées qui
vivent des situations difficiles et nécessitent de l’aide. Ils organisent différents
évènements et des places sont parfois réservées pour les membres du Cercle Kisis.
Nous ne lançons pas l’invitation à ces évènements sur le web, parce que les places ne
suffiraient pas, mais on les propose à ceux qui se présentent à nos assemblées. Je
pense que c’est un cadeau, parce que ce n’est pas tous les jours que l’on se voit offrir
l’expérience, par exemple, d’une tente à sudation.
C’était vraiment dans la vision des choses; on avait envie de proposer aux gens de
sortir de l’urbanité, de sortir de la ville. L’humain est absolument génial pour
structurer son environnement. Le problème est que l’on se coupe du lien sacré que
l’on a aussi avec la nature, de laquelle nous sommes issus. Or, chez les Premiers
peuples, dans plusieurs continents, le principe de base c’est le cercle. Le cercle
symbolise l’intégration de l’humain au reste du cosmos. C’était aussi ça qu’on avait
envie de proposer aux gens, d’avoir des événements qui ont lieu en nature pour
transmettre des enseignements traditionnels sur la place de l’homme dans la nature.
Les cultures autochtones sont extrêmement riches là-dessus à la fois en termes
mythologiques, de connaissances botaniques, météorologiques, médicinales. Je pense
que plus que jamais, comme citoyen, on a besoin de retrouver cette connexion-là.
102 Vaudry, Un espace de rencontre entre Premiers peuples et Québécois à Québec
Aujourd’hui, l’humanité est en péril par sa propre activité sur son environnement. Il
est plus urgent que jamais que l’on arrive à véhiculer non seulement des valeurs qui
mettent en évidence l’urgence de protéger nos environnements, mais aussi à faire
l’expérience même de la nature.
SV : Il semble que pour toi, cette reconnexion doit s’effectuer par une prise de
conscience. C’est une voie qui est en soi politique, tu ne crois pas? Quelle place
occupe cet aspect dans le Cercle Kisis?
AB : On est moins politiques que des mouvements comme Idle No More. L’objectif
n’est pas de faire de la politique. On est vraiment un mouvement apolitique. Bien sûr
que le citoyen qui arrive là, qui est sensibilisé à l’importance du maintien de la
diversité culturelle, ― qu’elle soit autochtone ou non-autochtone ― qui est sensibilisé
à la valeur de notre environnement, de la nature, va peut-être, dans son quotidien
avoir envie de s’engager dans sa collectivité, mais en soi, on n’est pas là pour ça. En
soi, le Cercle Kisis est d’abord là pour faire naître une unité plus grande entre tous les
gens qui se présentent. J’ai toujours été méfiant par rapport à l’institutionnalisation du
Cercle Kisis et fait attention aux termes utilisés.
On a accepté le terme « citoyen », bien que l’assise de notre rencontre soit encore plus
fondamentale que celle de la citoyenneté qui réfère généralement à un statut légal
reconnu dans les frontières d’un État. En d’autres mots, même un réfugié doit avoir le
droit de se présenter à nos assemblées et se sentir chez lui. Aussitôt que tu es vivant,
tu peux venir, c’est aussi simple que ça. C’est justement une des idées qui a fondé les
assises de nos rencontres. Quand les gens viennent, il est important d’avoir une
ouverture avec les tambours, d’ouvrir par une cérémonie. Une cérémonie nous fait
entrer tous dans un même cercle dans l’objectif que nous puissions célébrer le vivant
sacré de chacun qui est là. Pour moi, on est vraiment dans une démarche de
conscience, une démarche de mise en valeur, une démarche de gratitude les uns
envers les autres, et ce, peu importe nos horizons politiques. T’es vivant, t’es
bienvenu, t’es humain. Je pense que c’est vraiment la recherche d’une unité humaine
au-delà des différences, qu’elles soient culturelles, nationales, politiques et même
religieuses.
Pour moi, il y a une place pour chaque chose. Dans ma vie professionnelle, je suis
extrêmement engagé politiquement. Tous les jours, je travaille très activement à la
défense des droits autochtones, mais j’insiste pour que Kisis reste apolitique. Je
distingue ces deux champs-là. Et pour moi c’est important, parce que le politique est
généralement un facteur de division.
SV : Dans quelle mesure les gens qui assistent aux événements publics du Cercle
Kisis ont conscience de vos objectifs? De prime abord, on peut avoir l’impression
Cahiers du CIÉRA, 13 103
qu’il ne s’agit que d’un spectacle. Comment faites-vous pour que les gens ne
s’arrêtent pas à cette compréhension?
AB : Même si on ne les explique pas, pour moi ce n’est pas grave. Pour moi,
l’important c’est l’acte. Oui, il y a des idées et des principes qui guident l’événement,
mais derrière tout ça, ce qui importe pour moi, c’est de faire une cérémonie
d’ouverture, de fermeture, de transmettre des récits ancestraux, par exemple. Le fait
de manger un seul caribou tous ensemble, le fait que nous le remercions de s’être
sacrifié pour nous. On n’a pas besoin de tout expliquer, pour moi tout est là. Ça
transporte la personne dans un état de partage et ça en fait un compagnon;
compagnon au sens premier de son étymologie latine, cum panis, « la personne avec qui
on partage le pain ». Quand on partage une même nourriture, symboliquement et
effectivement, ça crée une unité plus grande. C’est ce que nous ont dit les gens : il
émerge une intimité. C’est donc une rencontre chaleureuse. On laisse aux gens le
temps de se rencontrer, de dire « nous voici tous ensemble », « on n’est pas des
étrangers », « nous sommes tous frères ». C’est pour cela que nous avons toujours dit
que les événements du Cercle Kisis ne sont pas que des spectacles culturels. Il y a bien
sûr des prestations, il y a des artistes qui viennent, mais avant tout c’est une
expérience. C’est une expérience quasiment sacrée, sacrée dans le sens où l’on est à la
recherche d’un lien plus fondamental entre nous, avec le cosmos.
SV : À quoi ressemblent vos projets pour l’avenir proche?
AB : Ce qui est important maintenant est de structurer nos efforts pour s’assurer
qu’on ait le temps et l’énergie pour mettre en place quelque chose de plus fort
d’années en années. C’est l’exercice qu’on accomplit maintenant. Il y aura des
conférences d’information. Il y en a certainement une que je vais donner, qui va
probablement porter sur l’histoire cachée du Canada, l’histoire cachée des Premiers
peuples du Canada. Je pense qu’il y a des gens qui ont besoin de savoir ça, parce que
c’est comme s’il y avait un trou géant au milieu de notre histoire. Je veux bien qu’on
regarde ensemble vers l’avenir, mais, d’abord et avant tout, il faut que l’on soit capable
de savoir d’où l’on vient... les uns et les autres. C’est l’exercice que l’on veut faire. Je
pense qu’il y a d’autres organisations ― qu’elles soient des organisations officielles ou
des associations ― qui offrent des activités vraiment intéressantes. Ce qu’on veut faire,
c’est offrir la plateforme du Cercle Kisis, par le biais de la liste de diffusion et de la
page Facebook, pour faire connaître les activités qui existent un peu partout.
SV : Le Cercle Kisis est donc ouvert aux collaborations avec d’autres groupes?
AB : Voilà! Ça certainement. Je pense que le Cercle Kisis est un levier : un levier de
mobilisation, un levier de sensibilisation, un levier pour une plus grande humanité.
Alors, c’est clair que lorsqu’il y a des événements qui nous interpellent comme celuilà, on peut former une alliance comme avec le CIÉRA et l’Association d’étudiants
104 Vaudry, Un espace de rencontre entre Premiers peuples et Québécois à Québec
autochtones de l’Université Laval. Ça avait vraiment été un grand succès. C’est quand
même audacieux d’organiser deux journées d’activités de suite. Pour moi, c’était la
démonstration qu’il y avait un besoin. Il n’y a pas d’espace pour les Premiers peuples
et pour les Québécois qui veulent mieux les connaître. Il y a une diversité culturelle au
Québec : il y a onze langues, onze nations différentes, 54 communautés. Il y a une
réalité qui est fort complexe et si l’on veut en rendre compte à sa juste valeur, je pense
qu’il faut qu’on se place au cœur de la ville.
SV : Lorsque j’habitais à Ottawa, il y avait plusieurs espaces qui permettaient aux
jeunes autochtones de se rassembler, que ce soient les salons pour étudiants
autochtones, le centre d’amitié autochtone, les pow-wow électriques. Quand je suis
arrivée à Québec, j’ai été frappée par ce manque d’espaces de rencontre. J’imagine
donc que pour les jeunes autochtones qui sont à l’université, le Cercle Kisis est une
initiative importante?
AB : Il y a un centre d’amitié à Québec, il est à côté de Wendake, mais il y a aussi
beaucoup d’Autochtones, d’Innus par exemple qui habitent Limoilou. Je pense que
s’il devait y avoir un autre centre d’amitié ou lieu de rencontre, il devrait être à
Limoilou. C’est difficile de mobiliser les Autochtones à cause de l’ampleur du « fossé »
qui est à franchir. C’est difficile pour eux d’être à l’aise dans ce nouvel environnement.
On ne se rend pas compte, comme Québécois, de cette distance que doivent parcourir
les membres des Premières Nations pour qu’ils se sentent chez eux au centre-ville ou à
l’université. Ils vont souvent avoir le réflexe d’attendre et d’observer, de mieux
comprendre comment ça marche, c’est quoi cette institution, qui fait quoi? Où?
Quand? Comment? Et pourquoi? Et après ça, il peut y avoir un engagement, mais il
faut des espaces pour se rassembler.
SV : En tant que Québécois, est-ce que c’est aussi notre rôle de participer au
développement de tels espaces? Quelle légitimité avons-nous?
AB : C’est un appel pour ça. Il faut que tu suives ton cœur. On a tous un rôle à jouer.
Il y a des Québécois dont justement, leur rôle est d’aller ou d’être dans cette zone
d’incertitude, à la rencontre de l’autre. D’autre part, il va y avoir des Autochtones
audacieux, qui vont venir à ta rencontre. Dans le fond, vous êtes les artisans de la
construction d’un pont. Ce n’est pas facile. Il y a des doutes, on se demande ce qu’on y
fait des fois. En même temps, c’est le devoir de tous ces artisans du changement de
construire de nouveaux liens sociaux entre les gens, entre les peuples. C’est pour ça
que je te dis, dans le fond, la meilleure chose que tu peux faire c’est de suivre ton
cœur... si ton appel est d’aller vers les Premiers peuples et de chercher à construire
une relation... tel est ton destin!
Cahiers du CIÉRA, 13 105
SV : Je te remercie Alexandre pour ce temps précieux que tu as consacré aux
Cahiers du CIÉRA. Je vous souhaite bien du succès avec les prochaines saisons du
Cercle Kisis.
Déboulonner les mythes
rapprochement culturel
et
les
préjugés
par
le
Entretien avec Kim O’Bomsawin1, réalisatrice du film La ligne
rouge
MARIE-CHARLOTTE FRANCO
Études supérieures en muséologie
Université du Québec à Montréal
Résumé : Dans cet entretien, Kim O’Bomsawin discute avec Marie-Charlotte Franco
de son engagement dans le rapprochement entre les Autochtones et les nonautochtones à travers plusieurs modes d’action, la réalisation de son film La ligne rouge
et son implication au Conseil des Montréalaises notamment.
Mots-clés : rencontre Autochtones-Québécois, participation citoyenne, engagement
communautaire, Montréal
MCF : Pour débuter, pourrais-tu nous parler de ton film La ligne rouge qui
propose une vision du quotidien des communautés autochtones à travers la pratique
du hockey.
KOB : J’ai réalisé La ligne rouge, mon premier long métrage, l’année passée (voir
http://lalignerouge.ca/le-film). Il dure 45 minutes, mais il a nécessité trois ans de
travail. Il a été présenté pour la première fois lors du festival Présence autochtone à
l’été 2014. Près de 400 personnes sont venues et l’ont très bien reçu. L’objectif de ce
film est double. Je ne souhaitais pas faire un film sur le hockey, mais voulais surtout
démontrer que les jeunes autochtones peuvent réussir comme n’importe quelle autre
personne et aller au bout d’eux-mêmes lorsqu’ils sont supportés et encadrés. Le
hockey est un sport extrêmement rassembleur dans les communautés. Selon certains,
il remplace même parfois les pow-wow. Pour moi, c’était aussi l’occasion de trouver un
sujet universel et rassembleur parce que j’avais la chance de bénéficier d’une double
fenêtre de diffusion, à la fois sur APTN pour un public autochtone, et sur Canal D un
dimanche soir à l’heure de grande écoute. Il fallait donc que je trouve un sujet léger
qui parle à tout le monde. C’est plaisant de proposer un film positif qui n’a pas peur
Kim O’Bomsawin est d’origine abénakise. Diplômée en 2010 d’une maîtrise en sociologie à l’UQAM,
son mémoire traite de l’intégration des jeunes autochtones en milieu urbain dans trois villes (Montréal,
Val-d’Or et Sept-Îles) et aborde notamment la question du racisme et de la discrimination comme freins
à l’intégration. Depuis quelques années, Kim est également réalisatrice. La méthodologie et la rigueur
universitaire acquises lors de sa formation de sociologue l’accompagnent au quotidien dans son travail.
Courriel : kimobomsawin@me.com
1
Marie-Charlotte Franco, 2016, « Déboulonner les mythes et les préjugés par le rapprochement culturel :
entretien avec Kim O’Bomsawin, réalisatrice du film La ligne rouge », Cahiers du CIÉRA, 13 : 106-109.
Cahiers du CIÉRA, 13 107
d’aborder des sujets plus difficiles, comme la consommation et le suicide, tout en étant
très drôle, sans verser dans la victimisation ou la culpabilité. C’est également un point
de vue de l’intérieur, ce qui actuellement est un peu rare. À travers la réalité banale de
trois jeunes qui jouent au hockey, on apprend à connaître davantage le quotidien des
communautés autochtones, on est transportés dans l’intimité des familles. J’ai réussi à
me lier d’amitié avec elles et on sent cette proximité dans le film.
MCF : En tant que femme issue des Premières Nations, quelles sont tes implications
communautaires?
KOB : Du fait de mon travail, mon expérience sur le terrain est beaucoup plus en lien
avec les communautés hors des grands centres. J’ai laissé de côté ce qui se passait à
Montréal pendant quelque temps, mais j’y suis revenue récemment. J’ai alors pris
connaissance de tous ces nouveaux réseaux d’action et me suis intéressée
particulièrement aux projets de femmes autochtones engagées comme André-Yanne
Parent ou Melissa Mollen Dupuis que je connaissais depuis longtemps. J’ai constaté
un changement depuis que j’ai terminé ma maîtrise en 2010. Avant, il n’y avait pas de
réseaux ni d’espaces où se réunir, on ne se connaissait pas. J’avais d’ailleurs eu
beaucoup de misère à trouver des candidats à interroger pour ma recherche à
Montréal alors qu’à Val-d’Or ou à Sept-Îles, c’était beaucoup plus facile.
Je trouve qu’en tant qu’Autochtone, plus nous investissons l’ensemble des réseaux
possibles, plus nous allons être représentés et visibles. C’est très important.
Malheureusement, par manque de temps, je n’ai jamais pu m’impliquer comme je
l’aurais souhaité dans le mouvement Idle No More, même si je suis leurs actions. Mon
engagement auprès de la cause des Premières Nations passe plutôt à travers mon
travail et les projets que je choisis de faire. Pour moi, la vidéo est la meilleure arme.
C’est en tout cas celle que j’ai choisie pour faire tomber les barrières entre
Autochtones et non-autochtones, pour déboulonner les mythes et les préjugés que les
gens entretiennent à l’endroit des Premières Nations. J’ai d’ailleurs particpé au projet
Kirano avec Radio-Canada dans lequel on fait des portraits de membres des Premières
Nations engagés et militants. C’est un projet web qui est très excitant (voir
http://ici.radio-canada.ca/kirano-portraits-autochtones). Je travaille aussi sur une série
documentaire qui dressera un portrait des trois communautés atikamekw au Québec,
tout en abordant largement la thématique du rapprochement. Je suis également de
très près les activités du Réseau international de création audiovisuelle autochtone
(RICAA), initiative du Wapikoni Mobile et de Manon Barbeau (voir
www.wapikoni.ca/actualites/nouvelles/quand-le-cinema-cree-des-ponts) qui vise à
rassembler des Autochtones de toute l’Amérique et du nord de l’Europe.
MCF : Depuis avril 2014, tu as été élue au Conseil des Montréalaises pour un
mandat de trois ans renouvelable une fois. Pourquoi as-tu décidé d’intégrer cet
organisme et quels sont les objectifs que tu t’es fixée?
108 Franco, Déboulonner les mythes et les préjugés par le rapprochement culturel
KOB : Le Conseil des Montréalaises est un organe consultatif de la ville de Montréal
qui émet des avis et conseille les élus sur les politiques municipales (voir
http://ville.montreal.qc.ca/conseildesmontrealaises). C’est une belle occasion de parler
de la question des femmes en ville, mais aussi une opportunité intéressante de faire
partie d’un réseau et d’être membre d’une instance officielle qui a une réelle capacité
d’action. Comment être Autochtone en ville? Comment prendre notre place?
Comment rendre cette présence plus visible? Je suis très contente que le Conseil soit
sensible à la cause autochtone et ait la volonté d’avoir une femme issue des Premières
Nations parmi elles. C’est une belle ouverture qui me donnera la chance de rencontrer
et de sensibiliser d’autres femmes et de m’impliquer en tant qu’Autochtone dans ma
ville.
MCF : Étant depuis quelques années en contact avec plusieurs communautés
autochtones du Québec, comment considères-tu les relations actuelles entre les
Autochtones et les allochtones?
KOB : Les relations entre Autochtones et non-autochtones ne cessent de s’améliorer,
bien qu’il reste encore beaucoup de chemin à faire. Pour continuer dans ce sens, nous
avons besoin d’Autochtones engagés dans divers milieux, mais nous avons aussi
besoin que des non-autochtones, déjà partis à la rencontre des Premières Nations,
deviennent des ambassadeurs de notre cause. Je pense par exemple à Chloé SainteMarie, qui a fait un album en langue innue. Bien connue des Québécois, les gens ont
confiance en elle, ce qui rend son message beaucoup plus accessible. Je trouve donc
que c’est important d’avoir des ambassadeurs non-autochtones qui parlent de nous et
de notre réalité. Mais il reste vraiment beaucoup de travail à faire, tout
particulièrement dans certaines villes voisines aux communautés autochtones où les
tensions sont très vives. À Montréal, c’est plus simple parce que la population est
beaucoup plus sensible à la diversité culturelle.
MCF : Pour finir, quel est ton ressenti sur la visibilité des Premières Nations à
Montréal? Que faudrait-il améliorer?
KOB : En 2010, lorsque j’ai rédigé mon mémoire de maîtrise, on considérait qu’il y
avait environ 25 000 Autochtones à Montréal, même si les statistiques officielles en
comptaient plutôt 15 000. Mais, à part ceux qui sont dans la rue, notre présence est
vraiment invisible. Lorsque je suis allée en Nouvelle-Zélande, j’ai été emballée de
constater que l’influence maorie était partout à Auckland. À Montréal, il n’y a aucune
présence concrète et quotidienne, alors que c’est une occasion extraordinaire sur le
plan économique et touristique. Une récente étude démontrait que plusieurs touristes
français boudaient Montréal pour aller à la rencontre des Premières Nations en région.
Néanmoins, je sens une plus grande ouverture de la ville en ce moment, il faut
s’investir et tenter sa chance. Je pense que Montréal va changer. Le projet Carrefour
DestiNATIONS va être fondamental pour les Autochtones de Montréal, mais aussi
Cahiers du CIÉRA, 13 109
pour tous les Montréalais. L’objectif est d’avoir un lieu rassembleur multiculturel et
multiartistique. Actuellement, nous avons l’impression que ce projet peut se
concrétiser pour 2017. Il semble qu’on s’oriente aujourd’hui vers une meilleure
reconnaissance de la présence des Premières Nations à Montréal.
MCF : Je te remercie, Kim O’Bomsawin, d’avoir accepté cet entretien pour Les
Cahiers du CIÉRA et discuté de ton documentaire La ligne rouge. Nous te
souhaitons du succès dans tous les projets que tu entreprends et dans ceux que tu
entreprendras dans le futur.
Sensibiliser et tenter de réduire la concurrence
mémorielle au Québec
Entretien avec André-Yanne Parent1
MARIE-CHARLOTTE FRANCO
Études supérieures en muséologie
Université du Québec à Montréal
Résumé : Dans cet entretien, André-Yanne Parent explique la spécificité du
mouvement Idle de No More auquel elle participe, et de son insertion au contexte et
au mythe identitaire québécois. Engagée dans plusieurs initiatives autochtones
urbaines, elle nous fait part dans un second temps des autres formes de lutte sociale et
artistique en cours à Montréal.
Mots-clés : Idle No More, rencontres Québécois-Autochtones, sensibilisation, discours
et contre-discours, Montréal
MCF : Pour débuter, pourrais-tu définir Idle No More et nous expliquer ton
implication au sein de ce mouvement?
AYP : Je me suis impliquée dans le mouvement Idle No More au Québec (voir
www.idlenomore.ca et www.facebook.com/IdleNoMoreQuebec) à mon retour de
France, au début du mois de janvier 2013, en organisant des manifestations. Je ne me
considère pas représentante pour autant, je suis plutôt comme une sympathisante
active. C’est une initiative dans laquelle je me reconnais pour plusieurs raisons.
D’abord, c’est un mouvement féminin lancé par des femmes autochtones qui,
traditionnellement, ont un rôle politique. Je viens d’une famille où les femmes, très
actives et militantes, ont défendu leurs droits identitaires dans un contexte plus hostile
à l’époque. C’est donc pour moi un devoir évident que de participer à des
mouvements de reconnaissance comme Idle No More.
André-Yanne Parent est Mi’gmaq de l’Île-du-Prince-Édouard et du Nouveau-Brunswick et a aussi des
origines acadiennes. Elle travaille actuellement comme directrice de la programmation éducative pour
les communautés inuit et des Premières Nations chez Fusion Jeunesse et est également impliquée dans
la communauté autochtone à Montréal. À ce titre, André-Yanne Parent siège comme représentante
jeunesse sur le conseil d’administration du Centre de développement communautaire autochtone à
Montréal (CDCAM) ainsi que sur celui du Regroupement des centres d’amitié autochtones du Québec
(RCAAQ). De plus, elle est membre fondatrice et du cercle de directeurs de DestiNATIONS Carrefour
international des arts et cultures des Peuples autochtones et membre du comité jeunesse du RESEAU
pour la stratégie urbaine de la communauté autochtone du Grand Montréal. Courriel :
destinations.qc@gmail.com
1
Marie-Charlotte Franco, 2016, « Sensibiliser et tenter de réduire la concurrence mémorielle au Québec :
entretien avec André-Yanne Parent », Cahiers du CIÉRA, 13 : 110-113.
Cahiers du CIÉRA, 13 111
C’est aussi un mouvement jeune qui donne un nouveau souffle à l’idée
d’autodétermination et qui s’organise en dehors des structures politiques
traditionnelles. On s’offre un espace d’expression qui nous est refusé dans la sphère
publique ou dans les strates traditionnelles que sont les partis politiques nonautochtones, les discours des chefs de l’Association des Premières Nations ou encore,
les conseils de bande. Selon moi, Idle No More est une initiative de la base qui
souhaite rester comme telle pour garder sa légitimité. Idle No More est également un
mouvement qui concentre son action sur la sensibilisation aux problématiques liées
aux Premières Nations. Lors d’ateliers destinés aussi bien aux Autochtones qu’aux
allochtones, on explique qui sont les Premiers peuples, leurs cultures, les raisons des
demandes de reconnaissance et pourquoi nous souhaitons mettre fin à l’inertie.
On oublie aussi souvent qu’Idle No More est un mouvement urbain. La majorité de la
population autochtone habite aujourd’hui en milieu urbain. Mais, nulle part dans le
patrimoine ou dans la trame narrative urbaine, il existe des traces de cette présence
autochtone à la fois historique et contemporaine. En ne nous laissant aucun lieu de
reconnaissance officielle et d’expression, la ville est hostile à la présence autochtone.
Néanmoins, Idle No More a aussi été critiqué pour son aspect urbain. La réalité dans
les communautés est bien différente de celle dans les villes. Par contre, grâce à la
mobilité des Premières Nations et des Inuit des milieux urbains aux communautés, le
mouvement se dynamise et change de visage.
Enfin, Idle No More fait partie de cette vague de mouvements propulsée par les
réseaux sociaux. Soudainement, on a pu devenir maître de notre discours, avoir un
espace pour exprimer nos idées, réagir aux propos tenus, solliciter directement les
journalistes et offrir un contre-discours à celui des médias officiels. Il existe
maintenant beaucoup d’outils qui nous permettent de nous montrer sous un autre
visage, de dévoiler un autre aspect de la réalité. Il est également intéressant de
constater comment les réseaux sociaux, en quelques clics, nous donnent la possibilité
de rassembler plusieurs milliers de personnes à un même endroit. La force d’action est
sans limite.
MCF : Selon toi, le mouvement Idle No More a-t-il une spécificité au Québec?
AYP : Particulièrement dans le contexte québécois, on assiste, selon moi, à une sorte
de concurrence mémorielle. Les Québécois dits Canadiens-français, pour reprendre
les termes de la Confédération, se définissent comme étant un peuple opprimé, à juste
titre, dans le contexte du Canada anglais, mais aussi comme l’un des peuples
fondateurs. Toutefois, cette place de victime, associée au mythe identitaire québécois,
fait qu’il leur est soudainement très difficile d’accepter leur rôle de bourreau. Nous
nous retrouvons donc devant une situation de concurrence mémorielle.
112 Franco, Sensibiliser et tenter de réduire la concurrence mémorielle au Québec
Aussi, le débat sur la place des Premières Nations et des Inuit au Québec est
extrêmement douloureux. C’est alors très intimidant pour un Québécois d’aborder ces
questions avec des Autochtones. Même en étant bien intentionné et intéressé, la
crainte d’être maladroit n’est jamais bien loin. Il y a un malaise à aborder ces
questions. Véhiculer et sensibiliser le reste de la population québécoise demande ainsi
d’autres stratégies et efforts de communication. Notamment, dans les livres scolaires, il
n’y a pas beaucoup d’images positives des Premières Nations et encore moins
d’évocations contemporaines. À l’inverse, en allant au contact des minorités
culturelles, j’ai constaté un intérêt marqué pour les problématiques autochtones.
Libérée de toute charge émotive, la discussion peut être beaucoup plus directe et
décomplexée.
MCF : Idle No More est un mouvement actif à l’échelle du Canada. Maintenant,
pourrais-tu nous faire part des autres mouvements qui sont actuellement en
réflexion et en construction à Montréal?
AYP : La plupart du temps, lorsqu’on évoque la situation des Premières Nations au
Québec, on pointe vers ce qui ne va pas et on tente d’élucier ces problématiques par
une approche curative. En revanche, il importe également d’aborder ces enjeux avec
une approche préventive, par l’intermédiaire de la sensibilisation en nourrissant la
fierté culturelle, en montrant l’identité autochtone sous ses diverses facettes.
Cette identité peut parfois être difficile à porter en milieu urbain, surtout à Montréal
qui est construite sur un territoire autochtone non cédé. On oublie que les personnes
issues des Premières Nations ont participé comme force de travail à son
développement, comme les Mohawks dans la construction. En même temps, la
présence démographique autochtone urbaine gagne en importance. De 2001 et 2006,
on observe une augmentation de 60 % de la présence autochtone à Montréal, sans
compter le fort taux de natalité chez les femmes autochtones. Bref, empiriquement, ces
omissions dans le paysage montréalais sont injustifiées. Il n’y a aucun référent positif
ni d’espace permettant aux membres des Premières Nations d’affirmer leur identité.
Encore récemment, le seul lieu visible était le Centre d’amitié autochtone (voir
http://nfcm.org), un centre de jour qui s’occupe notamment d’itinérants. C’est tout à
fait utile, mais l’image véhiculée, centrée sur l’itinérance, l’alcoolisme, la toxicomanie,
est encore problématique.
Ainsi, de ce sentiment de rejet, nous développons des mécanismes de réappropriation
de l’espace urbain et de transformation du discours identitaire à travers des éléments
positifs d’agentivité et de mobilisation à Montréal. Par exemple, le comité jeunesse du
RESEAU pour la stratégie urbaine de la communauté autochtone du Grand Montréal
(voir www.reseaumtlnetwork.com) a récemment mis en ligne une carte interactive et
téléchargeable qui situe toutes les ressources destinées aux Autochtones à Montréal,
Cahiers du CIÉRA, 13 113
notamment aux femmes autochtones. L’objectif est de relayer l’information pour
mieux préparer le déménagement et l’arrivée en ville.
Il y a également le festival Présence autochtone (voir www.presenceautochtone.ca) qui
est une des seules vitrines publiques des cultures des Premières Nations à Montréal.
C’est un référent extrêmement positif pour la communauté, même si presque à chaque
année, sa présence sur la Place des Festivals est contestée.
Je travaille aussi sur le projet DestiNATIONS Carrefour international des arts et
cultures des Peuples autochtones qui sera une ambassade culturelle pour les Premiers
Peuples. Le programme est très vaste, nous envisageons une exposition permanente,
des expositions temporaires, une salle de diffusion pour des pièces de théâtre, des
spectacles de danse, des courts-métrages, notamment pour le Wapikoni Mobile (voir
www.wapikoni.ca), mais également des résidences pour artistes et chercheurs. Nous
aurons aussi un espace dédié au tourisme afin d’aiguiller les visiteurs vers des activités
organisées à l’intérieur des communautés. Il y aura enfin un restaurant gastronomique,
un autre de type service rapide ainsi qu’une boutique. Nous réfléchissons aussi à une
trousse pédagogique pour un public scolaire primaire et secondaire afin d’offrir une
expérience immersive sur les cultures des Premières Nations. Pour nous, c’est
fondamental que ce lieu soit au centre-ville de Montréal. Ce sera un espace connecté
sur le monde, une vitrine positive des Premières Nations et Inuit du Québec pour
l’ensemble du Canada et même à l’échelle internationale. Nous souhaitons inaugurer
DestiNATIONS en 2017, date du 10e anniversaire de la Déclaration des Nations Unies
sur les droits des peuples autochtones. Il faut impérativement placer Montréal comme
chef de file de la diffusion culturelle des Premiers peuples.
Le nouveau centre de développement communautaire autochtone de Montréal
(CDCAM) (voir www.nativemontreal.com), sur lequel je siège comme représentante
jeunesse et qui fait désormais partie du Regroupement des centres d’amitié
autochtones du Québec (voir www.rcaaq.info/fr), commence aussi à être très actif à
Montréal. Nous envisageons d’ouvrir une clinique de santé autochtone culturellement
pertinente. Un projet pilote mené à Val-d’Or a déjà fait ses preuves.
Enfin, André Dudemaine, fondateur de Terres en Vues (voir www.nativelynx.qc.ca) et
organisateur du festival Présence autochtone, a déposé une proposition d’action pour
l’initiative Je vois Montréal (voir http://jevoismtl.com). Il veut créer un comité de
consultation pour donner à Montréal l’avantage de l’autochtonie. Il veut aussi
développer une réflexion sur la place des Premières Nations dans l’espace public, en
se concentrant sur la toponymie et la signalétique de la ville, où l’absence culturelle et
artistique autochtone est troublante en comparaison avec Vancouver par exemple.
MCF : Je te remercie André-Yanne Parent du temps que tu as accordé à
cette entrevue pour Les Cahiers du CIÉRA. Nous espérons visiter
114 Franco, Sensibiliser et tenter de réduire la concurrence mémorielle au Québec
DestiNATIONS en 2017 et nous te souhaitons beaucoup de succès dans
tes nombreux engagements