Etat civil : un combat juridique de longue haleine
Des voix s’élèvent pour l’ajout d’une troisième case sur l’acte de naissance et contre les traumatisantes opérations d’assignation sexuelle.
Obtenir justice. Etre en paix avec son corps. Lever un tabou. Pour la première fois en Europe, une personne née ni homme ni femme a courageusement décidé de porter son cas devant la plus haute juridiction française. Et de demander à la Cour de cassation d’être débarrassée de son «sexe de fiction» pour être reconnue par l’état civil pour ce qu’elle est : un «sexe neutre». L’audience, dont l’issue ne sera connue que dans quelques semaines, a lieu ce mardi. Délibérément, le huis-clos n’a pas été requis, tant ce «cas» soumis aux magistrats est d’importance pour tous les autres intersexes que l’on persiste à ignorer, quand on ne les soumet pas dans leur enfance à de douloureuses opérations d’assignation de sexe pour les ranger de force dans notre modèle binaire : «masculin» ou «féminin». Une forme de «mutilation» dénoncée - enfin - par François Hollande lui-même le 17 mars.
«Mon client demande simplement de pouvoir, comme tout le monde, avoir un état civil qui reflète ce qu’il est», expose Me Bertrand Périer qui plaide la cause de ce sexagénaire (1) qui espère ainsi «mettre fin à sa souffrance quotidienne». Dès la naissance, les certificats médicaux du requérant, qui s’abrite derrière le pseudo de Gaëtan Schmitt, font état d’une «ambiguïté sexuelle». Pourtant, l’officier d’état civil coche la case «masculin». Et ses parents l’élèvent comme un fils. Adolescence. Age adulte. La réalité de son corps, qui par chance n’a pas été opéré, pourtant ne change pas : il ne fabrique ni œstrogènes ni testostérone, est doté tout à la fois d’aspects masculins (un «micropénis») et féminins (un «vagin rudimentaire»). Il est clairement un intersexe et entend être reconnu comme tel.
«Mutilé»
«C’est maintenant une personne un peu âgée, convaincue d’avoir besoin de "se retrouver", même si cela doit passer par une action judiciaire longue, aléatoire, qui le replonge dans son passé», explique Me Mila Petkova, l’avocate qui l’a accompagné dès le début de ses démarches devant la justice. Le 20 août 2015, le tribunal de grande instance de Tours accède à sa demande, ordonnant de remplacer ce terme «masculin» par «neutre» sur son état civil. Victoire ? Le procureur de la République fait illico appel de ce jugement. Résultat, en mars 2016, la cour d’appel d’Orléans fait marche arrière et le déboute. Motif : son statut d’homme marié et de père adoptif attesterait de son «rôle social masculin». Si cette fois, la Cour de cassation n’accède pas à sa demande, il pourrait en appeler à la Cour européenne des droits de l’homme.
«Evidemment, la cause est vaste, et la décision pourrait faire jurisprudence par la suite, analyse Me Bertrand Périer. C’est une cause profondément juste : l’état civil n’est qu’une construction de l’esprit humain, qui n’a de sens que s’il reflète la diversité des situations. Si ce n’est pas le cas, alors le droit doit le faire évoluer.» Dans le collimateur de l’orateur, l’article 57 du code civil, qui dispose que «l’acte de naissance énoncera […] le sexe de l’enfant»… mais sans préciser lequel. Faut-il alors créer «une troisième case», ou simplement ne plus mentionner le sexe à l’état civil ? «Au nom de quoi un homme et une femme auraient le droit d’avoir un état civil qui leur correspond, quand la personne intersexe devrait se contenter d’en avoir un parcellaire, mutilé ?» s’emporte Me Périer. «Si on supprime la mention du sexe, alors faisons-le pour tout le monde», appuie Me Petkova. Mais si nouvelle catégorie il y a, comment la nommer ? Le requérant a choisi le «neutre» (ou à titre subsidiaire «intersexe»), moins péjoratif qu’un «non spécifique» ou un «indéterminé». Peu importe le terme, l’objectif est clair : faire respecter son droit à la vie privée, garanti par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme, l’autre botte secrète de ses avocats. «Le juge pourrait bien se défausser sur le législateur pour créer cette nouvelle catégorie, mais à mon sens il est de son ressort de savoir se montrer précurseur pour faire respecter les droits fondamentaux», espère Me Périer, d’autant que d’autres pays ont franchi le cap (Australie, Inde).
«Scandale sanitaire»
La France serait-elle à la traîne ? Ou refuse-t-elle tout bonnement de se saisir du sujet ? Au début du mois de mars, un rapport publié par la délégation aux droits des femmes du Sénat (2) pointait le peu de données disponibles sur l’intersexuation dans l’Hexagone. On estime à environ 200 le nombre d’enfants concernés sur les 800 000 naissances annuelles. Comment vivent-ils ensuite ? Comment sont-ils accompagnés, pris en charge médicalement et psychologiquement ? Les auteures du rapport, les élues Maryvonne Blondin (PS) et Corinne Bouchoux (EE-LV), affirment vouloir jouer les «lanceuses d’alerte» avec leurs travaux. Pour elles, un débat est nécessaire, pour ne pas dire vital, en particulier en matière de prise en charge médicale. Dans leur viseur, les opérations «d’assignation» pratiquées massivement sur les personnes intersexes, dès leur plus jeune âge, pour les faire rentrer dans la case «fille» ou «garçon», sans leur consentement. Souvent accompagnées de traitements hormonaux, ces interventions, pratiquées sur des corps sains, ne sont rien d’autre que des «tortures», comme en attestent plusieurs témoignages recueillis par les sénatrices. «Avant d’être mutilé, j’étais un enfant en bonne santé», raconte dans le rapport Vincent Guillot, responsable de l’Organisation internationale des intersexes. Aujourd’hui âgé de 51 ans, il prend des antidépresseurs et souffre toujours de séquelles (infections urinaires, douleurs, marche avec une canne depuis une opération…). En mai 2016, le Comité contre la torture de l’ONU exhortait la France à «prendre des mesures […] pour garantir le respect de l’intégrité physique des personnes intersexuées». Pour Me Petkova, il s’agit là d’un «scandale sanitaire» qui mériterait la mise en place d’un fonds d’indemnisation. C’est également l’avis exprimé par le Défenseur des droits fin février.
Mais quel rapport avec l’état civil ? «Les médecins se sentent légitimés par l’état du droit actuel», estime Me Périer. Les parents ont en effet cinq jours pour déclarer une naissance à l’état civil. Si un délai exceptionnel de deux ans peut être accordé, en vertu d’une circulaire, il est aux yeux des associations insuffisant. Et sous-entend toujours de trancher entre deux cases. «Ce serait à l’honneur de la France que d’avancer dans les droits humains», encourage Me Petkova. «Accéder à la demande de mon client n’ôterait de droit à personne», poursuit Me Périer, qui insiste : même en cas de réponse positive de la Cour de cassation, il ne s’agirait nullement de déclarer des «sexe neutre» à tout-va. Mais bien de répondre à la demande d’une poignée d’adultes en souffrance, médicalement déclarés intersexes. «Quel est le problème ? questionne-t-il. A qui ça fait peur ?»
(1) La langue française n’offrant pas réellement d’alternative, nous avons dû opter pour le masculin dans ce récit.
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