En septembre 2003, des douaniers russes ont réussi un coup de filet inattendu: des milliers de contrefaçons de boîtes de conserve Bonduelle à destination du marché local! Rançon du succès pour la marque jaune et vert qui vend désormais plus de petits pois en Russie qu'en France. Après quinze ans d'expansion toujours plus à l'est, Bonduelle, leader européen du légume en conserve, en frais élaboré et en surgelé, débarque outre-Atlantique. En prenant cette semaine le contrôle de la société canadienne Carrière et de ses sept usines, toutes situées le long de la frontière avec les Etats-Unis, le groupe nordiste s'attaque ouvertement au marché nord-américain. C'est le dernier épisode d'une longue histoire entamée au milieu du xixe siècle, étroitement liée à l'une de ces familles du nord de la France aussi discrètes que leurs marques peuvent être connues.

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La famille, voilà bien la seule constante de ce groupe séculaire qui ne cesse d'évoluer et se lance un défi à la hauteur de la moue collective qu'inspire le légume au pays du hamburger. Mais, à l'heure où la lutte contre l'obésité, après le tabagisme, devient le premier objectif de santé publique, l'offensive paraît propice. Christophe Bonduelle le croit. A 47 ans, le digne représentant de la sixième génération à la tête de l'entreprise est persuadé que, en ces temps de crise alimentaire, le légume peut devenir un marché très porteur... à condition de le rendre alléchant. L'homme ne manque pas de flair. Dans les années 1990, déjà, il a bien vu que la boîte de conserve souffrait de son image vieillotte. Le secteur s'essouffle alors. Le jeune manager décide de «sortir le légume de la boîte» et de «le décliner sous toutes ses formes». Avec lui, les carottes retrouvent la lumière et s'émancipent... en surgelé prêt à frire ou en râpé prêt à servir. Stratégie unique au monde, qui permet à Bonduelle de s'autoproclamer «leader mondial du légume élaboré». Au point que, aujourd'hui, si la conserve reste la vache à lait du groupe, elle représente moins de la moitié de ses ventes. Dans les rayons des supermarchés, la boîte de petits pois-carottes - inventée par Bonduelle en 1957 - fait désormais place à des produits plus jeunes et plus glamour: gratinés de courgettes, cakes aux olives, brocolis frais à poêler ou salades assaisonnées prêtes à l'emploi...

Un vrai virage industriel et commercial pour le conserveur nordiste et ses actionnaires. Car, coté en Bourse depuis 1998, Bonduelle reste toujours contrôlé par le clan. Une famille qui, d'après le magazine Challenges, se classait, en 2006, au 109e rang des plus grandes fortunes professionnelles de France. A présent, les 150 héritiers se partagent près de 52% du capital. Et perpétuent les traditions.

Chaque année, en octobre, à la veille de la publication des résultats, plus de 200 Bonduelle, des plus jeunes aux plus âgés, se rassemblent, le temps d'une garden-party, devant les murs en brique de la plus ancienne usine du groupe, à Renescure. Ce village du Nord, situé près de Saint-Omer, a un surnom: «Bonduelle City» - 2 100 habitants, des terres dévolues à la culture des légumes et plus de 600 personnes qui s'activent dans ce qui demeure la deuxième usine du groupe. C'est ici, sur ces terres riches, capables de supporter toutes les cultures, que les frères Pierre et Benoît se sont lancés, en 1926, dans une activité qui allait leur rapporter gros: les légumes en boîte de conserve. Dès 1927, 90 000 boîtes de petits pois sortaient de la ferme Bonduelle. Une quantité que l'entreprise produit aujourd'hui en une heure!

Une charte de recrutement pour éviter les clashs familiaux

Les retrouvailles automnales, dans le parc de la ferme familiale, sont l'occasion de prendre des nouvelles des uns et des autres, mais aussi de parler affaires. Les stars de la famille, tous ex-dirigeants de l'entreprise, sont là. Félix, le père de Christophe; ses cousins André et Jean-Marie (maire [sans étiquette] de Renescure depuis 1957); et leur frère Bruno, désormais président influent de la chambre de commerce de Lille. La génération aux commandes - le PDG Christophe, son aîné Benoît, chargé du développement international, et son petit-cousin, Jean-Bernard, directeur des ressources humaines - croise les plus jeunes, qui, par leur présence, témoignent de leur attachement à l'entreprise ou en profitent pour glisser une demande de stage.

«Nous ne croyons pas à une société familiale dans laquelle ne travaillerait aucun Bonduelle, explique Christophe, mais notre modèle n'exige pas non plus que la famille truste les postes clefs.» A présent, ils ne sont que six à collaborer dans un groupe qui emploie plus de 7 000 personnes. Pour éviter les clashs - les reproches du style «Pourquoi n'as-tu pas embauché mon fils?» - il était vital d'édicter des règles... «Et de le faire en temps de paix», précise celui qui est entré dans l'entreprise à 26 ans. C'est pourquoi «nous avons établi une charte de recrutement très claire pour la génération suivante, qui tient compte des compétences, mais aussi des devoirs et des valeurs que doit véhiculer un Bonduelle».

Jusqu'à maintenant, la tribu chtie a su rester unie. C'est pourtant une mésentente qui est à l'origine du développement de l'entreprise, ou plutôt de deux sociétés devenues chacune n° 1 mondial dans leur spécialité. En 1901, faute d'accord entre les descendants de Louis-Antoine Bonduelle et de Louis Lesaffre, la firme de distillerie de grain et de genièvre que les deux amis avaient créée en 1853 est divisée. A André Bonduelle revient la ferme de Renescure. Aux Lesaffre, les usines aux alentours de Lille. Aujourd'hui, Lesaffre, basé à Marcq-en-Baroe; ul, est le leader mondial de la levure et Bonduelle, basé à Villeneuve-d'Ascq, le champion du légume élaboré.

Les deux branches de la famille continuent de se fréquenter. Au sein notamment d'un petit groupe informel qui rassemble d'autres dynasties nordistes à succès: les Roquette, leader mondial de l'amidon, les Coisne, dans le matériel électrique, ou encore les Mulliez, propriétaires d'Auchan. «C'est une bonne manière d'échanger idées et impressions avec des gens qui, comme nous, croient aux vertus de l'entreprise familiale», commente sobrement Christophe Bonduelle. «Quand on a entre les mains l'héritage de cinq générations, ça ne vous appartient pas, poursuit-il. Dès lors, pas question de vendre. Je crois beaucoup au capitalisme familial - c'est le meilleur moyen d'avoir un actionnaire stable et qui raisonne à long terme. C'est aussi un gage de prudence: on est plus attentif quand il s'agit de son argent...»

Surtout, ne pas se comporter en impérialiste

Un ensemble de valeurs qui ont contribué à convaincre Carrière de se «donner» à Bonduelle. La société québécoise, qui sera rebaptisée cette semaine «Bonduelle Canada», ne se voyait pas absorbée par un fonds de pension américain, étranger aux subtilités de la culture légumière. «Quand j'ai rencontré le dirigeant de Carrière pour la première fois, on a évoqué le temps qu'il faisait et son impact sur les récoltes de la saison. On parlait le même langage», se souvient Christophe Bonduelle, dont l'enfance à Renescure a été bercée au rythme des récoltes de petits pois.

Avec la prise de contrôle de Carrière, la répartition géographique des ventes du groupe va être bouleversée: un tiers en France, un tiers en Europe et un tiers dans le reste du monde. Epilogue d'un développement à l'international mené tambour battant depuis quarante ans. L'Europe du Nord durant les seventies, le Sud dans les années 1980, les pays de l'Est ensuite. Avec, parfois, ce brin de chance qui sourit aux audacieux. En 1989, quand Bonduelle a racheté Cassegrain, marque historique du petit lapin aux lunettes noires, qui regroupe toujours les produits haut de gamme de la maison, les stocks à écouler étaient beaucoup trop importants. Mais, quelques semaines plus tard, le mur de Berlin s'effondrait et des milliers d'Ossis envahissaient les supermarchés occidentaux...

Chaque fois qu'il a racheté une entreprise concurrente, le dirigeant de Bonduelle s'est fixé la même ligne de conduite: «Ne surtout pas se comporter en impérialiste.» Tel un empereur romain laissant la gestion du limes aux tribus autochtones, il fait confiance aux cadres des sociétés conquises: Salade Minute en 1997, l'italien Octobelle en 2001, le breton Caugant en 2003, l'allemand Vita en 2004... «Finalement, on est devenu n° 1 mondial sans vraiment s'en rendre compte», s'amuse Christophe Bonduelle. Avant d'ajouter: «Mais pouvait-on être vraiment mondial sans être américain?» C'est désormais chose faite.